"Le drame de la vie commence avec le lien entre parents et enfants" (Paroles d'un nain de Ryosuke Akutagawa).
1923, à Shinshu, petit village de montagne au centre du Japon, Otsune, une fileuse de soie élève seule son fils unique, Ryosuke. Celui-ci est en âge d'aller au lycée mais semble accepter la décision de sa mère qui s'y oppose car les études sont trop coûteuses. Ils reçoivent alors la visite d'Okubo, le professeur de Ryosuke qui apprend à sa mère stupéfaite que celui-ci lui a appris qu'il ira au lycée. Okubo s'en réjouit car Ryosuke est un bon élève et qu'il mérite de bonnes études ce que lui-même n'a pas eu mais qu'il se promet de rattraper en allant vivre à Tokyo. Une fois Okubo parti, Otsune gifle son fils pour ne lui avoir pas dit qu'il avait annoncé son départ et lui réaffirme que le lycée est trop cher
Otsune apprend pourtant bientôt qu'Okubo part pour Tokyo et, ne voulant pas que son fils soit le seul à rester près d'elle pour veiller sur elle maintenant qu'elle est vieille, accepte de payer ses études au lycée. Elle l'encourage même à poursuivre en faculté espérant pour elle et pour son défunt mari que Ryosuke devienne un grand homme. Elle est prête à tout sacrifier pour l'éducation de son fils pourvu qu'il travaille bien. Ryosuke promet en pleurant de devenir un grand homme
Shinshu, 1935. Otsune est maintenant une veille ouvrière qui travaille à l'écart des métiers à tisser mécanisés où s'activent de jeunes ouvrières. Elle apprend à sa collègue que Ryosuke, à 27 ans, vient de trouver du travail à Tokyo et qu'elle a l'intention de lui rendre visite au printemps. Il doit songer à se marier
Tokyo, 1936. Ryosuke est venu chercher sa mère au train et la ramène en taxi chez lui. Ils doivent faire la fin du chemin à pied pour retrouver la cité ouvrière de l'autre côté d'un champ. Durant ce court trajet Ryosuke apprend à sa mère qu'il est marié. Sa femme, Sugiko, les accueille gentiment et Otsune découvre alors que le couple a aussi un fils d'un an, prénommé Giichi, comme son mari décédé.
Ryosuke apprend à Otsune qu'il a épousé la fille du patron du restaurant où il déjeunait étudiant. Ila démissionné il y a six mois de son poste à la mairie et survit difficilement en donnant des cours du soir dans une école comme professeur de mathématiques. Il y surveille plus ou moins bien un exercice de géométrie mettant en jeu le théorème de Simson. Il demande cinq yens à un collègue puis cinq à un autre, le vieux Matsumura, auquel il promet le remboursement de 10 % d'intérêt. Ryosuke peut ainsi revenir les bras chargés de beignets et d'un oreiller pour sa mère.
Le lendemain Ryosuke et Otsune vont rendre visite à Okubo qui, à la grande surprise de cette dernière, tient une échoppe d'escalopes panées. Ils évoquent le pays. Le second fils d'Okubo, de six ans, pleure jusqu'à ce que son père lui donne un peu d'argent. Okubo s'excuse de l'avoir mal éduqué. "Je ne pensais pas faire ce métier en arrivant à Tokyo. On ne fait pas toujours ce que l'on veut dans la vie" conclut-il. Survient alors la femme d'Okubo portant sur le dos leur quatrième enfant. Pendant que Sugiko coud, Ryosuke emmène Otsune voir La vie tendre et pathétique, film parlant autrichien de Willi Forst. Otsune, fatiguée, s'endort pendant la projection. Le soir cependant Sugiko s'inquiète du bruit de l'usine proche qui empêchera peut-être Otsune de dormir alors que Ryosuke constate qu'il n'a plus d'argent pour promener sa mère dans Tokyo. Quand Otsune revient du bain public, elle se félicite d'avoir vu le temple d'Asakusa et son énorme lanterne, le parc d'Ueno et le sanctuaire Yasukuni. Ryosuke va chercher des nouilles chinoises.
