Un étranger, solitaire et mystérieux, sort des toilettes publiques de l'aéroport d'Orly après avoir fait des exercices de méditation. Le solitaire rencontre dans la salle d'attente de l'aéroport deux hommes, un français et un créole, qui le chargent d'une mystérieuse mission : "Celui qui se croit plus grand que les autres doit aller au cimetière. Allez jusqu'aux tours puis au café, attendez quelques jours et guettez le violon". Le solitaire prend alors l'avion, y déchiffre puis l'avale un mystérieux message codé sur un papier plié dans une boîte d'allumettes et arrive à Madrid dans l'appartement pour lequel on lui a donné une clé.
Le solitaire erre quelques jours. Il s'installe à la terrasse du restaurant Conache et demande au serveur de lui apporter deux expressos dans deux tasses séparées puis il se rend au musée national centre d’art Reina Sofía pour y contempler Le violon de Juan Gris. Puis il rencontre enfin le fameux homme au violon, qui l'aborde avec la phrase rituelle "Vous ne parlez pas espagnol, n'est-ce pas ? Usted no habla espanol, verdad? " Et lui demande, si hasard, il ne s'intéresse pas à la musique. Il lui donne une boîte d'allumettes verte avec un nouveau message codé et lui dit que son prochain interlocuteur sera une femme qui aime les embrouilles.
Le solitaire s'en va derechef au Reina Sofia pour y voir Desnudo de Roberto Fernandez Balbuena. En rentrant chez lui, une femme nue l'attend, étendue sur le lit braquant un revolver mais l'aguichant bien vite : "Tu aimes mes fesses ?" "Oui". "Qu'est-ce qui ne va pas alors ? Tu n'aimes pas le sexe ?". "Jamais pendant le travail" répond le Solitaire qui reste impassible alors que la jeune femme dort nue étendue près de lui. Le matin, il grimpe sur le toit. Sa vue se brouille, c'est la même que Madrid desde capitan Haya d'Antonio Lopez qu'il voit au Reina Sofia. Le soir il retrouve la jolie brune, nue sous son imper transparent et reste de nouveau de marbre.
Au café, le matin une blonde lui parle cinéma : la tasse de café lui rappelle le verre de lait de Soupçons. Elle parle de La dame de Shanghai de Welles. Les films les meilleurs sont comme des rêves que l'on croit avoir fait sans en être certain. Il y a une image dans ma tête d'une chambre pleine de sable avec un oiseau qui vole vers moi et qui plonge son aile dans le sable et je ne sais pas si cette image provient d'un rêve ou d'un film. "Les diamants sont les meilleurs amis d'une femme" dit-elle en lui remettant sa boite rouge. Ils écoutent Schubert
Le Solitaire prend le train pour Séville. Il y croise une jeune femme japonaise qui lui parle sciences et lui remet les clés d'une chambre d'hôtel à Séville. Il devra y rester trois nuits. Il se rend dans un club et écoute du Flamenco. Il aperçoit la jeune femme brune en écoutant Schubert. Un guitariste vient lui parler peinture et lui promet un chauffeur pour sa destination finale.
Le Solitaire prend le train pour Dona Maria Ocana, près d'Alméria. Il est conduit loin dans la campagne par une femme dans une camionnette avec un slogan peint, "La vie ne vaut rien". Il voit une propriété gardée par des hommes en armes. Un hélicoptère y dépose des gens importants. A son retour dans la maison délabrée, le solitaire découvre la brune morte. Le solitaire se saisit de la corde de guitare marche dans la nuit jusqu'à la propriété gardée et étrangle avec la corde "Celui qui se croit plus grand que les autres"
Le Solitaire revient à Madrid et voit Gran Sabana d'Antoni Tàpies au Reina Sofia. et quitte la ville. Il abandonne son sac à la consigne. Il se change dans des toilettes, enfile un survêtement aux couleurs panafricaines et sort vers la ville.
Dix ans après Ghost Dog, Jarmusch reprend le parcours d'un tueur solitaire, non plus pour le parcours d'un film de gangster mais celui d'un film d'espionnage, toutefois privé de grandes scènes d'émotion, d'actions et de vengeance. Il ne garde plus qu'une succession de confrontations de personnages deux à deux. Il s'agit ainsi d'un film peu aimable : l'impression d'exercice de style domine avec son scénario construit sur une succession de scénettes à peine raccrochées les unes aux autres pour une mission finale qui ne se révèle qu'à la fin.
