Le désert rouge

1964

Voir : photogrammes du film

(Il deserto rosso). Avec : Monica Vitti (Giuliana), Richard Harris (Corrado Zeller), Carlo Chionetti (Ugo), Xenia Valderi (Linda), Rita Renoir (Emilia), Lili Rheims (La femme de l'opérateur du téléscope), Aldo Grotti (Max), Valerio Bartoleschi (Valerio) Emanuela Pala Carboni (La fille de l'île). 1h55.

À Ravenne, près du port industriel, Giuliana marche avec son jeune fils, Valerio, vers l'usine pétrochimique gérée par son mari, Ugo. Salviati, un jaune, est encadré par des gendarmes pour entrer dans l'usine. Il est dénoncé au mégaphone par la voiture du syndicat. En passant devant des ouvriers en grève, Giuliana achète nerveusement et impulsivement un sandwich déjà entamé à l'un des ouvriers. Le paysage est presque totalement noirci par les déchets industriels calcinés au premier plan de la majestueuse usine d'où s'échappent les flammes de combustion.

À l'intérieur de l'usine, Ugo discute avec un associé de Milan en visite, Corrado Zeller, qui cherche à recruter des travailleurs pour une opération industrielle en Patagonie, en Argentine. Ugo n'a pas d'effectif en surplus; il demande à un collègue, sans solution, qui demande sans plus de succès à l'usine Philips. Et il n'y a rien non plus à l'usine Anic, publique, qui ne licencie pas. Ugo conseille à Corrado d'aller à Ferrare, à 80 kilomètres de là, pour recruter un ouvrier brillant qui a suivi des cours du soir dans son usine. Dans l'usine bruyante, Ugo dit à Corrado que sa femme, Giuliana, a récemment eu un accident de voiture et, bien qu'elle n'ait pas été blessée physiquement, elle est très affectée mentalement. Dehors, ils assistent à un impressionnant dégagement de fumée.

Cette nuit-là, dans leur appartement, Giuliana devient très agitée et craintive à cause d'un rêve qu'elle a fait de s'enfoncer dans des sables mouvants. Ugo est incapable de la calmer ou de comprendre ce qu'elle vit.

Le lendemain, Corrado rend visite à Giuliana dans son magasin, vide, qu'elle commence tout juste à peindre et sans savoir ce qu'elle va y vendre; de la faïence peut-être. Corrado lui conseille une visite à Faenza. Il parle de sa vie et de la nature agitée de son existence. L'après-midi, elle l'accompagne à Ferrare chez l'ouvrier conseillé par Ugo. Sa femme, qui les reçoit car il travaille, leur dit que son mari ne partira jamais loin d'elle et qu'elle ne veut pas s'en aller. Pendant qu'elle part chercher du vin, Giuliana révèle indirectement à Corrado des détails sur son état mental. Elle lui raconte que lorsqu'elle était à l'hôpital, elle a rencontré une jeune patiente à qui ses médecins lui ont conseillé de trouver quelqu'un ou quelque chose à aimer. Elle parle de la jeune femme ayant l'impression qu'il n'y avait "pas de sol sous elle, comme si elle glissait sur une pente, coulait, toujours au bord de la noyade". Ils se rendent à l'observatoire radio à Medicina (université de Bologne), où Corrado espère quand même recruter l'ouvrier de haut niveau. Curieusement Giuliana le connait, un ancien voisin. Mais rien n'y fait, l'ouvrier refuse de s'exiler. Entourée d'une architecture moderniste, Giuliana semble retrouver des couleurs.

