Dans son introduction, Le vent souffle où il veut, Youri Deschamps rappelle que fer de lance du renouveau cinématographique tchèque dans les années 60, Miloš Forman rencontre très vite une véritable consécration internationale, décuplée par son exil volontaire aux États-Unis en 1969. Enracinés dans le présent de l’époque, ses premiers films (L’As de Pique, 1963 ; Les Amours d’une blonde, 1965 ; Au feu, les pompiers !, 1967) apparaissent comme autant de bouffées de fraîcheur et de jeunesse, où souffle un air de liberté contagieux qui annonce le Printemps de Prague. La suite de sa carrière est jalonnée de titres particulièrement marquants (Vol au-dessus d’un nid de coucou, 1975 ; Hair, 1979 ; Amadeus, 1984 ; Man on the Moon, 1999) et regorge d’authentiques pépites qui imposent une réévaluation urgente (Ragtime, 1981 ; Valmont, 1989 ; Les Fantômes de Goya, 2006).
D’un film à l’autre, à Prague comme à Hollywood, l’œuvre de Miloš FORMAN cultive le même art de la fronde, qui consiste en une série de portraits subtilement satiriques du monde et de ses bouleversements. Ce volume d’Éclipses revient sur la totalité de la filmographie du cinéaste.
I. La période praguoise
II. Un monde nouveau ?
III. L’élan et la source
IV. « Je » est un autre
Dans la première partie sont analysés les trois premiers films du cinéaste. Myriam Villain (Le regard pour le regard) analyse la fonction de mise en abime du regard dans L’as de pique (1964), regard sur la peinture, la photographie, les arts du cirque et celui, fixe sur le regard de l'oncle de la fin du film qui semble dire qu'il faut en garder pour demain... pour les films à venir. Youri Deschamps (La légèreté de l'être et la pesanteur du monde) étudie le rôle de la construction morcelée dans Les amours d’une blonde (1965). Elle permet d'échapper à la pesanteur du quotidien soviétique. Mais cette construction morcelée intervient aussi dans les scènes amoureuses, permettant d'échapper à la censure mais aussi à tout regard masculin qui se voudrait possessif. Damien Detcheberry (Celui par qui le scandale arrive) met en parallèle la satire d’Au feu les pompiers (1967) avec les théories du "rire du diable" et de l’anti-kitsch chez Kundera.
La seconde partie interroge le rapport de Forman aux Etats-Unis : Saad Chakali (Blue Fower power) observe que Taking Off (1971) n'est pas le film de la rupture attendue pour le dissident incarnant l'esprit du printemps démocratique mais celui de la passion renouvelée pour l'insubordination, le relâchement et l'hétérodoxie. Forman, l'un des meilleurs représentants de la nouvelle vague thèque, aura anticipé la propension générationnelle à l'indiscipline du Nouvel Hollywood avant d'y participer à son tour pleinement.
David Da Silva (L'histoire américaine revisitée) fait de Ragtime (1981) l'un des premiers films bénéficiant de l'apport critique des "cultural studies" qui ont déconstruit le discours historique en expliquant qu'il était la version du Wasp blanc, bourgeois, hétérosexuel. Ragtime montre ainsi comment le début du 20e siècle a façonné la domination de certains groupes ethniques au détriment d'autres. Ici, celle du pompier raciste irlandais envers le jeune pianiste noir.
Sylvain Louet (Vol au-dessus d'un nid de juges) appréhende la façon dont le cinéaste se démarque du regard des juges dans Vol au-dessus d’un nid de coucou (1975) et Larry Flynt (1996).
La troisième partie propose des analyses thématiques. Violaine Caminade de Schuytte (Un trouble-fête à reconnaitre) analyse la figure du père dans l'oeuvre de Forman à partir d'éléments biographiques (il est mort dans un camp de concentration) mais en relevant qu'il l'étend à de nombreux thèmes de ses films tel celui de la reconnaissance d'un enfant différent des autres au cœur de chacune de ses fictions.
André-Pierre Lacotte (La musique comme révélateur) analyse le rôle de la musique dans l'oeuvre de Forman. Par elle advient la claire compréhension des thématiques en jeu. C'est notamment le cas dans les deux grands films musicaux que sont Hair (1979) et Amadeus (1984). Elle résonne comme une promesse d'émancipation, de la libration du joug de la tradition et de la génération parentale.
Jérôme Lauté (Let the sunshine in) réévalue Valmont (1989) l'adaptation mal aimée du roman de Choderlos de Laclos. Sans doute les libertés prises vis à vis de l'oeuvre littéraire, la proximité avec le film de Stephen Frears et le souvenir du précédent film de Milos Forman, Amadeus, qui avait suscité l'enthousiasme du public peuvent expliquer l'échec critique et public au moment de la sortie. Mais Jérôme Lauté s'attache à montrer, en reprenant chaque personnage du roman, que le cinéaste se l'est approprié pour proposer une adaptation placée sous le signe de la jeunesse et de la liberté.
La quatrième partie débute par un texte de Michaël Delavaud (L'autre est un jeu). Il repère le thème de l'usurpation d'identité dont la fonction politique, tentative de contestation du monde réel, est vouée à l'échec dans Vol au dessus d'un nid de coucou (1975), Hair (1979) et Valmont (1989).
Man on the Moon (1999) fait l'objet de deux textes. Boris Henry (Variations autour du débordement et de la porosité) étudie les débordements de personnalité d'Andy Kaufman (1949-1984) et la porosité que ceux-ci entretiennent avec la mise en scène. Sébastien David (Tony Clifton, image et magie) analyse la dernière séquence, mystérieuse et sujette à diverses interprétations.
Le dernier texte, signé Leo Le Breton (Accouchement des démons), analyse Les fantômes de Goya (2006) mais aussi l'art du portait, et non du biopic, dont Forman fait preuve dans Larry Flynt et Man on the moon.
Jean-Luc Lacuve, le 18 août 2019