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La captive

2000

Inspiré de La prisonnière de Marcel Proust. Avec : Stanislas Merhar (Simon), Sylvie Testud (Ariane), Olivia Bonamy (Andrée), Liliane Rovère (Françoise), Françoise Bertin (La grand-mère), Aurore Clément (Léa, actrice), Vanessa Larré (Hélène), Samuel Tasinaje (Levy), Anna Mouglalis (Isabelle), Bérénice Bejo (Sarah). 1h58.

Un jeune homme, Simon, regarde un film muet en super 8, souvenirs de vacances heureuses au bord de la mer : huit jeunes filles s'ébattent sur une plage et l'une d'elles se dirige vers la caméra jusqu'au gros plan… Simon tente de lire sur ses lèvres : "je vous aime bien".

Il la suit en limousine alors qu’elle conduit sa voiture de sport garée place Vendôme jusqu'à un hôtel. La réceptionniste lui dit que c'est une réservation habituelle pour sa tante qui viendra la semaine prochaine. Elle avait d’ailleurs garé sa voiture sur un passage piéton et quand il redescend, il ne peut que la voir partir.

Alors que son ami Levy vient lui apporter un livre, il le chasse presque pour accueillir Andrée afin qu'elle accompagne Ariane dans sa sortie. Il l'interroge sur une sortie à Saint Cloud hier où elle aurait pu rejoindre la petite bande, notamment Hélène qui habite tout près. André dément et va rejoindre Ariane dans l'appartement que Simon occupe aussi avec sa grand-mère. Il suggère à André non les Buttes-chaumont mais plutôt Boulogne. Il refuse de les accompagner pour rester avec sa grand-mère.

Quelques jours plus tard, Simon suit Ariane dans les salles du musée Rodin. Il est rassuré quand il voit qu'elle a donné rendez-vous à Andrée. Il rentre chez lui.

Ils se lavent. Il lui parle de son sexe qu'il a respiré hier alors qu'elle dormait. Si ce n'était le pollen qu'elle ramène du dehors, il aimerait qu'elle ne se lave jamais. Ils jouent avec la glace translucide. Il l'appelle ensuite dans son lit. Ils écoutent de la musique. Il l'interroge pour savoir si elle a été aux Buttes-Chaumont ou au bois de Boulogne. Elle dit avoir été à la piscine où Andrée a failli se noyer. Demain jeudi, elle aura son cours de chant. Le soir, elle dine avec sa tante au restaurant. Il y aura trop de pollen pour qu'il l'accompagne et il doit travailler et s'occuper de sa grand-mère. Il va chercher de l'eau et croise sa grand-mère. Quand il revient dans la chambre, Ariane s'est endormie. Il se masturbe sur elle; elle lâche un "Andrée" puis "mon chéri». Il la renvoie se coucher dans sa chambre.

Le lendemain, il demande à Andrée de venir chercher Ariane qui ne tient plus en place. Il accompagne sa grand-mère chez le médecin mais y renonce quand il voit approcher Ariane qu'il interroge sur sa "noyade" de la veille et le cours de chant à venir. Le soir, il ne trouve pas Ariane et sa tante dans les réassurant où elles auraient dû être. Pas plus de succès dans les cafés. Il suit une jeune femme blonde à l'écharpe blanche ; c'est Hélène qui voudrait revoir Ariane; ce qui inquiète Simon. Il retrouve la silhouette en bas de l'escalier rue des eaux; ce n'est pas Ariane. Ramené par Aymé en voiture, il voit avec joie la lumière chez Ariane. Elle est en compagnie d'Andrée, endormie; Elle lui laisse le bouquet de fleurs qui rend Simon allergique. Demain elles iront voir "Carmen oui"; elles y retrouveront Léa Landowski. Simon constate qu'Andrée a bu, ce qui lui arrive quand elle s'ennuie.

Dimanche après-midi. A la radio, Simon écoute le triomphe de Léa dans "Carmen oui ", d'Henri Polmier au théâtre de l'Odéon sur un livret de Florence Erenberg; Il se fait conduire au théâtre par Aymé. Il l'enlève au milieu de la cour de Léa, qui sort pour inviter Ariane le soir. Simon déclare qu'il a été pris d'une irrésistible envie de promener avec elle mais est jaloux de l'invitation du soir à laquelle elle dit pourtant ne pas avoir envie de se rendre. Ils marchent dans la forêt. Au retour dans la voiture, Ariane renonce à se rendre à la soirée de Léa. Il l'interroge sur les sourires des femmes entre elles pour signifier leur désir. Ariane s'endort, il se frotte contre elle et la réveille; il l'interroge sur son autre vie heureuse d'autrefois avec son groupe de filles en Normandie, le hasard, le désir, la peur et la mort laissent les hommes et les femmes face à face, les laissent seuls. Faut-il du courage pour aimer une fille. Il faut du courage pour tout. Elle se dit très heureuse d'être avec Simon et demande à conduire la voiture.

