Situé en plein cœur de Paris, où a vécu Chantal Akerman durant de longues années, le Jeu de Paume a souhaité rendre hommage à l’une des plus grandes cinéastes de tous les temps en lui consacrant un événément de grande envergure, presque 10 ans après sa mort et près de 20 ans après la présentation, en ses lieux, de la plus célèbre de ses installations ; D’Est : au bord de la fiction (1995). Déjà à l’époque, l’exposition était le résultat d’une collaboration entre la Galerie nationale du Jeu de Paume, BozarPalais des Beaux-Arts de Bruxelles et le Walker Art Center de Minneapolis.
Figure de proue du cinéma moderne, Chantal Akerman est une artiste éclectique. En presque 50 ans de carrière, elle produit une filmographie riche de près de 40 courts et longs métrages, et réalise des documentaires, une comédie musicale et réalise aussi des installations. Mais pour elle, « l’art ultime » demeure l’écriture. En plus de scénarios, elle écrit deux textes de théâtre, Hall de Nuit (1992) et le monologue Le Déménagement (1994). En 1998, elle publie son premier livre Une famille à Bruxelles, récit inspiré par les souvenirs de l’artiste et de sa mère.
Chantal Akerman est internationalement reconnue pour son œuvre cinématographique. Parmi ses films de fiction les plus connus du grand public figurent Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975), élu meilleur film de tous les temps en 2022 par la revue britannique Sight and Sound, ainsi que les comédies Golden Eighties (1986) et Un divan à New York (1995), ou bien encore les adaptations littéraires La Captive (1999) et La Folie Almayer (2013).
L’exposition, qui s’adresse aussi bien aux admirateurs de Chantal Akerman qu’aux personnes qui ne connaissent pas son travail, dévoile le processus créatif propre à la cinéaste à travers de nombreuses archives – audiovisuelles, rushes inédits, scénarios originaux, notes personnelles, photos de tournages. Réunies pour cette exposition et dévoilées pour la première fois au public français, elles permettent une immersion dans la vie et l’œuvre d’Akerman et apportent par ailleurs un éclairage sur tout un pan de l’histoire du cinéma.
Salle 1 : Woman Sitting after Killing, 2001
"7 écrans, 7 minutes, 7 boucles du même plan fixe qui parfois peut évoquer une photo, parfois une peinture qu’on pourrait appeler classique. Dernier plan de Jeanne Dielman qui, pour ceux qui connaissent ou reconnaissent le film même vaguement, évoque alors le cinéma, et un film de 1975. Une femme assise dans l’obscurité devant une table face à nous. Elle ne nous regarde pas vraiment. Mais elle est quand même face à nous. Encore une fois si on se souvient de la narration du film, Jeanne Dielman, on sait que cette femme vient de commettre un meurtre. Sinon, il n’y a que le titre qui l’indique, ce qui crée une sorte de tension entre nous et les images qu’on voit, qui parfois ne semblent qu’une image. Parce que rien n’évoque le meurtre, si ce n’est un peu de sang sur sa main. Un peu de sang à peine visible. Le personnage, a Woman, ou bien Jeanne, ou bien Delphine Seyrig, ou les trois à la fois, est là assise face à nous. Elle respire à deux ou trois reprises, bouge la tête, comme si elle voulait détendre son cou. Bouge une ou deux fois sur sa chaise qui craque. Juste ça sur sept minutes. » (Chantal Akerman, "Woman Sitting After Killing", 2001, in Chantal Akerman. Œuvre écrite et parlée, 1968-2015, éd. établie par Cyril Béghin, Paris, L’Arachnéen, 2024, vol. 2, p. 962).
L’installation a été conçue pour la 49e biennale d’art contemporain de Venise (2001), dirigée par Harald Szeemann.
