La majorité des raccords d'un film sont "cut". Un fondu au noir, une fermeture puis une ouverture à l'iris peuvent séparer deux pans successifs mais, le plus souvent, le passage d'un lieu à un autre entre deux plans est justifié par l'histoire racontée dans le film sans que la brutalité du changement ne perturbe le spectateur.
La grammaire classique du cinéma comme ensemble de moyens pour produire de la continuité narrative n'intervient que dans trois cas particuliers et sophistiqués de raccord. . Les règles du raccord dans l'axe définissent celles à appliquer à deux plan successifs sans changement de place de la caméra vis à vis du même décor ou personnages filmés (partie 2). Les raccords dans le mouvement définissent les règles à appliquer lorsque la caméra suit des personnages en déplacement et notamment lorsqu'ils doivent franchir des obstacles. (partie 3)Le raccord regard définit la succession d'un plan où un personnage regarde quelque chose ou quelqu'un avec un second plan qui montre ce qu'il voit. Sont notamment ainsi régies les règles du champ contrechamps (partie 1)
Mais le raccord peut aussi produire des heurts plutôt que la continuité. Le cinéma moderne va trouver des effets de montage jusqu'alors considérés comme des faux raccords pour transmettre une autre réalité du monde. On distinguera les faux raccords de regard et les faux raccords de mouvement (partie 4), avant de consacrer une dernière partie aux faux raccords dans l'axe, nommés parfois raccords plan sur plan ou jump cut (coupe sauté) tant ils sont souvent utilisés à des fins expressives (partie 5).
Le faux raccord dont on s'amuse comme d'une négligence dans le cinéma classique, devient un moyen de mise en scène privilégié du cinéma moderne. Gilles Deleuze remarque qu'il vient rompre la liaison action-réaction, les liens sensori-moteurs auxquels le spectateur est habitué pour le confronter à une image temps, situation visuelle ou sonore pure. On en trouve les plus beaux exemples chez Yasujiro Ozu et chez Jean-Luc Godard.
a/ faux raccord regard
Dans Eté précoce (Yasujiro Ozu, 1951), le vieil oncle se fait chahuter par le petit-fils Isamu qui l'insulte de plus en plus fort pour voir jusqu'où ira sa surdité. L'oncle se contente de sourire. Puis il regarde à travers la baie vitrée. Suit, dans le raccord regard, un plan du Bouddha.
Ce plan n'est pourtant pas ce que voit l'oncle. Puisque les plans suivants nous le montrent aux pieds de l'immense Bouddha avec ses neveux jouant dans ce lieu de promenade du dimanche. Le Bouddha est le jugement que porte Ozu sur l'ordre de la nature : il est naturel que les jeunes interpellent les vieux et leur demande une place pour exister.
Un autre faux raccord regard intervient lorsque l'on rappelle à la mère la mort de son fils cadet à la guerre. Elle lève les yeux au ciel. Suit un plan de cerfs-volants accrochés haut sur un mat flottant dans le ciel.
Là non plus, il ne s'agit pas d'un montage plan regardant- plan regardé. Il n'existe pas une ouverture suffisante dans la pièce où se trouve la mère pour voir le cerf-volant. Il est justifié par le fait que l'on passe maintenant à une autre journée, celle du dimanche avec ses jeux, que ce soient ces cerfs-volants qu'aperçoivent plus probablement les enfants dans la rue au plan suivant ou les trains avec lesquels vont s'amuser Minoru et Isamu dans la séquence suivante. Mais ce plan de transition tient bien à la volonté d'Ozu de signifier la fragilité naturelle de l'ordre des choses humaines.
b / Le faux raccord de mouvement
Dans Eté précoce (Yasujiro Ozu, 1951), Noriko avance sur la pointe des pieds pour apercevoir le fiancé qu'elle a refusé dans un restaurant tenu par la mère de son amie. La caméra recule pour la garder au centre du cadre. Puis la caméra avance sur un couloir, mais ce couloir n'est plus celui du restaurant, c'est celui de l'héroïne déjà revenue chez elle.
Voir le fiancé aurait été un enchaînement action-réaction psychologique. Ozu préfère introduire l'idée d'un choix inexorable de Noriko conduisant peut-être à son bonheur mais certainement à la désintégration de la famille qui va se réunir, ce soir-là, pour une dernière photo de famille avant que chacun de s'en aille de son côté.
