En 1844, non loin de New York, le dernier descendant d'une riche famille hollandaise, Nicholas Van Ryn, défend avec brutalité les privilèges acquis depuis deux siècles par ses ancêtres, Ses terres sont exploitées par des fermiers qui lui versent de très lourds impôts. La révolte gronde, menée par un certain Bleecker et soutenue par un jeune médecin, Jeff Turner. Le désespoir de Van Ryn est de n'avoir eu qu'une fille, Katrine, de son union avec Johanna, femme craintive et maintenant stérile. Or, la vie va changer à Dragonwyck, l'immense et sinistre demeure des Van Ryn, lorsqu'y arrive une lointaine cousine, la charmante Miranda Wells, fille de fermiers très croyants. Nicholas est sensible au charme de la jeune fille dont tout, pourtant, le sépare : la naissance, la richesse et la foi en un Dieu que, lui, rejette.
Une nuit, en dépit des soins prodigués par Jeff Turner, Johanna meurt dans des conditions mystérieuses. Quelques mois plus tard, Miranda épouse Van Ryn et lui donne un fils qui meurt presque aussitôt. Nicholas s'enferme alors dans une tour du château et, sous l'empire de la drogue, nourrit à l'égard de son épouse une haine que la pauvre Miranda tente en vain de combattre avec l'aide de Peggy, sa bonne infirme, et du docteur Turner. Ce dernier comprend à temps que Van Ryn va empoisonner Miranda comme Johanna. Démasqué, Nicholas s'enfuit et va affronter une dernière fois ses fermiers qu'en sa démence il menace de son revolver. C'est lui qui sera abattu. Miranda retourne chez ses parents. Jeff Turner viendra lui rendre visite...
Le premier plan s'ouvre sur un grand espace devant l'héroïne. Cette promesse de liberté est immédiatement niée par le plan suivant, où la lettre à la main, Miranda rentre chez elle dans un espace refermé, une cuisine exiguë aux plafonds bas. L'enfermement spatial est renforcé par la régression temporelle avec des ustensiles de cuisine archaïques et la mère qui cuisine dans l'âtre. Le décor métaphorise ainsi l'enfermement de Miranda qui rêve de la liberté promise par la lettre.
L'itinéraire de Miranda sera ainsi celui d'un parcours d'un enfermement à l'autre, de la ferme du Connecticut archaïque à la monstruosité architecturale de Dragonwicz, avec ses plafonds trop hauts, son goût du bizarre, de l'ostentation, du trop grand, du trop orné, du trop fragile. Cette architecture, fausse historiquement, est dramatiquement forte car elle s'oppose à celle du Connecticut. Le film laisse néanmoins une porte ouverte. Revenue dans le Connecticut, Miranda y recevra probablement la visite du docteur et une vraie promesse de liberté.
L'opposition entre le monde calme de Miranda et la folie de Van Ryn est métaphorisée par la citation de Vermeer, où la pose et l'éclairage de Miranda évoquent ceux de La dentellière. On bascule ensuite dans un décor fantastique expressionniste, gothique, celui de la pièce interdite à laquelle on accède par un escalier. Là encore, les décors matérialisent la psychologie des personnages.
Le décor naturel apparaît dans une seule grande scène : celle de la fête où Miranda rencontre le jeune docteur qui lui est ainsi désigné comme l'homme de la liberté. Au contraire, l'atmosphère champêtre est cassée, raidie, par le fauteuil de Van Ryn, artificiel et ostentatoire.
On notera que Mankiewicz tenait particulièrement à cette atmosphère champêtre puisqu'il a déplacé l'équipe de tournage à plus de 200 kilomètres des studios pour obtenir une campagne verdoyante. Par ailleurs Mankiewicz qui quelques années auparavant avait refusé le scénario le trouvant trop proche de Rebecca, trouvait le personnage du docteur bien fade par rapport à celui de Van Ryn. Mankiewicz n'avait accepté le tournage que parce que son maître Lubitsch, malade, ne pouvait le faire mais s'y était investi.
Dans un film gothique, Rebecca (Alfred Hitchcock, 1940) ou Jane Eyre (Robert Stevenson, 1943), c'est la maison maléfique qui disparait. Ici, Dragonwicz reste intact. C'est le personnage, le porteur du mal, qui meurt pour avoir voulu tenir le monde réel à distance pour la création d'un espace à lui, plus proche du ciel, mais son ciel personnel.
Cet aristocrate qui réduit peu à peu son territoire afin de refuser l'évolution du monde, se retrouvera aussi The late George Appley (1947). L'opposition entre le docteur et Van Ryn, entre un jeune moins séduisant et moins brillant que son aîné pourrait faire penser à la rivalité entre Joseph et son frère Hermann, brillant scénariste de Citizen Kane.
Source : Jean-Pierre Berthomé pour le bonus du DVD de Carlotta films réalisé par Nicolas Ripoche.