Orson Welles est probablement le réalisateur sur lequel on a le plus écrit. La monumentale analyse de son oeuvre par Youssef Ishaghpour rend justice à sa place dans l'histoire du cinéma :


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La Subjectivité. C'est la teneur de l'œuvre de Welles, l'unité stylistique de ses films, la "révolution copernicienne" qu'il a provoqué dans l'histoire du cinéma. Il ne s'agit pas de cette dimension subjective, sans laquelle il n'y a jamais eu de vie humaine, de pensée d'œuvre, pas plus qu'il ne s'agit d'état d'âme, d'univers mental, d'intériorité. Mais de la subjectivité posée au fondement, érigée en seigneur de l'être, maître de la vérité : volonté de puissance et sujet de la représentation. Subjectivité et représentation comme figures philosophiques, individu et image comme catégories de l'existence sont constitutifs de la modernité ; en tant qu'époque historique de l'Occident, ce qui la distingue d'autres temps et d'autres lieux dans le monde.

Subjectivité et représentation, individu et image ont pour "réalité" l'idée et la figure de la Souveraineté, sous deux aspects liés intérieurement et contradictoires (Charles Foster Kane et Falstaff). La souveraineté comme volonté de domination, de pouvoir, de maîtrise sur le monde dont la royauté absolue, en tant que réalisation de l'individualité, est l'incarnation. Et la souveraineté comme non pouvoir de l'artiste, de la puissance du génie, de l'imagination créatrice, qui dépassent les limites constitutives de la Souveraineté comme volonté de domination.

L'œuvre d'Orson Welles, artiste moderne, est emblématique par sa relation à la modernité de l'Occident : depuis la naissance de l'individu dans la crise de la Renaissance et la tragédie shakespearienne (Macbeth, Othello), jusqu'à sa disparition, son devenir obsolète - un survivant, un faux - dans le monde de la communication de masse (F for Fake)

Le parlant est l'essence du cinéma de Welles, dont les films, d'un effet visuel puissant, jusqu'à rappeler les recherches du muet, sont construits fondamentalement par rapport à la parole, au son en général, et pour l'oreille. Welles vient du théâtre, où le mot est primordial ; de la radio, un média aveugle, dans lequel il a, lui-même, introduit la voix narrative à la première personne. C'est le premier réalisateur qui soit arrivé à l'image en partant de la parole. Et c'est en dissociant les mots et les choses qu'il a bouleversé le cinéma. Le mot "Rosebud" prononcé au début de Citizen Kane et le traîneau qui apparaît à la fin constituent la plus simple manifestation de cette dissociation mais, avant l'apparition de la chose - où sont inscrit à la foi l'image et le mot- et à travers le reporter Thompson, le spectateur est mis en garde de ne pas croire à une identité, à une évidence immédiate du sens donné : le lien entre le début et la fin, entre le mot et la chose, est médiatisé par la totalité de l'œuvre et reste dépendant de son opacité.

L'instance de la parole découvre, comme a dit Welles, que "notre dépendance à l'image est énorme". Elle fait apparaître l'image (qui détermine toute l'existence de Kane) dans sa différence à la réalité et met leur relation en question (La dame de Shanghai). Contrairement à ce que supposait le cinéma, tout en étant toute puissante, l'image n'est pas pour Welles simplement un être premier, présent et plein. Elle est comme la première image de Citizen Kane, trouée et interdite, marquée par l'écriture, surmontée par la caméra. Elle n'a rien d'immédiat en elle-même, ou dans son rapport au filmé. Elle est médiate, posée par la réflexion, dépendante. Sans l'expérience de l'instance discursive, et sans la perspective sonore, il n'y aurait pas eu de réflexivité de récit, pas plus que de profondeur de champ, comme champ significatif. C'est l'instance narrative et symbolique, à la fois de la parole qui, chez Welles, pointe, dans le prétendu réel de l'écran, un imaginaire.

Dans Citizen Kane, c'est la caméra qui est cette voix, elle transgresse l'interdit, rentre par les plafonds, résout l'énigme qu'elle avait posée, tout en faisant dépendre, contre une recherche de "signification", l'énigme et sa solution de la totalité complexe qui est celle de l'œuvre. Dans La splendeur des Amberson, la voix est présente, mais c'est la place absente et nécessaire devant le micro, là où le sujet de la narration ne s'identifie précisément pas avec l'individu empirique et ne peut donc pas être visible que par une trace, la marque qui efface sa singularité physique. Dans La dame de Shanghai, la voix narrative à la première personne s'est encore rapprochée mais ne se confond pas simplement avec la même personne dans l'image, et produit de la distance par rapport au présent de l'image, au vécu. Cette voix est là constamment pour déjouer le suspens, conduire hors du labyrinthe, en dehors des mirages, et des massacres de l'imaginaire. Même là où la parole devrait être présente à sa source sur l'écran, comme elle l'est au théâtre, dans le monologue tragique de Macbeth -la parole de l'être solitaire- bien que prononcée par Macbeth dans l'image, elle est off adressée à l'autre, dans son absence.