Dans A bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1959), faux-raccords, saute d'images et jump cut se succèdent dans une utilisation virtuose, innovante et bouleversante du montage telle, qu'à la réception, certains accuseront Godard d'incompétence.
Le faux raccord droite-gauche puis droite-gauche lorsque Patricia s'apprête à dénoncer Michel est en adéquation avec son trouble et son indécision. La ligne imaginaire à ne pas franchir applicable à tous les raccords de direction l'est ici. Au plan de Patricia filmée depuis le café succède un plan de celle-ci filmée depuis la rue. Le changement d'échelle est respecté mais Patricia semble avoir fait demi-tour.
Le jump cut (coupe sautée) est un terme technique anglais qu'on peut assimiler au terme "Plan sur plan" car il résulte de la mise bout à bout de deux plans dont les cadrages sont identiques ou pratiquement identiques sur le même sujet. Il procure à la projection une sensation de saut sur place, recherchée par le réalisateur. En effet, la grammaire du cinéma a vite établi qu'un raccord dans l'axe exige un changment de l'echelle des plans ou une variation d'au moins 30° de l'axe de la caméra.
Ce jump cut, ou faux raccord dans l'axe, produit un effet visuel desagréable et sera longtmps banni des films. On en touve un exemple dans dans Au feu ! (James Williamson, 1901). Une scène décrit les préparatifs des pompiers qui attellent en toute hâte leurs échelles et pompes. James Williamson, estimant que l’opération est fastidieuse coupe à l’intérieur des prises de vues pour ne montrer que les moments clés.
Dans ce cas, le jump cut détruit l'effet réaliste recherché d'une continuité temporelle. En revanche, le spectateur n'a pas la même sensation lorsque l'on cherche à lui montrer l'effet de l'écoulement du temps. Ainsi, lorsque jour après jour, en novembre 1915, le navire l'Endurance est détruit par les glaces dans The South (Frank Hurley, 1926), la caméra enregistre l'effet dramatique inéxorable.
A l'inverse du temps long entre deux plan sur plan, Georges Mélies fait grand usage du jump-cut qui se veut invisible pour faire apparaitre et disparaitre personnages, partie de corps humains ou accessoires, dans ses films.
Autre jump-cut invisible, celui de l'image subliminale, utilisée par David Fincher dans Fight club.
En 1959, le terme "jump cut" n'existe pas encore et c'est, dit-il, parce que son film est trop long que Godard décide de supprimer systématique le contrechamp sur Michel dans sa conversation avec Patricia dans la voiture qui les conduit au siège du New York Herald Tribune.
Godard aurait pu suivre le conseil de Melville qui lui avait dit de supprimer les séquences qui ne servent pas à faire avancer l'action et exclure la séquence entière du montage. Les dix jump cut entre les onze plans successifs sur Patricia en voiture où l'arrière-plan des rues de Paris change indiquant ainsi que du temps s'est écoulé ont été accusé de désorienter le spectateur. Godard affirmera plus tard avoir tiré au sort le contrechamp qui resterait, celui sur Belmondo ou celui sur Seberg. On se gardera pourtant de le croire tant, avec cette séquence, il magnifie son actrice en accumulant les plans sur elle et rien que sur elle. Les jump cut font se succéder des plans différemment éclairés sur la nuque de Patricia qui sont autant de coups d'éclat, de coups de projecteurs, sur sa beauté
Dans la séquence au café, Godard détourne les trucages de Mélies et rend visble les sautes d'images dans le même plan. Elles sont dues aux retraits de photogrammes lorsque le rédacteur en chef du New York Herald Tribune raconte son histoire drôle à Patricia. L'image renforce l'effet comique de l'histoire racontée.
C'est Hitchcock qui officialise le jump cut dans la grammaire cinématographique avec les trois plans montés dans l'axe du visage du paysan dont les yeux ont été dévorés par les Oiseaux (1963). De Palma utilise aussi par deux fois les jump-cut dans la scène finale de Furie (1984) : lorsque Gillian voit Childress dont elle a ensanglanté les yeux (quatre plans d'échelles différentes montés dans l'axe du regard) et lorsque, acculée au mur, elle se transforme en démon aux yeux bleus (zoom avant puis trois raccords dans l'axe de plans de plus en plus rapprochés).
Voir : exemples de jump cut
Bibliographie :