Le lendemain devant l'incinérateur, "où il y a tant de déchets chaque jour", Ryosuke avoue ne pas être le grand homme qu'il voulait devenir. Il regrette d'être venu à Tokyo et le sacrifice de sa mère. Elle lui reproche de penser ainsi alors qu'il n'est qu'au début de sa vie. Le soir Ryosuke médite devant le néon du bar à proximité de l'école. La nuit Otsune ne parvient pas à s'endormir. Ryosuke se doute que la conversation de l'après-midi a déçu sa mère. Il lui dit avoir été encouragé par ses sacrifices mais n'avoir réussi qu'à être un petit prof du soir ; qu'il est trop dur de réussir à Tokyo comme le prouve Okubo, devenu cuisinier de porc pané. Otsune réaffirme qu'elle n'aime pas sa façon de penser; qu'elle n'a jamais renoncé à rien et qu'elle ne veut pas qu'il renonce. Les sacrifices qu'elle fit, c'est pour qu'il réussisse, c'est dorénavant sa raison de vivre. Elle n'a plus sa maison. Elle l'a vendu avec toutes ses terres. Elle loge dans le dortoir de l'usine. . Ryosuke ploie sous le poids d'une telle révélation et Sugiko, qui a suivi toute la conversation derrière le paravent, sanglote. L'usine continue de faire entendre ses machines. La nuit fait place au jour.
Le matin, Otsune berce l'enfant s'interrogeant sur son destin et reçoit la visite de Tomi, le fils de la voisine. Sugiko a vendu son kimono et donne de l'argent à Ryosuke pour emmener sa mère en balade. Reconnaissant, il lui propose de venir avec eux ce qu'elle accepte avec joie. Ils demandent à la maman de Tomi de surveiller la maison. Mais survient alors un camarade de Tomi qui vient leur annoncer que Tomi a reçu une ruade de cheval. Il voulait tant le gant de baseball de son camarade qu'il a énervé un paisible cheval. Ryosuke emmène l'enfant à l'hôpital et Donen de l'argent à la mère pour l'aider à payer les frais. Elle remercie Ryosuke et sa mère pendant que la fillette réclame une balle.
Le soir, Otsune est ravie, bien plus que si son fils lui avait montré le plus bel endroit. "Quand on est pauvre, on s'émerveille d'une réaction comme la tienne. Peut-être est-ce mieux que tu ne sois pas riche". Elle se dit fière de lui ; que ce sera le meilleur souvenir de son séjour.
Après son départ, Ryosuke avoue qu'il ne voulait pas qu'elle vienne. Lui-même ne serait pas heureux si son fils était un demi-prof. Le mot laissé par sa mère avec de l'argent en cadeau pour le petit fils désole aussi le couple. Ryosuke décide de passer sa licence. Il invitera alors sa mère. Il veut aussi que son fils soit fort. Sugiko rend grâce à Otsune et envie Ryosuke de l'avoir. Elle sanglote.
Dans l'usine de Shinshu, Otsune lave le sol. Elle ment à son amie, lui déclarant que Tokyo fut une grande fête, que son fils est devenu quelqu'un. Elle peut certes dire qu'il a une bonne épouse mais pas n'avoir plus de soucis à se faire. Elle porte en effet alors son seau d'eau très lourd à l'extérieur et, épuisée, s'assoit sur une murette en se demandant probablement si tous ces sacrifices en valaient la peine.
Premier film parlant d'Ozu, Le fils unique est aussi le premier à mettre en évidence le lien entre parents et enfants comme structurant la vie entière, c'est à dire lui donnant son sens et son poids. La conclusion est ici particulièrement amère, en phase avec l'implacable pression sociale du Japon des années 1930.
