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Etre et avoir

2002

Avec : Georges Lopez, Jojo, Julien, Marie, Olivier, Nathalie, Jonathan. 1h44.

Il existe encore un peu partout en France ce qu'on appelle des classes uniques. Elles regroupent autour d'un seul maître d'école tous les enfants d'un même village, des plus petits aux grands du CM2. Certains enseignants ont choisi ce destin. D'autres ont atterri là par hasard. Dans un petit village d'Auvergne, monsieur Georges Lopez s’occupe d’une classe d'une douzaine d’enfants de 3 à 12 ans...

Si Nicolas Philibert tient tant à ce que l'on parle de son film comme d'un document et non comme d'un documentaire c'est, qu'à la différence de ce dernier, il n'a pas valeur d'exemple. Les classes uniques disparaissent au profit des regroupements pédagogiques et la classe type : urbaine, bondée, mélangeant des classes sociales disparates n'a aucune chance d'être celle de cette commune du Puy-de-Dôme regroupant seulement treize enfants âgés de quatre à dix ans allant de la maternelle au CM2 et dont les parents sont presque tous paysans.

Etre et avoir n'illustre donc pas la société d'aujourd'hui mais parle plus sûrement des valeurs fondamentales. Celles de l'être et de l'avoir, même si le titre du film fait plus simplement référence aux deux verbes que l'on commence à apprendre en classe. Le film parle de l'être lorsqu'il s'éveille à l'acquisition de la connaissance, de l'esprit lorsqu'il sort de la matière.

Si Philibert ne veut pas transformer la réalité, il ne cherche pas non plus vraiment à se faire oublier comme en témoignent les nombreux regards caméra des enfants. Seul Georges Lopez ne regarde jamais l'objectif (exepté pour l'interview dans une belle lumière orange, autre impureté documentaire !) car celui-ci est son double et poursuit le même but que lui. Il en amplifie même le parcours pour lui faire atteindre la dimension du mythe : la beauté de l'illumination de la compréhension que recherche le maître résonne avec ce que l'homme cherche naturellement et avec la splendeur de la nature. La difficulté d'apprendre résonne avec la difficulté de guider les vaches dans la tempête, avec la difficulté des sapins de se tenir droit sous la neige ou des enfants à se rendre à l'école par tous les temps. Et l'acquisition de la connaissance délivre la même joie simple et inattendue que la sortie de la tête d'une tortue de sa carapace pour humer l'air ambiant ou que l'apparition d'un arc-en-ciel ou d'un arbre majestueux sur l'horizon.

Les plus belles scènes du film sont en effet celles qui filment l'effort plus que la réussite. Les premiers mots "maman" tracés sur une feuille, l'impossibilité de compter jusqu'à sept pour cet enfant qui n'a pourtant fait qu'apprendre ce chiffre depuis le matin, la multiplication compliquée de Julien. A la différence des parents de Julien, Georges Lopez n'a pas besoin de se fâcher ou de menacer d'une claque. Il est certain, qu'à un moment ou un autre, la compréhension finira par advenir. Si l'inénarrable Jojo est son préféré c'est que l'effort et la joie se lisent sur son visage. Chez lui l'erreur est presque une grâce, ainsi l'énumération des doigts de la main : "le pouce, l'index, le majeur, l'annulaire et l'auri..zontal."

La caméra adopte la même certitude sereine que l'instituteur, sachant même en filmer ses défauts. Jojo aurait ainsi bien mérité d'être poussé dans l'herbe, ou puni pour la photocopieuse qu'il a détraqué pour impressionner sa copine. Autant de fautes sur lesquels passe le maître en adoration devant cet enfant dans lequel il se reconnaît et qui pousse avec lui l'obsession pédagogique un peu loin pour lui faire découvrir que l'on peut compter jusqu'à l'infini. Le maître ne réussit pas non plus toujours, notamment à sortir Nathalie de sa coquille. Il garde cependant toujours espoir, la forçant à regarder la réalité en face (comme il l'a remarquablement fait avec le sensible Olivier) et l'encourageant à venir lui parler l'an prochain.

