Accueil Fonctionnement Mise en scène Réalisateurs Histoires du cinéma Ethétique Les genres Les thèmes Palmarès Beaux-arts

La complainte du sentier

1955

(Pather Panchali). Avec : Subir Bannerjee (Apu Roy), Kanu Bannerjee (Harihar "Hori" Roy), Karuna Bannerjee (Sarbajaya Roy), Uma Das Gupta (Durga), Chunibala Devi (Indir Thakrun), Runki Banerjee (La petite Durga), Tulsi Chakraborty (Prasanna, l'instituteur), Binoy Mukherjee (Baidyanath Majumdar). 1h55.

Dans les années 1910, à Nischindipur, dans la campagne du Bengale. La petite Durga vole une goyave dans le verger de la voisine qui la voit s'enfuir. Elle ne se fait pas faute d'invectiver la fillette et surtout de lâcher son venin contre sa mère, Sarbajaya, qui puise de l'eau au puits,  traitant Durga de fille mal élevée. Durga ramène le fruit chez elle où habite sa veille tante, Indir, une cousine de Hori, son père, et le lui donne. Quand Sarbajaya rentre chez elle, sa colère tombe sur Indir dont elle supporte mal qu'elle vienne sans cesse chaparder de la nourriture à la cuisine. Se sentant insultée, Indir prend ses affaires et va chercher refuge chez Raghu, un autre de ses parents.

Les semaines ont passé. Indir revient car elle a appris que Sarbajaya vient de donner naissance à un fils, Apu. Le père, Harihar Roy, dit "Hori", gagne maigrement sa vie en tant que prêtre, officiant souvent la nuit auprès des mourants. Il aimerait fêter cette naissance mais sa femme lui répond qu'elle n'a pas d'argent pour lui préparer de bons plats dont elle a oublié jusqu'à la recette. Hori lui affirme qu'on lui a promis un emploi de comptable le mois prochain. Sarbajaya lui reproche de n'avoir pas négocié de salaire alors qu'ils ont déjà dû vendre le verger pour payer les dettes du frère. Sarbajaya lui avoue qu'elle souffre des insultes chaque fois que Durga vole un fruit dans son ancien verger. Hori ne se sent pas insulté, se croyant, par ses études, au-delà de cela. Il va écrire des pièces et des poèmes en espérant qu'elles seront achetées par les troupes de théâtre itinérant. Sarbajaya s'adoucit, espérant de nouveaux vêtements, un beau mariage pour Durga et que Hori s'occupe de l'éducation de Apu. A l'extérieur, Indir berce le bébé.

Les années ont passé. Durga a grandi. Elle réveille son frère avec malice pour aller à l'école. Apu a pour instituteur un marchand de riz et d'huile qui aime le théâtre mais n'hésite pas à recourir aux châtiments corporels. Sarbajaya demande à Durga d'arrêter de flâner et d'apprendre à faire la cuisine et elle s'inquiète de sa santé.

Hori revient du travail, il n'est pas été payé depuis trois mois. Sa femme lui reproche de dépenser en tabac et de laisser empirer les choses sans réagir : Durga a besoin de médicaments, Apu va à l'ecole en haillons. Les enfants font la dinette. Ils aperçoivent le vendeur de bonbons. Sarbajaya refuse que Hori donne de l'argent à Apu et ils suivent le marchand jusqu'au village. Les amies de Durga veulent bien partager malgré l'interdiction de  leur mère. Durga regarde Tanu, son amie, jouer avec son collier de perles. Le soir, Apu étudie près de son père tandis que Sarbajaya coiffe les cheveux de Durga. Dans leur lit, Apu et Durga entendent le sifflet du train et voudraient aller le voir, au-delà des grands prés.

