C'est la grève des ordures à Gotham City. Arthur Fleck a rendez-vous avec la fonctionnaire du ministère de la santé qui l’aide tant bien que mal à ne pas retomber dans la dépression et lui délivre ses antidépresseurs. Arthur survit difficilement. Il est employé dans une entreprise qui loue des clowns pour diverses réclames et interventions publicitaires. Un jour qu'il fait la promotion devant un magasin, de jeunes désœuvrés lui volent sa pancarte. Il les poursuit et, dans une rue déserte, se retrouve face à eux qui lui fracassent sa pancarte sur la tête et le tabassent violemment.
Arthur rentre chez lui s'occuper de sa vieille mère, Penny, qui s'obstine à envoyer des lettres à son ancien employeur, le milliardaire Thomas Wayne, persuadée qu'il les aidera à vivre mieux. Mais sa boîte aux lettres reste désespérément vide. Si Arthur tient le coup, c'est qu'il se croit une vocation de comique. Comme sa mère, il a pour idole le stand upper Murray Franklin, dont ils ne ratent aucune émission. Arthur copie les attitudes des vedettes invitées et s’entraîne pour un numéro de stand-up dans un cabaret. Randall, son collègue, qui le jalouse pour cela, lui offre néanmoins un revolver l'incitant à se défendre si on l'attaque de nouveau. Hélas quand Arthur s’éclate comme clown devant un public d'enfants malades dans un hôpital, son arme tombe. Son employeur qui n'attendait qu'un prétexte supplémentaire, le vire. En rentrant par le métro, il remarque trois yuppies qui importunent une jeune femme. Comme elle parvient à leur échapper, il ne peut masquer son rire nerveux, incontrôlable, dû à une lésion au cerveau. Ce rire déchaine la violence des yuppies qui le tabassent violemment avant qu'il ne sorte son arme et tue l'un de ses agresseurs. Il exécute ensuite ses deux collègues.
Son crime fait la une des journaux du lendemain qui relatent aussi que son déguisement de clown sert désormais d'emblème à ceux qui justifient son acte face à l'arrogance du système bancaire auquel appartenait les trois yuppies. Le milliardaire Thomas Wayne se déclare prêt à être maire pour rétablir l'ordre face à ces clowns; ce qui renforce encore la détermination de ceux qui veulent la fin du système.
Arthur a trouvé un engagement d'un soir dans un cabaret et y convie Sophie, sa belle voisine, mère d’un enfant, qui habite l'appartement d’à coté et qui ne s'est pas offusquée qu'il la suive une journée entière. Hélas, la performance d'Arthur est un échec du fait de sa maladie handicapante mais sans doute aussi parce qu’il n'a guère d'humour.
Effondré, il rentre chez lui et, pour une fois, ouvre la lettre que sa mère destinait à Thomas Wayne. Il comprend qu’il est son fils illégitime. Il tente alors d'entrer en contact avec lui. Il approche son fils, Bruce, mais le gardien lui affirme que sa mère est folle et avait déjà adopté un enfant lorsqu'elle travaillait chez Thomas Wayne. Un soir à l'opéra, Arthur tente de rencontrer celui qu’il prend pour son père mais celui-ci le frappe tout en lui confirmant que sa mère a été internée de longues années dans l’hôpital psychiatrique public de la ville
A son retour chez lui, Arthur découvre que sa mère a été victime d'un AVC. Sans doute parce que des inspecteurs sont venus l'interroger à son propos ; déguisé en clown et avec une arme, pourrait-il être l'assassin des trois yuppies ? Son aspect de paumé semble toutefois éloigner les soupçons. A l’hôpital, Arthur découvre que Murray se moque de lui en commentant sa pitoyable performance de stand-up. Heureusement, Sophie est là pour le réconforter auprès de sa mère. Arthur va à l'hôpital psychiatrique de la ville et découvre que sa mère y a bien été internée ; qu'il a été adopté puis retiré car elle laissait ses amants le tabasser jusqu'à causer ses lésions au cerveau.
Une assistante de Murray le convie à participer au show. Arthur accepte et prévoit, tant il est déprimé et comme clou de son spectacle, de s'y suicider. Quand Randall et Gary, ses anciens collègues, viennent lui rendre visite, inquiets qu'il ait pu commettre un meurtre avec l'arme de Randall, Arthur cogne Randall à mort et épargne Gary. Le soir, au show télévisé, Arthur a toujours l'intention de se suicider. Mais face à l'arrogance de Murray, auquel il demande de l'appeler le joker comme il le fit lors de son premier commentaire désobligeant, il l'abat. La ville n'attendait qu'un signal pour se révolter et fait d'Arthur son idole. Un des clowns assassine Thomas Wayne et sa femme devant leur fils, Bruce.
Joker est acclamé par la foule mais il semble cette fois errer dans les couloirs de la folie. Il vient d'assassiner la psychiatre ; elle lui posait toujours les mêmes éternelles questions.