Philibert ne dramatise jamais la réalité. Le plaisir pris à suivre le parcours du bus de ramassage scolaire sous la neige est une autre illustration de l'obstination naturelle des enfants à apprendre et non une scène de suspens qui guetterait l'accident possible. Et pourtant il s'agit à peu près du même filmage que celui qui précède l'accident tragique du film d'Egoyan De beaux lendemains.

Pour ritualiser l'effort et la grâce, Philibert manipule cependant discrètement le réel en réorganisant l'espace temps. Seul le déroulement des saisons est intégralement respecté. En revanche les points d'orgue du déroulement habituel d'une journée de classe ou d'une année scolaire sont disséminés dans le film pour relancer l'intérêt lorsque la répétition menace. Ainsi l'arrivée des petits qui réclament maman arrive-t-elle à la fin. Le début de la journée, avec les enfants qui s'assoient sur l'ordre du maître s'insère au milieu du film ainsi que le travail du soir dans les familles. La plus émouvante intervention concerne la présentation physique de l'espace de la classe. En effet, si l'on comprend progressivement que les enfants sont répartis en trois groupes : maternel, C.P. et CM1-CM2, la classe elle-même dans son ensemble n'est montrée qu'au milieu du film dans un superbe plan général. Au lieu de l'exposer au début, en guise d'explication, il nous la sert sur une musique un rien lyrique lorsqu'elle est un peu devenue la notre.

Jean-Luc Lacuve le 02/09/2002

Propos (source Le Monde et Télérama) :

"J'avais prévenu Julien que j'allais venir le filmer pendant ses devoirs, raconte Nicolas Philibert. Quand je suis arrivé, il m'a dit : "C'est bon, j'ai tout fini." Je l'ai traité d'escroc et je lui ai donné une multiplication un peu vache avec plein de chiffres et des virgules, pour que ça dure un peu. Sa mère est rentrée de l'étable et s'est assise à côté de lui, puis l'oncle, puis le père. Quant à la gifle, vous ne croyez quand même pas que je suis capable de dire : "On la refait, mais avec une baffe.""


Le cinéaste explique aussi qu'il n'a pas réalisé "un casting d'enfants", ni même celui du maître, qu'il a choisi une classe parmi d'autres. Il demande alors aux enseignants : "Auriez-vous accepté d'accueillir une équipe pendant dix semaines dans votre classe ? C'est une mise en danger." Un danger contrebalancé par la solidité du personnage central d'Etre et avoir, Georges Lopez, l'instituteur. "A l'écran, il est proche de ce qu'il est, dit Nicolas Philibert, il n'a pas cherché à être maître de son image."Les enfants aussi ont été traités avec précaution : "Il n'y a pas une séquence où les enfants ont été filmés à leur insu. Quand je filme Olivier, je suis prêt à le faire parce que c'est la huitième semaine de tournage. Après je me repose la question au montage : est-ce qu'Olivier sera assez fort pour supporter ce moment ? Et finalement, à la projection, ça s'est bien passé."

"J'ai l'impression d'avoir filmé un homme de son temps, répond Nicolas Philibert. Dans sa classe, il y a des ordinateurs, que j'ai filmés, mais je n'ai pas gardé ces images. Si j'ai tourné dans une classe unique, c'est parce qu'il y a un mélange des âges, et que nous sommes dans un monde où l'on ne se mélange pas beaucoup. Etre avec les autres est un thème récurrent dans mes films."

Test du DVD

Editeur : Montparnasse, novembre 2009. Nicolas Philibert, L'intégrale.

DVD1 La Voix de son maître (1978). DVD2 La Face nord du camembert (1985), Trilogie pour un homme seul (1987), Vas-y Lapébie ! (1988). DVD3 La Ville Louvre (1990). DVD4 Le Pays des sourds (1993). DVD5 Un animal, des animaux (1994). DVD6 La Moindre des choses (1996). DVD7 Qui sait ? (1998), Nénette (2009). DVD8 Être et avoir (2002). DVD9 Retour en Normandie (2006).

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