Le week-end suivant, Giuliana, Ugo et Corrado marchent le long d'un estuaire pollué où Ugo possède une vieille cabane de briques qu'il a laissé se délabrer. Corrado affirme être socialiste, croire en l'humanité et le progrès. Giuliana se moque de lui, un moulin à paroles. Ils ont rendez-vous avec un autre couple, Max et Linda, et ensemble ils se rendent dans une petite cabane au bord de la rivière à Porto Corsini où ils rencontrent Emilia. Ils passent du temps dans la cabane à bavarder avec des blagues, des jeux de rôle et des insinuations sexuelles. Giuliana mange des œufs de caille, censés avoir un pouvoir aphrodisiaque et semble trouver un réconfort temporaire dans ces distractions. Un ouvrier de Max, Orlando accompagné de Iole, leur parle d'une graisse africaine permettant de faire l'amour des heures. Ils les quittent quand ils font la sieste. Un navire venant d'Amérique du Sud accoste juste devant leur cabane. Corrado songe qu’il pourrait embarquer son matériel pour la Patagonie à bord. Il fait froid. Emilia et Corrado détruisent une partie de la cloison de bois de la chambre pour faire du feu. Corrado tente de se rapprocher de Giuliana : "Savoir quoi regarder ou comment vivre, c'est pareil". Un médecin arrive à bord du navire. Un drapeau jaune est hissé, indiquant une mise en quarantaine en raison d'une maladie infectieuse. Giuliana est prise de panique et fuit, entraînant tout le monde à sa suite. Alors que le brouillard recouvre la jetée, elle s'aperçoit qu'elle a oublié son sac. Corrado part le retrouver mais Giuliana l'en empêche, montrant à tous son attirance pour lui. Encore plus déstabilisée, elle se précipite vers sa voiture et roule au début de la jetée, tout prêt de tomber dans la mer. Tout le monde pense qu'elle a voulu se suicider. Elle nie.

A la maison, Ugo accompagne son fils dans une expérience de chimie. "Combien font un plus un" demande Valerio. Il  conteste le résultat de sa mère en montrant que les deux gouttes sur la plaque du microscope se sont fondues en une. Ugo lui montre que la toupie munie d'un  gyroscope, comme dans les bateaux, l’empêche de tomber. Ugo part en voyage d'affaires.

Giuliana accompagne Corrado sur une plate-forme de remplissage de fuel où il s'est renseigné sur les coûts de transport maritimes entre Ravenne et la Patagonie. Giuliana avoue sa tentative de suicide et son séjour en clinique pour dépression.

Dans un domaine vinicole, Corrado explique la Patagonie aux paysans qui pourraient être intéressés par le départ. Il est peu motivé pour répondre aux questions.

Un jour, Valerio est soudainement paralysé de la taille aux pieds. Craignant que son fils ait contracté la polio, Giuliana essaie de le réconforter avec l'histoire d'une jeune fille qui vit sur une île et nage au large d'une plage dans une crique isolée. La jeune fille est à l'aise avec son environnement, mais après qu'un mystérieux voilier s'approche du large, tous les rochers de la crique semblent s'animer et lui chanter d'une seule voix. Peu de temps après, Giuliana découvre à son grand choc que Valerio faisait seulement semblant d'être paralysé. Incapable d'imaginer pourquoi son fils ferait une chose aussi cruelle, le sentiment de solitude et d'isolement de Giuliana revient.

Désespérée de mettre fin à son trouble intérieur, Giuliana se rend dans la chambre de Corrado. Giuliana est désemparée et commence à se déshabiller. Résistant d'abord aux avances de Corrado, les deux font l'amour dans son lit. L'intimité, cependant, ne soulage pas le sentiment d'isolement de Giuliana qui fuit dans la nuit. Corrado conduit Giuliana en voiture dans sa boutique vide, où elle remarque qu'elle est toujours seule : "Même toi, tu ne m'as pas aidé" dit-elle à Corrado qui s'en va.

Plus tard, Giuliana se dirige vers un navire à quai où elle rencontre un marin étranger et lui demande si le navire prend des passagers. Elle essaie de lui communiquer ses sentiments, mais il ne peut pas comprendre ses paroles. Reconnaissant la réalité de son isolement, elle dit "Nous sommes tous séparés".

À la lumière du jour, Giuliana se promène avec son fils près de l'usine de son mari. Valerio remarque une cheminée à proximité émettant une fumée jaune toxique et se demande si les oiseaux sont tués par les émissions toxiques. Giuliana lui dit que les oiseaux ont appris à ne pas voler près de la fumée jaune toxique.

