Antonioni, le désert figuré

Céline Scemama-Heard

Broché, format, 13 X 21 CM, 126 pages, Editeur L'Harmattan, Collection L'art en bref.12,50 €

Le désert n'est pas le néant. Il n'est ni inhabité, ni inquiétant. Le cinéma d'Antonioni n'est pas non plus la représentation d'une humanité finissante perdue dans le vide. Antonioni n'est pas le cinéaste de l'incommunicabilité. Cet ouvrage, en laissant se déployer le motif du désert, tend à dégager l'oeuvre du cinéaste de cette interprétation réductrice. Si l'homme s'égare dans le désert et si la figure d'Antonioni s'évanouit dans le brouillard tel un mirage, il s'agit là d'un passage : de la perte des repères à l'absence de repère, d'un mode d'existence sédentaire à un mode d'existence nomade. Quand l'individu se dédouble, se multiplie, se " dépersonnalise ", quand la recherche n'a plus d'objet, quand il n'est plus question de trouver un enracinement, un ancrage dans l'espace, dans le temps, dans une identité... le désert advient. Un désert vertigineux.

Notes de lectures :

p. 90-92
Par l’angle de prise de vue, les mouvements de caméra ainsi que par le montage, Antonioni ne marque pas distinctement la différence entre un point de vue qui serait soit subjectif soit objectif. En bouillant la distinction entre ces deux catégories, il leur retire leur pertinence et remet en question le mythe de l’objectivité. Il ne s’agit plus de dire qu'il y a d'une part un monde stable, immuable et certain et, d’autre part, une vision subjective de ce monde incertaine et variable ; il s’agit au contraire pour Antonioni de dépasser  les notions de subjectivité et d’objectivité en allant vers une vision dédoublée et sans référent fixe. Ce mode d'énonciation donne souvent le sentiment que le personnage est dans un état de dessaisissement. Le regard du cinéaste n’apparait plus comme un référent pour le spectateur, c'est-à-dire comme un regard objectif qui viendrait rectifier la vision du protagoniste ; il se mêle à la vision du personnage. Les deux regardent se fondent sans pourtant coïncider, devenant alors une vision impersonnelle, bien qu'emprunte d’une subjectivité absolue. La vision du personnage ne lui appartient plus, elle se transforme, se dédouble et devient presque indépendante de la source du regard ; c’est ce que Pasolini appelle la subjectivité indirecte libre. … Lorsque Giuliana mange son sandwich comme si elle se cachait, son regard est à la fois fixe et vague. C’est celui d'une personne qui ne pense pas véritablement à ce qu'elle regarde mais qui laisse néanmoins ses pensées vagabonder à partir de ce qu'elle voit. Le plan qui suit est un travelling sur les amoncellements de déchets qui gisent sur le sol. Or quand la caméra revient vers Giuliana, celle-ci n’est pas en train de marcher le long des détritus comme le mouvement de la caméra le laissait croire. Cette alternance est répétée à deux reprises. Le plan en mouvement n’est donc pas un contrechamp subjectif et pourtant il correspond tout à fait à ce qu'évoquait le regard flottant de Giuliana. Le raccord n’est pas sur ce qu'elle voit, mais sur sa perception des choses : « la caméra ne donne pas simplement la vision du personnage étude son monde, elle impose une autre vision dans laquelle la première se transforme et se réfléchit (...) nous sommes pris dans une corrélation entre une image perception et une conscience-caméra qui la transforme.

Cette notion d’image perception s’explique mieux encore dans les plans qui n’ont pas la structure du faux champ contre-champ, mais qui sont la perception du personnage sans qu'il y ait même un faux raccord sur leur regard. C’est le cas pour la séquence dans laquelle  Corrado explique aux ouvriers son projet d’implanter une usine en Patagonie. Il répond sans entrain aux ouvriers qui lui demandent des renseignements précis sur leurs conditions de travail et sur les avantages qu'ils pourraient tirer de ce déplacement. Alors que Corrado a tout intérêt à être convainquant puisqu'il a besoin de main d’œuvre, il montre peu d’enthousiasme dans ses propos, il semble inattentif et tend à s'abstraire de l'assemblée qu'il est pourtant censé animer. Son état d'âme et son absence sont rendues visibles par ce plan où la caméra s'éloigne d'un ouvrier dans un mouvement ascendant pour observer une ligne bleue verticale.

Le mode d’énonciation antonionien a pour effet d’extérioriser la perception d’un personnage qui est lui même extérieur à sa personne. Il n’est pas personnalité, il n’est personne, il est regard. Il perd tout contact avec le monde et avec autrui parce qu'il est détaché, absent de sa propre personne. Il est schizophrénique parce qu’il ne parvient ni à concevoir le monde comme un tout ni à se considérer lui-même comme un.