Broken flowers

2005

Avec : Bill Murray (Don Johnston), Jeffrey Wright (Winston), Sharon Stone (Laura), Frances Conroy (Dora), Jessica Lange (Carmen), Tilda Swinton (Penny), Julie Delpy (Sherry), Alexis Dziena (Lolita), Christopher McDonald (Ron), Chloë Sevigny (la secrétaire de Carmen), Pell James (Sun Green, la fleuriste). 1h46.

Une lettre rose, postée par une main de femme, passe de centre de tri en camions petits et gros puis en avion avant d'être amenée par la postière chez Don Johnston. Celui-ci, quinquagénaire assez riche pour ne pas travailler, se fait larguer par sa dernière conquête, Sherry, qui lui reproche son donjuanisme qui l'empêche de se construire et d'être elle-même. Don se résigne une fois de plus à vivre seul, effondré sur son canapé ou regardant la télévision qui passe La Vie privée de Don Juan (Alexandre Korda, 1934, le dernier rôle de Douglas Fairbanks) ou écoutant le requiem de Fauré sur sa chaîne hi-fi.

La mystérieuse lettre rose le contraint à revenir sur son passé. Anonyme, écrite à l'encre rouge, elle aurait été écrite par une de ses anciennes amantes qui l'informe qu'il a un fils de dix-neuf ans, et que celui-ci est peut-être parti à sa recherche.

Le meilleur ami de Don, Winston, d'origine éthiopienne, père de famille et détective amateur, le pousse à enquêter sur ce "mystère". Il décide de lancer Don à la recherche de son fils perdu. Inspiré par la littérature policière, il tente de déduire l'identité et la situation géographique de l'expéditrice de l'apparence de la lettre. Ses efforts ne le mènent pas très loin et il faut que Don se prête au jeu et lui fournisse une liste de mères putatives pour que Winston soit en mesure d'établir un plan de bataille qui ressemble surtout à l'itinéraire d'un voyageur-représentant de commerce.

Pour son périple en quatre étapes, Don voyage en avion, récupère une voiture anonyme au parking de l'aéroport et négocie du mieux qu'il peut les obstacles que le hasard ou ses vieilles maîtresses dressent sur son chemin. Laura vit modestement mais joyeusement avec sa fille nommée Lolita. Dora a fait fortune dans l'immobilier. Carmen, communicatrice animalière, semble très proche de sa secrétaire et Penny vit avec des marginaux à la campagne. Celle-ci semble très perturbée lorsque Don l'interroge sur son fils. Devant son trouble, ses amis interviennent et tabassent Don qui se retrouve amoché dans sa voiture au milieu d'un champ au petit matin. Son périple s'achève dans un cimetière où est enterrée la cinquième de ses anciennes amours.

Bredouille et marqué par les coups reçus chez Penny, il s'en retourne chez lui. A la sortie de l'aéroport, il croise un garçon qui pourrait être son fils. Il reçoit une lettre de Sherry écrite à l'encre rouge, clin d'œil à la première lettre qu'elle avait entr'aperçue, qui lui rappelle qu'elle l'aime toujours. Discutant de ses mésaventures avec Winston, il aperçoit le garçon de l'aéroport. Il pense qu'il pourrait être son fils et parle avec lui en lui offrant un sandwich. Son intuition se confirme lorsqu'il aperçoit un ruban rose, accroché par sa mère sur son sac à dos. Il essaie maladroitement de lui avouer qu'il sait que le garçon recherche son père en soupçonnant que ce pourrait être lui. Le garçon s'enfuit. Don reste seul.

Se confronter à son passé pour évaluer son présent est un ressort dramatique bien connu pour développer la thématique nostalgique du temps qui passe.

A cette tristesse généralisée, à sa rupture avec Sherry, Don Johnston voudrait imposer la permanence du présent. Il le rappellera clairement dans sa tirade finale. Mais tout au long de son parcours, Bill Murray a quelque chose de Buster Keaton dans la manière dont il s'oppose à l'adversité, à la fois inconsciente et stoïque, qu'il encoure la colère d'un gang de motards ou qu'il se retrouve convive à la table la plus ennuyeuse du monde. Loin de se contenter d'un comique mécanique, Murray illumine son personnage de quelques éclairs d'humanité, dans sa manière de parler aux enfants de Winston, dans le plaisir qu'il manifeste lorsqu'il écoute les cassettes de musique éthiopienne que celui-ci lui a compilées ou lorsqu'il accepte les intrusions de Winston -notamment celle avec le téléphone portable !-.

Ce goût du présent, qui confère parfois à l'immobilisme a fait la gloire de Jarmusch. La courte scène, qui précède la départ, où Don regarde successivement les fleurs dans la vase et les bulles de champagne, paraît tout droit sortie de Coffee and cigarettes. Ce goût du présent, qui font des scènes de voiture sur musique de saxophone les moments les plus heureux du voyage, s'oppose le goût de tout à chacun pour une histoire. Winston, substitut du spectateur ou du metteur en scène impose cette volonté d'histoire. C'est lui qui remplace le décor morne du salon de Don par les chemins de campagne qu'il va emprunter et le requiem de Fauré par la musique de Mulatu Astatke, le saxophoniste éthiopien, qui met en route le road-movie.

Winston se sait metteur en scène avouant avoir défini la stratégie mais avoir besoin de l'acteur pour faire le travail. Il dira de même, avoir "beaucoup travaillé sur cette histoire". Jarmusch s'amuse de son substitut qui utilise dérisoirement tous les moyens de la technique moderne -ordinateur, microscope-. Complice avec son comédien, il relève ce qu'il peut y avoir de préfabriqué dans cette construction : le chien de Carmen qui a inspiré sa vocation s'appelle Winston et le rose est vraiment trop présent (le peignoir de Laura, les cartes de Dora, la machine a écrire de Penny et, si l'on veut, l'ultra féminité de Carmen, puis le ruban rose du sac à dos qui indique que le garçon est son fils et, probablement, celui de Penny).


Le film est à la fois classique dans la façon qu'a Jarmusch de laisser son héros se débrouiller avec l'adversité et moderne par la façon dont le héros est propulsé dans des situations optiques (le rose, mais aussi le bleu de la poste de la porte de Laura et des ciels pluvieux ou nocturnes) auxquelles il ne peut réagir et qui finissent par ressurgir dans les deux rêves hypercolorés de Don. En revisitant la comédie sentimentale, Jarmusch déjoue ainsi les attentes du spectateur. S'il lui propose une histoire, il ne noue pas d'intrigue sentimentale. Don se tient au plus près du programme fixé par Winston. Lolita lui a fait comprendre le poids de son âge et il renonce à la voyageuse de l'aéroport, à la fleuriste ou à la secrétaire de Carmen.

Jarmusch s'en tient finalement à un burlesque excluant toute poisse psychologique. Dans des situations hyperconstruites, il lâche son acteur guettant ce qui pourra bien lui arriver et lui demandant de faire tout le travail. En cela sans doute, Jarmusch retrouve les leçons de Jean Eustache auquel le film est dédié. Pour celui-ci, le dispositif de mise en scène était un préalable pour que le cinéma puisse être " la vérité du moment où l'on tourne. "

Jean-Luc Lacuve le 12/09/05