Le désert rouge est le film de la consécration artistique pour Antonioni qui remporte cette fois le Lion d’or à Venise en 1964. C'est son quatrième film avec Monica Vitti, après L'avventura (1960), La notte (1961) et L'éclipse (1962), et le premier en couleur. Les obsessions plastiques et narratives du cinéaste y atteignent une symbiose parfaite. Le génie de Monica Vitti rend attachante une névrosée dont le film ne cherche pas, comme dans un film psychologique classique, à résoudre la crise mais qui utilise son regard pour décrire un monde industriel en mutation. Pour représenter la réalité telle qu’elle est vécue par son héroïne Antonioni, épaulé par le chef opérateur Carlo Di Palma, se livre en effet à un impressionnant travail sur les couleurs et la profondeur de champ. Mais Antonioni multiplie aussi les signes d'une attention particulière à la beauté du monde que le film invite à déchiffrer comme on déchiffre une peinture pour mieux l'aimer. D'une splendeur formelle à laquelle la récente rénovation numérique rend pleinement hommage, Le désert rouge invite à relever les défis d'une modernité encore pleine de contradictions, mais dans laquelle on peut espérer.

Un grand film moderne

Le désert rouge marque une rupture majeure dans le cinéma d'Antonioni. Dans ses films précédents, les personnages cherchaient à répondre à une situation dégradée par des actions. Une recherche de la disparue dans toute la Sicile dans L'avventura, une recherche amoureuse dans La nuit ou L'éclipse. Plus généralement, depuis Chronique d'un amour, les personnages parvenaient à éclaircir leurs sentiments pour résoudre leur crise :

"Cette fois-ci, il ne s'agit pas d'un film sur les sentiments. Les résultats, qu'ils soient bons ou mauvais, beaux ou laids obtenus dans mes précédents films sont ici dépassés, caduques. Le propos est tout autre, auparavant c'était les rapports des personnages entre eux qui m'intéressaient ici le personnage central est confronté également avec le milieu social ce qui fait que je traite mon histoire d'une façon toute différente. Il est trop simpliste, comme beaucoup l'ont fait, de dire que j'accuse ce monde industrialisé, inhumain où l'individu est écrasé et conduit à la névrose. Mon intention au contraire, encore que l'on sache souvent très bien d'où l'on part mais nullement où l'on aboutira, était de traduire la beauté de ce monde où même les usines peuvent être très belles. La ligne, les courbes des usines et de leurs cheminées sont peut-être plus belles qu'une ligne d'arbres que l'œil a déjà trop vus. C'est un monde riche, vivant, utile. Notre vie, même si nous ne nous en rendons pas compte, est dominée par « l’industrie ». Et par « industrie », il ne faut pas entendre seulement usines, mais aussi et surtout produits. Ces produits sont partout, ils entrent dans nos maisons, faits de plastique et d’autres matériaux inconnus il y a quelques années à peine, ils sont vivement colorés, ils nous rejoignent où que nous soyons. A l’aide d’une publicité qui tient de plus en plus compte de notre psychologie et de notre subconscient, ils nous obsèdent. Je peux dire ceci : en situant l’histoire du Désert Rouge dans le monde des usines, je suis remonté à la source de cette sorte de crise qui, comme un fleuve, reçoit mille affluents, se divise en mille bras pour enfin tout submerger et se répandre partout.. (...) J’éprouve le besoin d’exprimer la réalité dans des termes qui ne soient pas réalistes. La ligne blanche abstraite qui entre dans le plan au début de la séquence de la petite rue grise m’intéresse beaucoup plus que la voiture qui arrive : c’est une façon d’aborder le personnage à partir des choses, plutôt qu’à travers sa vie. Sa vie au fond ne m’intéresse que relativement " ("La nuit, l’éclipse, l’aurore", entretien avec Jean-Luc Godard, Cahiers du cinéma n°160, novembre 1964).