Sarbajaya nourrit difficilement Apu avec du riz. Baidyanath Majumdar vient avec ses deux filles se plaindre que Durga a volé les perles de Tanu. Durga nie et on ne découvre rien dans sa boîte au trésor. Excédée d'avoir de nouveau été accusée d'inciter sa fille au vol, Sarbajaya s'en prend violemment à Durga, la traine dehors par les cheveux avant de s'effondrer en larmes, sous le regard d'Apu. Le soir, Indir raconte des histoires aux enfants. Hori arrive. Il a été payé de ses trois mois de retard et a rencontré un agriculteur qui l'a invité chez lui pour accomplir les tâches de prêtre, comme son père l'avait fait auparavant pour une cérémonie religieuse le mois prochain. Sarbajaya voudrait aller à Bénarès pour qu'il soit orateur au bord du Gange. Mais Hori prétend qu'il ne peut quitter la maison de ses ancêtres. Il était pourtant parti huit ans après le mariage ayant confié sa jeune épouse à son père. Sarbajaya est déprimée de n'avoir aucun projet pour elle. Indir chante une complainte où elle appelle la mort : "Le crépuscule de ma vie est venu. Je vous attends, ô passeur qui devez me conduire sur l'autre rive. Vous êtes bon et n'abandonnerez pas le pauvre parmi les pauvres..."

Les enfants jouent et admirent le nouveau châle de Indir qui prétend que c'est Raghu qui le lui a donné. La mère veut qu'elle parte car elle lui fait honte à mendier et prend la nourriture des enfants. Durga joue avec ses amies bien qu'on lui reproche de ne jamais apporter de quoi manger. Son amie Tanu va se marier dans deux mois. La tante va chez Raghu. C'est le festival de théâtre, Apu se déguise avec une couronne confectionnée avec du papier argenté pris à Durga. Après une dispute, les enfants vont voir Indir mais celle-ci revient épuisée, demandant à mourir dans son ancienne maison. Sarbajaya la chasse. Durga et Apu vont au-delà des grands prés; ils écoutent la ligne à haute tension. Ils voient passer le train. En rentrant avec la vache, ils découvrent la tante morte au bord du chemin.

Hori s'en va pour une semaine. Il promet qu'il reviendra avec de l'argent pour réparer leur maison délabrée; disant compléter ses revenus en passant par la ville de Bistupar. Apu demande des sous pour regarder les images dans le bioscope. Au bout d'une semaine, une lettre : les deux fils du riche paysan sont morts; la cérémonie est reportée. Hori va tenter de trouver du travail. Sarbajaya vend la vaisselle de sa dote et ramène du riz. Fanfare  : c'est le mariage de Tanu.

Sarbajaya n'a plus de riz et n'a plus reçu de lettre depuis cinq mois. Mme Muerjee tente de la réconforter. Enfin une lettre arrive. Hori va rentrer par Ranagath et aura de l'argent. Un jour pendant la mousson, Durga joue sous une averse, attrape un rhume et développe une forte fièvre. Son état s'aggrave lorsqu'un orage frappe la maison en ruine qui laisse passer la pluie et le vent. Sarbajaya la veille toute la nuit cherchant à consoliderporte et fenetres tout en la protégenat du froid. Mais les éclairs qui illumient parfois la petite statue protectrice de Ganeshlui donnatun air ricanant auront raisons d'elles. Durga meurt au petit matin.

Quelques jours plsu tard, Hori rentre chez lui et commence à montrer à Sarbajaya les marchandises qu'il a apportées de la ville. Sarbajaya silencieuse s'effondre aux pieds de son mari et Hori crie de chagrin en découvrant que Durga est morte.

La famille décide de quitter sa maison ancestrale pour Bénarès. Alors qu'ils font leurs bagages, Apu trouve le collier que Durga avait nié avoir volé ; il le jette dans l'étang. Tandis qu'un serpent se glisse dans leur maison, désormais inoccupée pour toujours, Apu et ses parents quittent le village sur une charrette à bœufs.