Salle 2 : In the Mirror, 2007 2 [Dans le miroir]
Installation vidéo créée à partir du film L’enfant aimé, ou Je joue à être une femme mariée (1971) ; projection unique, noir et blanc, son, 16 mm transféré sur support numérique, 4 min 45 s ; réalisation : Chantal Akerman ; montage et conception spatiale : Claire Atherton. Courtesy : Fondation Chantal Akerman et Marian Goodman Gallery
L’installation reprend une séquence extraite du film L’enfant aimé, ou Je joue à être une femme mariée (1971). La jeune mère, jouée par Claire Wauthion, s’observe devant le miroir, nomme différentes parties de son corps et les commente à haute voix. Réalisée pour l’exposition "Ellipsis" conçue par Lynne Cooke, cette installation a été présentée pour la première fois au Museo Tamayo de Mexico en 2007.
Salle 3 : D'Est, au bord de la fiction, 1995
En 1992, Chantal Akerman est sollicitée par Kathy Halbreich, conservatrice du Museum of Fine Arts de Boston, Susan Dowling, productrice à la station de radio WGBH à Boston, et Michael Tarantino, critique d’art américain, pour réaliser une installation multimédia consacrée à la réunification de l’Europe après la chute du mur de Berlin. Ils seront rejoints par Bruce Jenkins, conservateur au Walker Art Center de Minneapolis, et Catherine David, conservatrice à la Galerie nationale du Jeu de Paume. Chantal Akerman accepte la proposition, mais veut d’abord réaliser un film. Tourné au cours de plusieurs voyages (été 1992, décembre 1992 et janvier-février 1993), son documentaire D’Est, présenté aux festivals de Locarno et de Florence, devient rapidement un film culte.
L’installation D’Est, au bord de la fiction sera créée en 1995 au Museum of Modern Art de San Francisco et dévoilée au Jeu de Paume à Paris cette même année. "Je voudrais faire un grand voyage à travers l’Europe de l’Est tant qu’il est encore temps. La Russie, la Pologne, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, l’ex-Allemagne de l’Est, jusqu’en Belgique. Je voudrais filmer là-bas à ma manière documentaire frôlant la fiction. Tout ce qui me touche. Des visages, des bouts de rues, des voitures qui passent et des autobus, des gares et des plaines, des rivières ou des mers, des fleuves et des ruisseaux, des arbres et des forêts. Des champs et des usines et encore des visages, de la nourriture, des intérieurs, des portes, des fenêtres, des préparations de repas. Des femmes et des hommes, des jeunes et des vieux qui passent ou qui s’arrêtent, assis ou debout, parfois même couchés. Des jours et des nuits, la pluie et le vent, la neige et le printemps. […] Je voudrais enregistrer les sons de cette terre, faire ressentir le passage d’une langue à l’autre, avec leurs différences, leurs similitudes" (Chantal Akerman, "À propos de D’Es", 1991, in Chantal Akerman : D’Est, au bord de la fiction, cat. exp., Bruxelles, Société des expositions du Palais des Beaux-Arts ; Paris, Galerie nationale du Jeu de Paume, 1995, p. 17-20.)
Salle 4 : Salle d’archives
Cette section invite à marquer un temps d’arrêt devant une sélection de documents conservés pour l’essentiel par la Fondation Chantal Akerman — Cinémathèque royale de Belgique (CINEMATEK) à Bruxelles, dont le fonds est constitué des archives de la société de production Paradise Films, créée par la cinéaste avec Marilyn Watelet en 1975, auxquelles se sont ajoutés quelques dons de collaboratrices et collaborateurs. Scénarios, photographies de tournage, de plateau ou de repérage, coupures de presse, notes d’intention témoignent du travail des équipes autant que des époques et des conditions de production et de réception des films. Des extraits de reportages télévisés, incluant des interviews filmées de Chantal Akerman, rendent également compte de son processus de création. Toutes ces archives donnent à voir les complicités et l’environnement de travail sans lesquels n’aurait pu s’épanouir son œuvre unique et multiforme, où la pratique de l’écriture, qu’elle considérait comme le mode d’expression le "plus proche de la pensée", occupe une place privilégiée.