"Ce n’est pas le monde moderne qui a provoqué la névrose de Giuliana. Elle était déjà là. Le milieu provoque l’éclat de cette crise. C'est un personnage différent de L’avventura où elle est normale, bourgeoise, exprimait des sentiments normaux, avec une psychologie normale. Dans L’éclipse, elle est déjà un peu plus près de ce film-là. C'était toutefois une fille, plus sage, qui cherchait à trouver une solution. Dans Le désert rouge, elle est presque schizophrène ;  et ne sait pas comment résoudre son problème ('entretien de 1964 sur F2).

Cette situation statique intéresse Antonioni pour porter un regard sur le monde industriel. Résoudre le problème de Giuliana changerait la nature même du film en faisant un film dramatique et non un constat. C'est en ce sens que le film est le plus néoréaliste d'Antonioni. Il retrouve l'examen prolongé de ses documentaires de jeunesse exprimant avec force la précarité des Gens du Po (1947), ou des balayeurs de Rome dans N.U. (1948)). Car, au-delà des milieux parcourus (bourgeois aristocrates ou prolétaires), le concept de néoréalisme est, selon Gilles Deleuze qui en fait le premier mouvement du cinéma moderne,  la rupture des liens sensori-moteurs : lorsque le cinéaste s'intéresse moins à la liaison entre ce qui est ressenti et l'action à entreprendre pour la modifier qu'à montrer de façon visuelle et sonore comment le personnage, submergé par ses émotions, est sans pouvoir de réaction.

De la psychologie exprimée plastiquement

Même si le film est avant tout un constat de son époque en mutation, la psychologie classique n'y est pas absente. La psychologue qui a soigné Giuliana lui a demandé de trouver quelque chose à aimer; son mari, son enfant, un travail un chien. Corrado de son côté déclare lui aussi ne pas arriver à aimer. Leur rapprochement ne soignera pourtant pas leur crise. Devenue amants à l'occasion d'une crise de souffrance aigüe de Giuliana après la découverte de la simulation d'une maladie par son fils, ils feront le constat, dans le magasin repeint en blanc de Giuliana, qu’ils ne peuvent s’entraider. L’une cherchant à tout emmener avec elle et l'autre simplement à vouloir changer de lieu.

La maladie simulée de Valerio provient du départ de son père et craint probablement que sa mère, absente pour lui au quotidien par sa névrose, ne le délaisse. Il retrouve ses jambes quand elle lui prouve son affection avec l'histoire de la jeune fille sur l'le déserte. Le début et la fin du film, presque identique, marque néanmoins la fin des apories : la famille reste une valeur sûre et il s'agit, comme les oiseaux éloignant des fumées d'usine, d'apprendre à éviter les poisons. La situation ne s'est pas améliorée mais au moins ne s'est-elle pas dégradée ; restée à l'identique ; on est bien là dans le pur constat d'une absence d'adéquation avec le monde actuel.

Cette absence au monde s'exprime par différents moyens plastique au premier rang desquels l'utilisation du flou. C'est notamment le cas tout au long du générique où le morceau électronique de Vittorio Gelmetti est recouvert de l'aria de Cecilia Fusco, la fille de Giovanni Fusco, le compositeur attitré d'Antonioni. Cette disjonction entre le flou et le lyrisme de l'aria redouble et magnifie l'inadaptation au réel de Giuliana. En effet, l'aria sera entendue de nouveau lors de la mise en images du conte lu à son fils Valerio, décrivant un Eden parfait que même un voilier, armé pour les grands voyages,  ne saurait troubler.

Le flou reviendra plusieurs fois, objectivant la perception de Giuliana. Mais c'est aussi la couleur qui traduit l'absence au monde de Giuliana. Dans la rue, près de son magasin, tout lui parait gris et l'étal du marchand, qu'elle voit ensuite flou est empli de fruits et légumes repeints en gris par Antonioni. Fondue au décor, Giuliana semble y disparaitre.

Même objectivation de la perception atone de Giuliana quand elle se rend dans l'hôtel de Corrado. Dès avant son entrée, la plante est blanche.