En rentrant, Ariane chante en duo avec sa voisine. Simon sort et les observe. Il demande à un taxi de le conduire à l'Atelier; Là, il interroge Isabelle et Sarah : "-Qu'est-ce qui se passe entre femmes qui ne se passe pas entre un homme et une femme, les sentiments et les gestes ?", "- En faisant l'amour, une femme oublie qu'elle est avec un homme. Ce n’est pas qu'une question de corps; j'ai plus confiance, nous ne sommes pas des ennemies. Quand on fait l'amour, on ferme les yeux et on imagine ce que l'on veut. Quand on se réveille, c'est fini ; c'est étrange quand on ouvre les yeux, on se retrouve avec quelqu'un de plus étranger qu'avant. Juste un instant seulement".

En rentrant,Simon observe les prostituées du bois dé Boulogne. Il en prend une à bord à laquelle il demande de fermer les yeux et de dormir. Il n'est pas satisfait. Comme elle n'a pas connu des femmes durant son travail, il la laisse partir avec l'argent dû. En rentrant, Ariane est endormie, il lui dit avoir vu Léa Isabelle et Sarah; il se frotte de nouveau à elle. Tente de surprendre un mot et affirme qu'elle le voit comme un étranger. Ariane affirme que c'est lui Simon qu'elle voit. Effondré, Simon s'écroule dans les bras de sa grand-mère et pleure.

Au matin, il se réveille tout habillé dans son fauteuil; Il va dans la chambre d'Ariane et la réveille. A sa proposition de le rejoindre dans son lit, il dit que c'est fini. Elle lui dit d'enlever son manteau. Il y a de l'usure entre nous.il vaut mieux nous quitter maintenant, ce matin. Nous avons été heureux, nous sentons bien que nous allons devenir malheureux. Elle veut aller chez sa tante. Il lui fait promettre qu'elle fera tout ce qu'elle peut pour ne plus la revoir; cela le ferait trop souffrir. Comme il le lui demande, elle lui jure qu'elle ne lui a jamais menti.

Sur la route, elle lui avoue avoir menti une fois. Elle n'est pas allée "Chez Aurore" avec sa tante mais chez une de ses amies. Elle avait eu peur qu'il croit quelque chose sur cette amie. Et puis, elle n'a pas rencontré personne au parc de Saint-Cloud. Elle a aperçu Hélène avec son père; Il lui reproche de ne lui dire que des demi-vérités forcée qu'elle est par ce qu’il l'apprendra. Il exige encore deux mensonges pour sa dignité. Il la conduit à Saint-Sulpice-de-Favières ;

- Ah vous les filles qui vous aimez, vous avez appris à mentir très jeune; c'est devenu une seconde nature. Vous avez passé tant d'années à cacher au monde ce que vous étiez.
-Il ya des filles comme ça et des filles qui s'en fiche qui n'ont rien à cacher au monde.
- on est des étrangers ?
- oui, parfois mais c'est cela qui me plait ; moi je ne vous demande rien, ni à quoi vous pensez, ni à quoi vous rêvez. Et je crois que si vous me racontiez tout, je vous aimerais moins. Je vous aime aussi parce qu'il y a quelque chose de vous que je ne sais pas. J’aime imaginer un monde auquel je n'ai pas accès. Il m'intrigue et je sais que je n'y pénétrerai jamais et cela me plait.
-Vous voyez que l'on ne peut pas s'entendre, pour moi l'amour c'est tout le contraire.

Arrivés chez la tante, ils décident de vivre ensemble encore quelques semaines. "A quoi penses-tu quand on fait l'amour ?". Il lui demande de l'embrasser et ils évitent de justesse une embardée. Arrivés dans un hôtel deluxe à Biarritz, près de la plage, il propose d'aller à Venise ou Vienne, Istanbul ou la Grèce.

Elle part se baigner, il commande le dîner. Il la voit, loin du rivage et part tenter de la sauver. Au matin, il revient seul, grelottant dans une barque de pêcheur.

C’est un souvenir de La Prisonnière, antépénultième tome de "La recherche du temps perdu" de Proust, plus que le roman lui-même, que déclare adapter Chantal Akerman. Longtemps hostile aux adaptations littéraires, elle reste ici fidèle aux principes de son cinéma moderne fondés sur la durée et l'étirement du temps, le sens de la dédramatisation, l'attention au son et l'utilisation du plan fixe. Elle trouve aussi chez Proust des thématiques qui lui sont proches : l'étude des comportements, l'intériorisation psychologique, l'exploration du vertige névrotique, les accommodements du désir, l'impossible fusion entre deux êtres. Néanmoins Proust est partout, dans chaque séquence du film, donnant une irrésistible envie d'y retourner voir comment Chantal Akerman s'en est emparée.