Un film parlant pour transmettre
Ce n'est que suite au déménagement des studios de la production Shôchiku à Ofuna qu'Ozu adopte tardivement le parlant. Le système Mohara avait permis, cinq ans auparavant, les premiers films parlants japonais. Le film comporte trois extraits de La vie tendre et pathétique, film parlant de l'autrichien de Willi Forst, réalisé en 1933. Une femme de Tokyo (1933) nous faisait déjà assister à une autre séance de cinéma. On y voyait un extrait de Si j'avais un million (1932), le sketch de Lubitsch avec Charles Laughton. Ozu y exprimait ainsi son admiration pour le cinéaste américain. L'extrait choisi ici est en adéquation avec le goût pour la culture germanique dont fait preuve Ryosuke. Il montre aussi la difficulté de transmettre la culture savante (C'est une biographie de Schubert) du fils vers la mère... puisque celle-ci s'endort. Elle préfèrera d'ailleurs toujours l'expérience vécue avec son fils plutôt que les monuments culturels qu'il lui montre.
Le film s'ouvre par un aphorisme d'Akutagawa Ryunosuke (1892-1927) tiré de son recueil Paroles d'un nain (1923-1925) : "Le drame de la vie commence avec le lien entre parents et enfants". Ce drame est illustré par l'histoire de Ryosuke et Otsune mais aussi celle de Tomi et de sa jeune soeur que leur mère élève seule. Mais ce drame est aussi celui, en creux, de Sugiko, la femme de Ryosuke, qui envie son mari d'avoir une telle mère.
Dans les scènes clés de la double discussion devant l'incinérateur puis, le soir à la maison, de la mère et du fils, c'est la mère qui, toujours, encourage son fils, déçu par les promesses de la grande ville, à poursuivre sur le cycle de la vie. Pareillement, pour servir d'exemple à son fils encore bébé, Ryosuke se décide à reprendre ses études. Entre le chapeau jeté sur le sol, signe d'une respectabilité qui lui fait encore défaut, et le biberon sur lequel il médite sur les valeurs à transmettre à son fils, se joue le temps et le sens d'une vie.
Les opsignes de Ozu, espaces ou paysages vides, sans personnages et sans mouvements d'appareil sont ici très présents : linge qui sèche, fumée sortant des incinérateurs. L'un d'eux, sans doute l'un des plus longs de tout son cinéma, fait suite à l'explication entre la mère et le fils, avec la belle-fille qui sanglote cachée derrière le paravent. C'est un plan fixe de 55 secondes, sans personne dans le cadre avec sanglots de la femme durant une vingtaine de secondes, le bruit de l'usine puis la nuit faisant place au jour. Toujours durera l'inquiétude des parents pour les enfants semble dire ce plan où figure le dessin accroché à l'envers, offert par Okubo, qui est censé empêcher les enfants de pleurer. Pur plan de médiation sur la transmission toujours nécessaire des parents aux enfants, il atteint à l'absolu d'une identité du mental et du physique, du réel et de l'imaginaire, du monde et du moi.
Un contexte social oppressant et bouché
Cette nécessaire implication des parents se double ici d'un véritable sacrifice. La mère de Tomi se sentira probablement obligée d'offrir le gant de baseball à son fils et la balle à sa petite fille qui la lui réclame en la tirant par la manche dès qu'elle a entendu sa mère, bourrelée -bien à tort- de remords, consentir à la demande de son frère. Face à l'intransigeance des enfants pourra-t-elle faire mieux qu'Okube, obligé de donner un peu d'argent à son fils pour écourter sa crise de larmes ?
Ces demandes cruelles sont discrètement traitées par Ozu. Plus terrible est la séquence finale où Otsune, à bout de force, se repose après avoir jeté le lourd seau d'eau sale. Son regard se dirige vers l'horizon que ne lui montre qu'une enceinte close, un portail clos pour elle, condamnée à l'usine jour et nuit maintenant qu'elle n'a plus de maison.
Le contraste était déjà grand entre l'usine en pleine nature décrite en 1923 avec une mécanisation modérée et l'usine de 1935 avec les ouvrières en rang, serrées les unes à côté des autres, parquées derrière leur machine. La situation d'Otsune en 1935 était encore montrée comme plutôt privilégiée, à l'écart des machines, en train de coudre avec une autre ouvrière âgée. Le retour en 1936 montre en revanche la dure condition qui est désormais la sienne à laver le sol. Elle sort porter les lourds seaux d'eau sale à l'extérieur de l'usine. Elle s'assoit sur un muret et les trois plans qui suivent, de plus en plus rapprochés sur la clôture de la cour, indiquent que la mort est son seul horizon.