Après une confrontation amoureuse difficile, la paix gagne Giulina un instant : elle se réveille dans une chambre où tout a été bombé de rose.

L'intérêt plastique pour le flou et la couleur va parfois jusqu'à l'abstraction qaund de Giuliana seule la chevelure est identifiable, perdue dans les motifs du canapé ou du mur de la chambre de Corrado.

L'intérêt plastique pour le flou et la couleur va parfois jusqu'à l'abstraction qaund de Giuliana seule la chevelure est identifiable, perdue dans les motifs du canapé ou du mur de la chambre de Corrado.

Antonioni va même jusqu'à produire à l'écran des toiles presques abstraites.

Antonioni objective aussi la perception de Corrado dans la séquence où il tente de recruter des ouvriers pour la Patagonie dans un domaine agricole. Alors qu'il est censé mener la réunio, c'est d'abord le flou qui intervient pour signifier sa perte d'attention.

Avant que son esprit ne vagabonde suivant la ligne bleue du grand carré de la pièce.

La caméra d’Antonioni promène donc sur le monde le regard de deux personnages pour lequel il dérobe sa signification et qui les empêche donc d'y adhérer et leur apparait ainsi flou, incertain traversé de leurs couleurs intérieures. Cette objectivation rencontre celles de personnages pour lequel le réel semble poser moins de problème même s'il n'a rien de bien glorieux. Les jeux érotiques troubles qui se déroulent dans la chambre rouge de la cabane de Max sont voués à l'inaboutissement en dépit des œufs de caille aphrodisiaques. Leur inachèvement fera l'objet de la moquerie de Iole qui accompagne Orlando pour y faire l'amour : il y a des choses qu'elle aime mieux faire qu'en parler.

Au total, c'est toute cette petite bourgeoise médiocre qui est laissée en plein brouillard par Antonioni.

Ce brouillard, figure du désarroi, Antonioni le reprendra magnifiquement  dans Identification d'une femme et il deviendra un topos de la perte de sens au cinéma.

Le désert rouge

Le désert rouge pourrait être ce grand no man's land industriel d'où ressortent les bidons rouges ou bien encore renvoyer à l'aridité de la vie émotionnelle et faire du rouge un symbole des brûlantes passions érotiques qui serviraient de pis aller par rapport à une vie plus équilibrée.

Le désert industriel teinté de rouge ?
Les passions brûlantes au milieu du désert ?

Mais le titre définitif du film est venu tardivement à Antonioni. Le premier titre était Bleu, vert. Ce sont en effet les couleurs majoritaires du film si l'on pense au bleu de la maison du couple (voir à la ligne bleue de Corrado) et  à l'inoubliable manteau vert de Giuliana. Il est donc assez probable que l'inspiration soit venue à Antonioni, comme pour L'éclipse, d'une association d'idée. L'éclipse vue à Rome quelque temps avant le tournage lui ayant fait penser à l'éclipse possible des sentiments. Ici, on penchera pour un rapprochement avec le tableau de Matisse. Deserto rosso pourrait être un jeu de mots sur La desserte rouge de Matisse, que recompose, un instant (mais approximativement) un plan du film.

La visite chez la femme de l'ouvrier
La desserte rouge (Henri Matisse, 1909)

La maison rose dans la cadre de la fenêtre, les chaises sur la gauche, le bouquet sur la table et les motifs ornementaux de la tapisserie sont des indices notables mais c'est le refus d’un espace perspectiviste par Matisse qui a peut-être retenu Antonioni. Dans La desserte rouge ou plus tard dans L'atelier rouge les frontières entre objets disparaissent par le "traitement négatif de la ligne" et partant des lignes de fuites. Le tableau devient bidimensionnel, ne s'exprimant que par la couleur, il supprime la profondeur. Or Antonioni déclare : "Dans Le désert rouge, j’ai beaucoup travaillé au zoom pour tenter d’obtenir un effet bidimensionnel et diminuer les distances entre les gens et les objets, afin qu’ils aient l'air écrasés les uns sur les autres".