Plutôt que de faire le portrait du Joker dans le monde fantastique des Batman de DC Comics, Phillips ancre le portrait de son ennemi le plus célèbre dans un Gotham qui évoque le New York en 1980. Ni névropathe glorieux comme Jack Nicholson dans Batman (Tim Burton, 1989) ou personnage ambivalent torturé comme Heath Ledger dans The Dark Knight : Le Chevalier noir (Christopher Nolan, 2008), Joker trouve un ancrage social et politique très contemporain sans toutefois que Phillips ne se décide à en faire une figure emblématique de l'insoumission.
Naissance d'un monstre
Classiquement, Phillips explique le comportement violent de son héros par une cause accidentelle, la légitime violence face à une agression, qui devient structurelle du fait des excès de traumatismes psychologiques et sociaux subis : une mère folle qui va de plus se révéler avoir été mal-aimante, une lésion cérébrale qui le fait rire au plus mauvais moment, le faux espoir d'un père respectable, un métier où il est exploité, une passion moquée par celui qui est son idole, la fin de son traitement médicamenteux du fait des coupes budgétaires municipales.
Phillips accrédite aussi la révolte populaire contre des édiles qui ne font rien pour le peuple. Le petit Bruce et son père, Thomas Wayne, apparaissent bien moins des défenseurs du droit et au service des citoyens qu'au service de leur propre morgue. L'ordre des puissants est secondé par le monde du divertissement avec le show télévisé de Murray Franklin qui glorifie le succès et la décence et se moque volontiers des marginaux. C'est parce qu'il veut prouver qu'il est le plus fort que Murray invite Arthur, vexé des réactions populaires favorables à celui-ci qui ont suivi ce qu'il croyait être un éreintement en règle. Là aussi, c'est sa morgue qui le tuera.
Un fou irrécupérable
Arthur n'a pas de message politique à transmettre; ce n'est pas V pour Vendetta (James McTeigue, 2006) et Phillips ne va pas jusqu'à justifier son crime. Il n'en fait pas un héros populaire; ce qu'il pourrait être en prenant la tête de la révolte des insoumis de la ville. A la fin, le joker erre dans les couloirs de la folie.
Cette fin est peut-être un peu déceptive et Phillips ne l'appuie pas. Elle est bien moins lourdement explicative que lorsqu'Arthur pénètre dans l'appartement de Sophie et que celle-ci se montre terrorisée. Une séquence vient alors reprendre toutes les occurrences où Sophie est venue réconforter Arthur et montrer ainsi qu'elles n'ont jamais eu lieu en dehors de l'esprit de celui-ci. Pourtant la lumière chaleureuse qui englobait ces moments et l'angélisme de Sophie suffisaient à en montrer le caractère mental.
Politiquement, c'est l'arrogance des puissants qui déclenche la révolte populaire. Thomas Wayne, dans son discours de futur maire à la télévision prétend que "ceux qui n'ont rien" qui s'attaquent aux citoyens qui ont réussi sont des "clowns". Il n'en faut pas davantage pour que le peuple se révolte et porte le masque des clowns pour menacer les riches trop arrogants.
Un court flash-back lors de l'entretien avec la fonctionnaire du ministère de la santé avait indiqué qu'Arthur avait déjà été interné en hôpital psychiatrique. La séquence finale indique que cette fois il va y errer longtemps, s'en échappant peut-être parfois pour être l'ennemi public n°1. Gotham l'orgueilleuse a suscité en son sein son ennemi qui n'en demandait pas tant.
Jean-Luc Lacuve, le 19 octobre 2019
Le Joker : des DC Comics à Todd Phillips (conférence de Jean-Benoit Massif donnée au ciné-club le 9 janvier 2020)
Le film se déroule en 1981 comme l'indique les films à l'affiche des cinémas : Blow out et Zorro the gay blade (Peter Medak, 1981). Contrairement à un film social où il est exagéré d'accumuler les péripéties qui détruisent la force documentaire; ici c'est un destin individuel, extraordinaire qui est retracé. Le film redonne ainsi une histoire au Joker : toutes les barrières qui retenaient Arthur Fleck (Joaquin Phoenix) d'aller vers la folie vont tomber une à une.
Ce parcours est absent des DC comics et moins travaillé dans Batman (1989) de Tim Burton. Jack Napier (Jack Nicholson) est déjà gangster avant de devenir Joker. Il a tué les parents de Bruce Wayne dans sa jeunesse. Celui-ci s'en rend compte lorsqu'il l'entend prononcer la phrase "J'aime bien faire danser mes victimes avant de les tuer" qui l'avait évidement marquée. Il pousse ainsi Jack dans la cuve de produit chimique qui le défigure. Batman et le Joker sont alors indissociablement liés dans la folie. "Tu m’as fait" lui dit ce dernier en haut de la cathédrale dans le combat final. Mais Batman peut aussi lui répondre : "toi aussi tu m’as fait" traumatisé qu'il est depuis la mort de ses parents.