La filmobiographie qui complète cette riche documentation propose une exploration subjective du parcours de Chantal Akerman à travers ses propres mots. Sont également projetés ici des rushes datant du premier séjour de l’artiste à New York au début des années 1970, ainsi qu’un choix de films qu’elle a réalisés pour la télévision dans les années 1980, outre le long-métrage dansé et chanté Les Années 80 (1982-1983), préparatoire à la comédie musicale Golden Eighties (1985-1986).
Salle 5 : A Voice in the Desert, 2002
Troisième partie de l’installation vidéo From the Other Side (2002) ; projection unique, couleur, son, 52 min, en boucle ; réalisation : Chantal Akerman ; montage et conception spatiale : Claire Atherton. Courtesy : Fondation Chantal Akerman et Marian Goodman Gallery
L’installation A Voice in the Desert a été tournée dans le désert d’Arizona, entre deux montagnes situées de part et d’autre de la frontière avec le Mexique. Dans ce couloir que les migrants traqués sont contraints d’emprunter pour entrer aux ÉtatsUnis, un écran a été planté, sur lequel est projetée la dernière séquence du film De l’autre côté, qui aborde leur situation. Chantal Akerman y raconte en voix off, sur le plan d’une autoroute défilant vers Los Angeles, l’histoire d’une immigrée mexicaine, alternativement en espagnol et en anglais.
Ces images ont été montrées pour la première fois en 2002 à la Documenta 11 de Cassel dirigée par Okwui Enwezor, dans la troisième et dernière salle de l’installation From the Other Side conçue pour la circonstance, où elles étaient diffusées en direct depuis l’Arizona. Elles ont été remontées quelques mois plus tard pour composer A Voice in the Desert. "C’est avec l’installation de la Documenta que je me suis prise au jeu de l’art. Pour la première fois, j’ai eu l’idée de l’installation avant le film. Je voulais mettre un écran à la zone frontière du Mexique et des États-Unis, y projeter une partie du film, et le refilmer dans cet espace, son espace authentique. Cette troisième partie de mon installation est née avant tout le reste." ("Akerman sans frontières", propos recueillis par Élisabeth Lebovici, Libération, 26 juin 2002, p. II.)
Salle 5 : Selfportrait/Autobiography: A Work in Progress, 1998
Installation vidéo créée à partir de l’installation D’Est, au bord de la fiction (1995), des films Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975), Hotel Monterey (1972), Toute une nuit (1981-1982) et du livre Une famille à Bruxelles (1998) ; 6 moniteurs, couleur, son, version française : 1h49 min ; version anglaise: 1h30 min ; réalisation: Chantal Akerman ; montage et spatialisation des images et des sons: Claire Atherton. Courtesy: Fondation Chantal Akerman et Marian Goodman Gallery
«J’aimerais réaliser une installation à partir de l’idée de l’autobiographieautoportrait […]. Idée tant travaillée […] dans la photographie, moins au cinéma, encore moins je crois à travers l’installation. Pourtant l’installation, avec souvent une multiplication d’images et de son pris dans un même lieu et dans un même temps, dans une sorte de “concussion” de l’espacetemps avec toutes ces résonances ou ces accrochages qui s’opèrent, me semble être une forme à la fois terriblement adéquate et excitante pour explorer une fois de plus l’autoportrait-autobiographie. On se retrouve alors pris dans une telle multiplication de sens possibles qu’on n’est plus certain de rien. De là, à la fois trouble et jouissance, tangage, sol qui se dérobe, et ce sol qui se dérobe sous nous ne nous fait-il pas toucher du doigt la notion d’autobiographie elle-même ?" (Chantal Akerman. "Autobiographie — Autoportrait", note d’intention, 1997-1998, in Chantal Akerman. Œuvre écrite et parlée, 1968-2015, op. cit., p. 836)
Cette installation a été conçue au Carpenter Center for the Visual Arts de l’université Harvard à Cambridge (Massachusetts), où elle a été présentée pour la première fois.