Premier volet de la trilogie de l'histoire d'Apu dont Satyajit Ray ignorait en la racontant qu'elle donnerait lieu à une trilogie. Premier film d'auteur à part entière du cinéma indien, totalement dégagé des genres et des règles traditionnelles du cinéma. On notera particulièrement l'absence presque totale de chanson, si ce n'est la courte complainte de Indir. Parce que le tournage s'effectue avec un budget dérisoire, en extérieur, avec des acteurs non professionnels -sauf le père-, le film peut être rapproché du néo-réalisme d'autant que Satyajit Ray doit une partie de sa vocation à la vision du Voleur de bicyclette (Vittorio de Sica, 1948), lorsqu'il est à Londres. Mais il s'agit plutôt là de la révélation d'un tournage possible avec peu de moyen, s'étalant ainsi sur près de trois ans. Car aussi bien formellement que thématiquement, le film est aussi très proche de l'impressionnisme de Jean Renoir.

Le regard d'un enfant

En quête d'universalité, le film tente de la trouver dans la description d'un contexte très particularisé : un village perdu de Bengale au début du siècle, petit fragment d'un univers dont l'équilibre et les rites séculaires sont encore très présents quoique déjà engagés dans une mutation considérable et irréversible (Déjà ces rites ne suffisent plus à assurer la subsistance de ceux qui sont censés les célébrer). Apu découvre autour de lui un monde de relations et de croyances qui existe encore dans une sorte d'éternité. Mais cette éternité touche en quelque sorte à sa fin. Elle va bientôt se briser et, sur cette cassure, les expériences ultérieures d'Apu nous renseignerons mieux Pour le moment une apparente immobilité, une apparente sérénité assourdissent encore le bruissement d'une intense agitation souterraine : cette évidence sensible se dégage d'un film qui, première étape d'un long roman d'apprentissage, se termine de manière très significative par le début d'un voyage.

Auparavant Apu n'a pu que s'imprégner des émotions qu'il enregistre en regardant autour de lui.Il n'est pas le moteur du drame, messager tout au plus quand il emmène avec espièglerie les lettres du père ou lui soutire de l'argent pour le bioscope.  C'est bien davantage Durga et ses parents qui agissent. il n'en demeure pas moins que, comme Bruno dans Le voleur de bicyclette, c'est par son regard que l'on ressent le drame.

Apu à l'école ; jouant avec Durga; la regardant battue par sa mère ; au théâtre ; regardant Durga prendre la pluie ;comprenant que son père à appris la terrible nouvelle.

En ce sens, le film s'apparente bien au néoréalisme, à la rupture des liens sensori-moteur. Apu est tellement empli d'émotion qu'il n'a pas à y réagir par une action ou des effusions. Cette retenue est à l'origine de la grande émotion du film.

Kanu Banerjee, qui joue Hori, le père, est un acteur professionnel connu à l’époque, la mère absolument bouleversante est interprétée par une actrice de théâtre amateur, Karuna Banerjee. A noter que, malgré leur nom de famille identique, ces trois-là n’ont aucun lien de parenté. Le dernier rôle important, celui de la fille, Durga, est joué de manière magistrale par Uma Das Gupta, auditionnée avec succès lors des préparatifs du film. A noter que les deux acteurs enfants quitteront la scène artistique et ne feront plus jamais de cinéma après la sortie du film.

Partir pour vivre de nouveau

Le film ne déploie qu'assez peu de mouvements de caméra. La figure récurrente est celle de l'élargissement du champ par zoom arrière : sur la famille occupée à l'écriture ou au coiffage de cheveux, lorsque la grand-mère raconte une histoire aux enfants, ou sur l'acteur de théâtre jusqu'à la scène entière. Le rétrécissement de champ est plus rare, notable toutefois lorsque Apu rentre de l'école et entend son père crier de douleur hors-champ à l'annonce de la mort de Durga. Deux travellings sont particulièrement marquants : celui le long de l'eau lorsque les enfants marchent derrière le marchand de bonbons, puis lors des préparatifs la fête du mariage de Tuna. Ils marquent les moments de bonheur, ceux où la fuite est possible.