Pareillement, les grandes réalisations de Tokyo, les ponts modernes sur le fleuve, sont évoqués oralement mais laissés hors champ alors que la cité ouvrière, à l'écart du centre où est omniprésent le bruit des machines, est désormais le cadre de vie de Ryosuke... à moins qu'il ne reprenne de possibles études.
Jean-Luc Lacuve, le 11/07/2013.
1/L'idée du film est attribuée à James Maki et le scénario à Tadao Ikeda et Masao Arata. Musique Senji Ito.
2/Akutagawa Ryunosuke (1892 1927), grande figure de la littérature japonaise moderne, qui marqua vivement ses contemporains comme les générations à venir, il manifesta des signes précoces d'intelligence dès son plus jeune âge. Par suite du délire mental de sa mère, peu après sa naissance, son père, Niibara Toshizo, le confia à son oncle maternel, Akutagawa Michiaki, qui l'adopta officiellement en 1904. Au sein de cette nouvelle famille profondément attachée aux arts traditionnels, il acquit sur la culture du Japon et de la Chine ancienne des connaissances exceptionnellement vastes. Pendant sa propédeutique, il fut également familier des auteurs occidentaux tels que Maupassant, Anatole France, Ibsen, Baudelaire et Strindberg. Un court récit, le Nez, remarqué par Natsume Soseki, le fait connaître en 1916, alors qu'il est encore étudiant en littérature anglaise à l'Université impériale de Tokyo. Le recueil Histoires qui sont maintenant du passé, dont il tire la Porte Rasho (Rashomon, 1915), apparaît comme le modèle de ses huit premières années de création au cours desquelles il produit essentiellement de brefs récits « historiques », univers clos débouchant sur l'étrange, voire le fantastique : Gruau d'ignames (1916) ; les Portes de l'enfer (1918) ; Lande morte (1918), avec le personnage de Basho ; et Dans le fourré (1922), dont Kurosawa Akira fit un film primé à Venise en 1951, sous le nom de Rashomon. À partir de 1918, année de son mariage, suivi par le contrat de publication avec le journal Osaka Mainichi Shinbun, dont il devient collaborateur exclusif, les années fertiles de production littéraire se suivent. Il s'inspire aussi de récits chrétiens japonais du xviie s. dans une série de romans, comme le Diable et le Tabac (1916), le Martyr (1918), la Vie de saint Christophe (1919). Il poursuit ses réflexions sur le christianisme dans les Sourires des dieux (1922), et enfin son uvre posthume l'Homme de l'Occident (1927). À partir de les Mandarines (1919) et l'Automne (1920), il abandonne progressivement le recours au passé : sans cesser d'écrire de pures fictions comme le Truck (1922), récit destiné aux enfants, ou les Kappa (1927), il puise de plus en plus dans sa vie personnelle. Malade, atteint de neurasthénie qui s'aggrave depuis 1922, il écrit Extraits du carnet de notes de Yasukichi (1923), les aphorismes regroupés sous le titre Paroles d'un nain (1923-1925), À mi-chemin de la vie de Shinsuke Daidoji (1925), où il évoque son enfance, Villa Genkaku (1927), où plane l'ombre de la mort, et Engrenage (1927), poignants paysages psychologiques extrêmement lucides d'un abandon sans salut. Son style s'épure dans Bord de mer (1925) et Mirage (1927), et plus parfaitement encore dans la Vie d'un idiot (1927), uvre posthume autobiographique en forme d'une lettre testament. Il se donna la mort le 24 juillet 1927.
Editeur : Carlotta-Films. Octobre 2013. Nouveau master restauré haute définition. Version Originale Sous-titres Français. 17 €. | |
Supplément : Un entretien exclusif avec Jean-Jacques Beineix |