No limit, no control
La mission à accomplir se présente comme plutôt mystérieuse : "Celui qui se croit plus grand que les autres doit aller au cimetière. Allez jusqu'aux tours puis au café, attendez quelques jours et guettez le violon" disent le Créole et le Français au Solitaire. On ne comprend qu'à la fin que "celui qui se croit plus grand que les autres" est l'Américain. "Vous ne comprenez rien au monde dit celui-ci plein de morgue. Vous espérez en me tuant éliminer tout contrôle "sur une réalité de merde (films, musiques et hallucinations). Le solitaire reprend alors la phrase de son commendataire créole : "la réalité est arbitraire" et tue sa victime.
La dernière image du générique "no limit, no control" explicite encore si besoin était le titre du film. The limits of control, ce sont celles que l'on peut forcer en sortant du carcan de pensée américain qui impose son contrôle uniformisant au monde. En ce sens aussi le coquillage en forme d'œil que tient le commanditaire créole s'oppose à l'œil de big Brother, en l'occurrence ici l'hélicoptère qui ne cesse de surveiller le monde, sorte de préfiguration de ce que l'on sait depuis du contrôle des communications par la NSA. Jarmusch applique au cinéma lui-même ce "no limit no control". Certes le film, dans son procédé itératif des rencontres successives, est très maîtrisé. Mais c'est une maîtrise bien loin de celle imposée par le cinéma américain où chaque scène est orientée vers la résolution finale, échec ou triomphe du héros sur les méchants dans un scénario soigneusement millimétré. Il ce pourrait ici (et c'est parfois éprouvant pour le spectateur) que les rencontres n'en finissent plus. De plus, le solitaire n'impose aucun contrôle sur le discours de ses interlocuteurs, laissant généreusement advenir leur admiration pour un sujet particulier.
Le plaisir des rencontres
Le solitaire puise dans les rencontres toutes aussi diverses les unes que les autres (musique, cinéma, sciences, bohémiens...) de quoi continuer sa route. Ces rencontres où il laisse advenir le discours de l'autre sont une voie concrète, arbitraire qui s'oppose à celles des classiques films d'espionnage avec ses les messages chiffrés. Ceux-ci sont gentiment moqués au travers des boites d'allumettes alternativement rouges et vertes qui contiennent un message incompréhensible fait de signes cabalistiques tous plus ou moins les mêmes que le Solitaire avale après lecture. Pour les faire passer, le solitaire a besoin de l'une des deux tasses de café qu'il ne manque pas de commander chaque fois qu'il attend la visite d'un messager.
Une autre préparation à ses rencontres consiste en des exercices physiques et entraînements mentaux proches, si l'on en croit le générique, du tai chi. Enfin le secours de la spécificité artistique du pays permet aussi de mieux comprendre les visites à venir. Il en est ainsi des visites au musée national centre d’art Reina Sofía à Madrid ou Le Solitaire voit Le violon de Juan Gris (annonce de la venue de l'homme au violon), Desnudo de Roberto Fernandez Balbuena (annonce de la fille brune aux embrouilles) et, Madrid desde capitan Haya d'Antonio Lopez dans lequel il semble transporté après en avoir vu la vision depuis le haut de l'hôtel. C'est cette même téléportation qui lui permettra de rentrer dans le bunker de l'Américain. Le tableau Gran Sabana d'Antoni Tapies en forme de grand linceul est peut-être un hommage à la jeune fille brune, morte, assassinée dans un lit aux draps blancs entouré de meubles et même d'un tableau entourés des mêmes draps blancs. De même à Séville, c'est un cabaret de flamenco qui prépare Le Solitaire au don de la guitare à la corde meurtrière qu'il recevra en Andalousie
Sophistiqué, raffiné et élégant, le film laisse au spectateur sa liberté d'interprétation, sa liberté d'évaluer les rapprochements culturels métaphoriques des rencontres que fait le solitaire. L'itération des rencontres, des nuits d'attentes sont l'occasion de variations autour du langage devenu une sorte de code ( à commencer par la phrase de reconnaissance "Vous ne parlez pas espagnol, n'est-ce pas ? Usted no habla espanol, verdad?"). De plus, en s'entourant d'une mythologie puisée aux racines de l'art, la contemplation devient un moyen de s'approprier les spécificités de mondes différents en les absorbant en soi.
Jean-Luc Lacuve le 28/12/2016 (première version 05/02/2015)