Le Joker interprété par Heath Ledger dans The dark knight, le chevalier noir (Christopher Nolan, 2007) n'a pas d’identité connue et l'origine de son comportement reste inconnu (il donne plusieurs explications différentes dans le film à ses commissures de lèvres découpées ; cause une diction particulière "salivation/déglutition"
Jack Nicholson faisait preuve du meilleur de son jeu expressionniste. La performance de Heath Ledger lui permet de remporter une trentaine de prix, notamment l'Oscar du meilleur acteur dans un second rôle en 2009 à titre posthume puisqu'il meurt d'une overdose de médicaments, liés à ses problèmes d'insomnie en janvier 2008. La performance toute aussi exceptionnelle de Joaquim Phoenix renvoie aux innocents devenus monstrueux tels que Lon Chaney les incarnait avec une emphase qui savait rester humaniste.
La valse des pantins (Martin Scorsese, 1982) a probablement inspiré Todd Phillips. Robert De Niro joue ici la star du stand-up et non plus le névropathe face à Jerry Lewis qui incarnait le modèle comique. Arthur est amoureux de sa voisine, Sophie jeune femme noire, comme De Niro est amoureux de Masha.
Taxi driver (Martin Scorsese, 1982) est probablement le sous-texte le plus important du film. Lorsqu'Artur rencontre Sophie (et sa fille Gigi) dans l’ascenseur qui fonctionne mal, elle mime avec ses doigts un flingue sur la tempe en disant que l’immeuble est pourri. Arthur Fleck reproduit ce geste quand il s’introduit chez elle et qu’on découvre qu’il a fantasmé les séquences où elle l’aimait. Dans Taxi Driver, Travis Bickle (Robert de Niro) mime à plusieurs reprises avec ses doigts un pistolet, notamment dans le final de la scène de carnage.
Dans Taxi Driver, (16’ environ) Travis Bickle, pendant la pause, son collègue taxi lui demande s’il a un flingue, s’il en veut un vu qu’il va dans tous les quartiers mêmes les plus dangereux (scène équivalente à celle du vestiaire dans Joker, où le collègue d'Arthur lui offre un pistolet après l’agression par les ados) « Travis, tu vas dans tous les quartiers hein ? Et t’as un flingue ? – Non – Il t’en faut un ? – Non – Si t’en as besoin, je connais un type qui peut te fournir ce que tu veux »
Dans Taxi Driver, (17’ environ), prolongement de la scène de proposition de flingue, De Niro/Travis Bickle a mal au crâne, il se perd dans la contemplation de son médoc effervescent dans son verre. L’eau trouble et bouillonnante figure sa confusion mentale. Il abandonnera les médocs et la malbouffe quand il se « reprend en main » (entraînement physique) après son échec avec Betsy.
Arthur lui n’aura plus accès aux siens par la force des choses (fin des aides sociales) La violence devient la solution aux troubles dans les 2 cas. Dans Taxi Driver, (55’ environ) Travis Bickle, abandonne les médocs et la malbouffe et se « reprend en main » (entraînement physique) après son échec avec Betsy. Arthur prétend lui se sentir mieux sans médicament en tous les cas désinhibé pour son premier meurtre délibéré, celui de son collègue.
Dans Taxi Driver, (48’ environ), DeNiro/Travis Bickle regarde seul à la télé le candidat à la présidence Palantine (« je mise à fond sur le peuple »), dont Betsy (qui a plaqué Travis après la piteuse scène dans le cinéma porno) assure la campagne à New York. Le slogan du candidat à la présidence Palantine apparaît partout tout au long du film (« We are the people »). DeNiro/Travis Bickle ne s’intéresse pas à la politique (son soutien à Palantine, notamment quand il le transporte dans son taxi, n’est qu’intéressé par ce qu’il pourrait lui apporter aux yeux de Betsy), ce qui le meut relève plus de la morale (« nettoyer la ville, donner un bon coup de serpillère »).
Quand il fait le deuil de son amour pour Betsy, il tente un attentat sur Palantine, puis se lance dans son action punitive contre les maquereaux d’Iris. Il reprend à son compte le slogan (badge sur sa veste militaire) et applique le discours de Palantine (il prend le pouvoir et nettoie la ville à sa façon) .Arthur regarde avec sa mère l’intervention à la télé de Thomas Wayne qui débine le type déguisé en clown qui a tué ses bons employés traders dans le métro. Il assure qu’il remettra de l’ordre une fois élu.
Pour Arthur, l’homme politique Thomas Wayne ne présente pas d’intérêt, dans le show télé final il dit bien que son action n’a rien de politique, bien qu’elle inspire un mouvement social anti-riches.
(En PDF, texte d'introduction et conférence)