Dans tous ces cas, c'est la parole qui rend la "caméra visible", en la libérant de la relation au donné et, en même temps, en la transformant en simple instrument. Non pas comme se sera pour Rossellini, un moyen s'effaçant devant la révélation de la réalité, mais en quelque chose qui est toujours là, et qui ne servirait tout au plus qu'à la reproduction mécanique insignifiante de ce qui est là également devant elle, si elle n'était pas malmenée tout autant que l'image et la réalité : "il faut savoir ne pas être timide avec la caméra, lui faire violence, la forcer dans ses derniers retranchements, parce qu'elle est une vile mécanique. Ce qui compte c'est la poésie". C'est ainsi seulement que la caméra peut devenir "l'œil dans la tête d'un poète" et la pellicule "un ruban de rêve".

Ce faisant, Welles s'accorde, dans ses trois premiers films, avec les premiers théoriciens de l'art moderne - au début du romantisme allemand- pour qui "l'idée de la poésie est la prose". En dépouillant l'image de sa réalité, de son immanence de sa prégnance, Welles rompt avec la conception poético-magique de l'image et de la ressemblance, mais aussi avec l'idée esthétique de la beauté et de ses mystères, pour la remplacer par l'idée de l'art, de la représentation, de l'image et de la réalité devenues des énigmes. Une pareille métamorphose qui privilégie l'art contre la beauté, et implique la perte des certitudes et des croyances et engendre des tensions irrésolues entre le contenu et la forme, a toujours été ressentie comme intellectualisme "non cinématographique" - ce que Sartre, qui avait compris immédiatement la suspension de l'action présente et son remplacement par le temps et la réflexion avait reproché à Citizen Kane, comme maniérisme, formalisme virtuose dépourvu de substance, tandis qu'il s'agit de l'être-devenu de qui était substantiel et ne pourrait plus se perpétuer que par ses défroques académiques.

Un tel passage entre Ford et Welles, pour rester dans le contexte du cinéma américain - et aux propres références de Welles : entre "Ford, faiseur de mythe" et lui-même ayant "un rapport au mythe comme passé"- entre mythe et histoire, entre épopée poétique et prose romanesque avait été pensé par Barthes comme le passage du "classique" au "bourgeois". Avant, l'image du monde, donnée comme une réalité, était le modèle hégémonique de domination sociale. Après, cela vient en question, ce n'est plus l'adéquation avec la réalité qui est affirmée mais une différence, quelque chose de tourné vers soi-même et vers ses présupposés. Mais c'est dans ce retour même que se produit le temps et la nostalgie du paradis perdu, et une tonalité de deuil inhérente à la réflexivité moderne.
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Tome III, p.95-96 :

"La tête d'Othello et la procession à l'ouverture situent d'emblée le film à la hauteur de la tragédie : Othello repose enfin dans son essence héroïque, au royaume intemporel et hiératique des morts. Et la simple existence, l'élément contraire, antihéroïque, dans son ambiguïté, son empirisme inessentiel, fait irruption avec Iago et s'oppose au monde d'Othello. Dans Shakespeare, les personnages viennent du monde empirique et doivent se métamorphoser en êtres héroïques. Dans le monde moderne, la vie est trop entachée d'ambiguïté pour qu'être héroïque puisse aller de soi. Othello, dans sa loyauté, sa foi, sa solitude, ignore sa différence absolue avec le dissimulateur Iago, qu'il croit, jusqu'à sa mort être son égal. La compréhension de cette différence devient l'objet d'une lutte. Dans Shakespeare, la solennité est l'aboutissement de la tragédie, mais si Welles commence son film avec elle, c'est que, à l'encontre du théâtre où la parole à peine prononcée, projette immédiatement le lieu où adviendra le destin, l'image cinématographique, en tant que "reproduction" est trop liée à la réalité phénoménale pour pouvoir supporter, dès l'abord pareille relation.

L'œuvre naît ici de la dissonance, de l'opposition entre la forme pure -des images, comme contrastes de lumière et d'ombre, comme organisation géométrique en rapport aux coordonnées du cadre et à la surface de l'écran, et comme rythme de leur modulation et métamorphose- et la confusion désordonnée et informe de la vie empirique.

Tourné durant près de deux ans (1949-1951), au Maroc et en Italie, dans des conditions d'improvisation constante qui ne contribuent certainement pas peu à l'extraordinaire vitalité d'un film qui fait de la dislocation la clé de son esthétique. De même que Welles inaugurait sa carrière américaine de cinéaste en portant à son plus haut point de perfection l'esthétique du raccord qui caractérise dans une large mesure le cinéma classique, il inaugure avec Othello sa période européenne en portant immédiatement à son sommet l'esthétique du non-raccord qui gouvernera désormais la plus grande partie de son œuvre. Le film obtient la Palme d'or festival de Cannes 1952."

 

Orson Welles cinéaste,
une caméra visible
Edition La Différence, Paris, mars 2001.
Tome 1 : Mais notre dépendance à l'image est énorme..., 671 p.
Tome 2 : Les films de la période américaine, 427 p.
Tome 3 : les films de la période nomade, 872 p.
Youssef Ishaghpour