Antonioni, artiste plasticien

Antonioni avait déjà emprunté à De Chirico dans L'avventura et à Morandi dans La notte. Il pousuivra ses échanges avec la peinture avec l'achat de l'hélice dans Blow-up (allusion à Marcel Duchamp) et la figure du peintre, Ron, pour qui tout est à interpréter. Dans l'entretien de 1964 sur F2, réfute toute référence particulière à un peintre pour ce film. On relève néanmoins plusieurs concordances avec les essais plastiques de son époque. Alberto Burri au milieu des années 50 utilise des matériaux imprévisibles et non traditionnels.  Exploitant les pouvoirs destructeurs et transformateurs du feu comme moyen de création, Burri utilise un chalumeau pour faire fondre et manipuler des feuilles de plastique industriel dans des compositions abstraites viscéralement puissantes telles ce Nero Plastica L. A. de 1963 qui entre en écho avec le regard de Giulina sur les dechets industriels encore en combustion avant l'arrivée à l'usine.

Nero Plastica L. A. (Alberto Burri, 1963)
Le regard de Giuliana avant l'arrivée à l'usine

Cette usine est une cathédrale moderne décorée de faïences qui rappellent celles de Georges Braque et dont le motif évoque L'oiseau et son ombre (1959)

L'oiseau et son ombre (Georges Braque, 1959)
L'usine de Guido

L'usine est de nouveau magnifiée par les couleurs portées sur les cuves et les tuyaux ainsi que peut le faire Fernand Leger magnifiant le travail des Constructeurs (1950)

Les constructeurs (Fernand Leger, 1950)
L'usine repeinte

C'est en visitant la collection Ghigi-Pagnani à Ravenne qu'Antonioni découvre La fête du printemps (1961) de de Gianni Dova, un temps lié au mouvement du spacialisme de Lucio Fontana, et qu'il lui demande d'emprunter pour la maison de Giuliana et Ugo.

La fête du printemps ( Gianni Dova, 1961)
Le tableau chez Giuliana et Ugo

Cette attention à la modernité ne pouvait qu'inciter Antonioni à utiliser la couleur. "Je crois que ce n'est guère par hasard que d'autres réalisateurs comme Bergman (Toutes ses femmes , 1964), Fellini (Juliette des esprits, 1965) et Resnais (Muriel le temps d'un retour, 1964), qui jusqu'ici avaient été fidèles au noir et blanc, ont éprouvé ce même besoin de la couleur et presque simultanément. A mon avis, la raison est la suivante : la couleur a dans la vie de nos jours une signification et une fonction qu'elle n'avait pas dans le passé. Je suis certain que bientôt le noir et blanc deviendra vraiment une pièce de musée (Michelangelo Antonioni, Mon désert dans Michelangelo Antonioni écrits 1936/1985, Rome, Cinecitta International 1991).

Antonioni ne cite pas Luchino Visconti qui a pourtant réalisé Senso en couleur en 1952 et Le guépard en 1963. Mais on est encore là dans une utilisation de la couleur destinée à des genres et production en costume et d'importance. Lepremier long-métrage en couleur italien est Toto en couleur (Stefano Vanzina, 1952) réalisé avec le procédé italien Ferraniacolor. C'est en 1955 qu'un pas décisif est franchi avec, pour couvrir le marché non pris en charge par la Grande-Bretagne, Technicolor qui installe à Rome un laboratoire, Technicolor Italia. La couleur va ainsi s'imposer à partir des années 60 dans le cinéma d'auteur. Mais tous les cinéastes cités par Antonioni reviendront au moins une fois au noir au blanc avant de basculer définitivement dans la couleur . Le seul qui dans le cinéma d'auteur européen l'utilise immédiatement et sans retour pour pour son réalisme et ses potentialités dramatique, comme une évidence, avec Antonioni est Jacques Demy.