Toute la mémoire du cinéma

C'est en entendant son producteur Paolo Branco annoncer à la radio qu'il allait financer une adaptation du Temps retrouvé (par Raoul Ruiz) que Chantal Akerman s'est souvenue de son désir d'adapter La Prisonnière. Ce livre l'avait fascinée depuis son adolescence, "d'abord, dit-elle, parce que ça touchait à - sa - sexualité de jeune fille, mais aussi parce qu'- elle était - déjà obnubilée par les lieux clos, la réclusion, comme par l'obsession amoureuse, la jalousie".

Elle explique être pourtant longtemps restée hostile aux adaptations littéraires : "J'ai toujours voulu faire un cinéma contre l'académisme, en restant radicale et dogmatique. Il m'a fallu du temps pour comprendre comment je pouvais rester fidèle à l'esprit de rupture apporté par la Nouvelle Vague en travaillant à partir d'un grand texte. En fait, ce livre de Proust est fait pour mon cinéma : Albertine est libre, elle aime les femmes, et le Narrateur est totalement démuni par rapport à ça". 

Pour contourner la difficulté de se confronter au monstre sacré, Chantal Akerman décide de ne pas relire Proust, de le citer de mémoire. Elle tient à libérer le spectateur de ses souvenirs de lecture, et à signer un film se déroulant à l’époque contemporaine avec des personnages qui n’ont pas le même nom que dans le roman : Albertine et le narrateur devenant Ariane et Simon : "J'ai voulu créer un monde mental plutôt que décrire une époque, dit-elle. Me concentrer sur la matière, la lumière, les murs, les corps. Cela impliquait d'enlever le maximum d'éléments anecdotiques, afin d'engendrer un sentiment de trouble qui renvoie chacun à sa propre intériorité."

Elle propose ainsi une trahison consciente du texte. Le résultat peut dérouter les puristes, mais il s'agit pourtant bel et bien d'une démarche filmique très proustienne un mélange entre adaptation, relecture, cinéphilie qui montre aussi une incubation avec le cinéma et notamment Hitchcock qui fait que l’on est dans une sorte de mémoire totale. Pour rendre compte de l'aliénation du narrateur à sa jalousie, au supplice de sa mémoire toujours inquiète des signes qu'il aurait mal perçu, elle élargit son inspiration avec deux séquences venant du Vertigo d'Alfred Hitchcock.

Ce besoin de percer le secret de l'autre et les filatures qui en résultent font écho à l'intrigue de Vertigo dont Akerman reprend les cadrages.

À l'instar de Scottie (James Stewart), Simon suit Ariane dans un musée et l'observe en train de contempler une œuvre d'art. La coiffure de la Femme slave d'Auguste Rodin (1906) évoque le chignon de Madeleine (Kim Novak) et de Carlotta, le personnage du tableau, dans le film d'Hitchcock.

   

L'œuvre d'art y est de nouveau annonciatrice des malheurs à venir. Le tableau que contemple Madeleine porte le fameux collier qui la perdra quand Scottie le verra au cou de Judy. Ici, Ariane va retourner à la mer. La mer est en effet l'autre nom de la statue de Rodin. La figure féminine semble émerger du bloc de marbre et ainsi la figure métaphoriquement. Akerman en revanche y engloutit Ariane. Rancière indique ainsi qu'Ariane retourne à l'indistinction de la mer d'où sa figure "humaine" avait surgi.

En effet, le premier plan du film, sur lequel s'inscrit le générique, peut être considéré comme un flash-forward, annonciateur de la fin tragique:

Entre temps, "le tort premier du héros est de vouloir humaniser, individualiser en objet d'amour la pure jouissance qu'offrait au regard la tâche indistincte et mobile des jeunes filles sur la plage" déclare Rancière qui poursuit : "Cette scène où Simon tente de déchiffrer sur ce film muet les paroles "Je vous aime bien" confronte la projection cinématographique avec la projection amoureuse sur l'être aimé. Ariane est prise dans le rêve d'un autre, dans les filets du délire jaloux et obsessionnel de Simon".

On retrouve là, l'aliénation qui enferme Simon, comme Jeanne Dielman était aliénée à son quotidien terne et trop bien réglé. Jeanne Dielman était un manifeste féministe dénonçant l'enfermement auquel peuvent être confrontées des femmes célibataires sans profession, ni passion, ni amie que seul un cérémonial bien réglé peut empêcher de sombrer. La Captive est précurseur de l'emprise qu'un être peut exercer sur un autre quand, il l'enferme dans son délire obsessionnel.