A la poursuite du marchand de bonbons autour des rives de l'étang

Cette fuite est matérialisée par le train qui fait rêver les enfants lorsqu'ils entendent son sifflet dans la nuit. Ils iront au-delà des grands prés à sa recherche n'ayant que le temps de se retourner vers lui pour se promettre, sachant désormais où il se trouve, d'y revenir. Ce qui sera impossible du fait de la mort de Durga. Mais le train est aussi entendu par Sarbajaya lorsqu'elle demande à Hori de partir pour Bénarès afin qu'ils y vivent mieux de ses revenus de prêtre. Et c'est aussi en entendant le sifflet du train dans la nuit que Hori, après la mort de Durga, décide de partir. Cette fuite possible, le long de l'eau ou par le mouvement du train, est la grande leçon de Jean Renoir et plus généralement de l'école impressionniste française.

La musique est composée par un ami de Ray, un musicien en début de carrière, encore peu connu, un certain Ravi Sankhar qui allait devenir le plus grand, le plus influent musicien spécialiste de musique classique indienne du XXème siècle, la faisant découvrir à des homologues occidentaux aussi prestigieux que George Harrison ou Brian Jones lors de la décennie suivante. Il compose plusieurs morceaux pour le film usant des instruments traditionnels qu’il pratique, le sitar, la flûte de bambou. Le morceau pour accompagner la scène tragique, muette, des pleurs Sarbajaya et des "cris" de douleur de Hori à l'annonce de la mort de Durga est composé pour un instrument particulier, le Tar shehnai. La musique peut couvrir les paroles des personnages et s'y substituer, étant aussi expressive que ce que les personnages souhaitaient dire.

Sélectionné au festival de Cannes de 1956, le film gagne le prix du "document humain" mais reçoit une critique mitigée. François Truffaut aurait dit après avoir vu le film "Je ne veux pas voir un film avec des paysans qui mangent avec leurs mains". Le film est ensuite projeté aux Etats-Unis et en Angleterre

Jean-Luc Lacuve, le 6 décembre 2023

Sources :

Le village de Boral, près du canton de Garia à Calcutta, est l'endroit choisi par Satyajit Ray pour le tournage du film. Boral est devenu le décor de Nischindipur, village du Bengale perdu dans la forêt en 1910. Ray a commencé ses recherches pour le film en 1953. Dans sa recherche du cadre de Nischindipur, Ray a d'abord pensé aux villages de Jadavpur et Garia et s'est finalement installé à Boral à environ 6 miles de la résidence Ray à Tollygunge. Immédiatement après la partition, les villages de Jadavpur, Garia, Baghajatin et Bijoygarh ont connu un grand changement du fait des colonies de réfugiés. Boral était resté jusque-là relativement épargné. Cependant, par la suite, Boral devait également être absorbé par Calcutta.

Le lieu du tournage a été trouvé par hasard. L'un des amis de Bansi Chandragupta, directeur artistique et ami de Ray, a mentionné qu'il possédait une petite maison à Boral. Satyajit et Bansi sont allés voir le village, mais c'était un jour de mousson et il était impossible de le voir correctement. Ils revinrent lorsque le temps s'éclaircit et inspectèrent le village pour établir ses possibilités. Ils trouvèrent une maison qui n'était qu'un amas de ruines, mais elle était potentiellement apte à représenter la maison familiale délabrée d'Harihar Roy. C'est pourquoi ils ont décidé que la majeure partie de l'argent devait être dépensée par Chandragupta pour reconstruire cette maison. Elle a été louée à la famille Mukhopadhyay qui possédait la propriété. Des ajouts comme des murs extérieurs, des portes et une cuisine ont été ajoutés à la maison. Aujourd'hui la statue de Satyajit Ray, inaugurée par le gouverneur du Bengale occidental en 1990 marque le site du tournage du film. Derrière la statue, à environ 50 mètres se trouve la maison dont il ne reste presque plus rien. L'arbre qui a abrité Apu et Durga lors de la scène où Durga prend froid lors d'une pluie torrentielle existe toujours mais l'étang qui le borde a maintenant considérablement rétréci.

Retour