L'instance caméra : Antonioni et le progrès

Antonioni déclare aussi "Avec leur puissance, leur étrange beauté et leur côté sordide, les machines ont un impact énorme dans ce film, elles prennent la place du paysage naturel. Mais les machines ne sont pas la cause de la crise, de l’angoisse dont on parle depuis des années. Nous ne devons pas avoir la nostalgie d’époques plus primitives en pensant qu’elles offraient à l’homme un cadre plus naturel. L’homme doit adapter les machines, leur donner une dimension humaine, et non tenter de nier le progrès technologique."

Antonioni n’est pas contre le progrès, "ce serait inutile, c’est inexorable". Dans les écrans de la ville, il poursuit : "Dans une révolution, on souffre quand on ne s'adapte pas. Mais s'adapter au monde moderne peut être pénible. Il y a un panoramique dans le film s'en allant d'abord vers la mer et qui panote ensuite vers l'industrie : la ligne riche des usines est plus belle esthétiquement que la ligne uniforme des pinèdes. On sent l’homme, alors que derrière la pinède il n'y a rien : un monde sauvage, les animaux, qui m'intéressent moins".

Antonioni est ainsi un réformiste. Le monde industriel va mal mais peut être canalisé si les hommes en perçoivent la beauté. Le film commence par une grève ou les syndicalistes munis d'un micro et d'un mégaphone se moquent avec humour du non-gréviste honteux qui rentre dans l'usine, protégé par deux gendarmes. Nombreux sont les plans qui montrent les dégâts écologiques engendrés par les rejets huile et de matières toxiques. Pour monter que l'industrie a vampirisé les couleurs de la nature, il ainsi ainsi brûlé une prairie, badigeonné des maisons. Le vert ne lui semble pas juste, il veut peindre le bois en gris en aspergeant du blanc sur le vert une nuit entière avec une immense pompe qui envoie de la peinture comme une fumée. Mais le soleil du matin a empêché de tourner car, à contre-jour, le bois paraissait noir.

Enlever le vert : peindre le bois en blanc et le faire ainsi apparaitre gris

Cette foi en la science et la technique aussi bien qu'en l'art, Antonioni l'exprime en opposant aux angoisses de Giuliana, le tranquille sommeil de Valerio quand l'un de ses mécanos se met à fonctionner la nuit. Séduit par la capacité de la science à défier les lieux commun, il propose à sa mère un nouveau contrat humain où "un plus un font un" telles les gouttes qui s'assemblent sur la plaque d’un microscope.

L'instance caméra dévoile aussi parfois la beauté du monde industriel. Si Antonioni à objectivé la perception de Giuliana en montrant les déchets près de l'usine, il raccorde néanmoins avec un beau plan de l'usine qu’il va magnifier par la suite. Lorsque que Corrado s’en va, désemparé, de la réunion agricole, il semble ignorer ce que la caméra ne manque pas de dévoiler la beauté des couleurs produites par l'industrie du verre.

L'industrie produit les couleurs de notre monde jusque dans les domaines vinicoles

La modernité affirmée du Désert rouge et son succès critique vont conduire Antonioni à multiplier les expériences et les déplacements dans le monde en s'ouvrant à des projets internationaux en Angleterre, Aux Etats-Unis et en Chine : Blow-up (1966), Zabriskie point (1970), La Chine (1972) et Profession reporter (1975).

Jean-Luc Lacuve, le 29 janvier 2022.

Sources :

critique du DVD
Editeur : Carlotta-Films, septembre 2006. Coffret 3DVD : Le désert rouge, Chronique d'un amour, La dame sans camélias. 60 €

Suppléments : "Michelangelo Antonioni le regard qui a changé le cinema (56'); 2 courts métrages de Michelangelo Antonioni : - "Nettoyage urbain / N.U." (Nettezza urbana) (1948 - 11') - "La Rayonne" (Sette canne, un vestito) (1949 - 9') Bande-annonce. "Le désert et l'oasis" : retour sur le film (12') "Le(s) sens suspendu(s)" : entretien avec Clotilde Simond enseignante de cinéma à l'Université Paris III (17') "Les écrans de la ville" : entretien avec Antonioni (11') Rushes inédits du Désert Rouge (document INA - 6')