Toute la Recherche du temps perdu

"Inspiré de Marcel Proust" dit seulement le générique de fin alors que celui du début ne mentionne pas le nom de l'écrivain se contentant d'indiquer que le scénario est de Chantal Akerman et Eric De Kuyper. Pourtant Marcel Proust est partout. Les décors modernisés sont très évocateurs : automobile de luxe, hôtel Marie Louise de Biarritz, grand appartement du 16e arrondissement et même une chambre de Proust assez proche de celle reconstituée du musée Carnavalet.

La musique du film est tout entière dédiée à la thématique du film depuis l'île des morts de Sergei Rachmaninoff, l'extrait de Cosi fan tutte ou même l'opéra fictif "Carmen oui «qui renvoie à la thématique de la jalousie. Mais la partition de Chopin en évidence sur un meuble est plus directement liée à l'univers de Marcel Proust.

Les emprunts à l'écrivain excédent de beaucoup la seule prisonnière. La première séquence, le film projeté en super-huit rappelle le temps perdu de Balbec décrit dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs; l'errance de Simon dans les restaurants après son échec à retrouver Albertine "Chez Aurore" renvoie à celle de Swann recherchant Odette dans du Coté de chez Swann dans le premier volume de La Recherche. La promesse d'accompagner la grand-mère chez le médecin mais trahie lorsque surgit Andrée se trouve dans Sodome et Gomorrhe, volume dans lequel décède la grand-mère. Elle n'est donc plus présente dans La Prisonnière. C'est pourtant là où Le narrateur révèle qu'elle est paradoxalement la plus présente, manifestée par la violence du souvenir qui le saisit au moment où il délassait ses chaussures. Le décor de l'appartement en travaux, aux meubles recouverts de draps, fait surgir la grand-mère comme dans un univers mental, transposition de l'univers du souvenir. La prisonnière se clôt par le départ d'Albertine annoncée par Françoise au narrateur. Ce n'est que dans La fugitive que l'on apprend sa mort dans un accident de cheval. Il continuera de se souvenir d'elle notamment en croyant voir leurs deux ombres sur les murs alors qu'il est désormais seul et que transpose Akerman dans la séquence de la  femme à l'écharpe blanche. Le narrateur apprend aussi dans la fugitive qu'Albertine avait bien des relations avec des femmes. C'est rapidement évoqué ici par le "Andrée "prononcée par Ariane alors que Simon est venu se frotter à elle jusqu'à la jouissance.

La façon dont Chantal Akerman dépeint les relations sexuelles d'Ariane et de Simon suit littéralement le texte de Proust. Simon appelle Ariane dans sa chambre ("On avait ordre de ne jamais entrer dans ma chambre avant que j'eusse sonné"), se presse derrière elle, la frôle, la caresse quand elle dort. "Je me couchais au long d'elle, je prenais sa taille d'un de mes bras, je posais mes lèvres sur sa joue et sur son cœur, puis sur toutes les parties de son corps posais ma seule main restée libre, et qui était soulevée aussi comme les perles, par la respiration d'Albertine." La jouissance qu'ils ressentent tous deux est le fruit d'un arrangement, d'une cérémonie à laquelle chacun trouve son compte. Il faut y voir, selon Rancière, "une tentative impuissante pour supprimer la différence des corps". La malédiction de la séparation des sexes, condamnés à disparaître chacun de leur côté, empêche en effet le narrateur de jamais vraiment croire que l'amour puisse représenter une véritable solution à l'angoisse devant la fuite du temps.

Seule l'œuvre d'art est éternelle et permet d'échapper à la fuite du temps. C’est ce que découvre le narrateur à la fin de la Recherche et qu’il avait pressenti par les effets des signes surgit de la mémoire involontaire, des noms propres, des rituels mondains, de l'art et de l'amour. Ces signes mystérieux s'imposent aux êtres avec plus de violence que ceux de l'amitié ou de la philosophie (scène très drôle de Lévy -transposition de Bloch- jeté hors de l'appartement avec son livre dont on ne verra pas même le titre). Autant de signes que le narrateur va développer par métonymie dans ses longues phrases qui constituent La recherche. La fin du roman est ainsi un triomphe, le narrateur va s'atteler à la tâche qui donne un sens à sa vie.

Chantal Akerman qui connaît parfaitement La Recherche au point de n'avoir pas besoin de s'appuyer sur une relecture du texte pour préparer son film en offre ainsi une vision éminemment personnelle et bien plus tragique.

Jean-Luc Lacuve, le 20 décembre 2024, après le Ciné-club au Café des images du 19 décembre.

Bibliographie :

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