A Porto Ercole, ce 18 juillet 1610, Michelangelo Merisi dit Le Caravage est épuisé par quatre ans d'incessants voyages entre Malte, Syracuse, Messine, et Naples. Son ami muet, Jerusaleme, veille sur lui. Michelangelo en avait fait son apprenti très jeune, le sortant d'une famille aimante et pauvre et pressentant qu'il serait incapable de devenir berger.
Plus jeune, Michelangelo Merisi peignait dans la rue Le jeune garçon pelant un fruit (1592). Une de ses natures mortes, Corbeille de fruits (1595) avait attiré l'attention d'un amateur d'art, séduit aussi par le peintre qui, chez lui, le délesta de son argent en le menaçant de son couteau. Heureux, Michelangelo affirme : "je me suis peint sous les traits de Bacchus et j'ai endossé sa destinée". Malade, Michelangelo est soigné dans un hôtel-Dieu du Cardinal Del Monte qui remarque son Bacchus malade (1593) et le couteau avec sa fière devise : "sans peur ni espérance". Pour récupérer celui-ci, Michelangelo lui offre Le joueur de Luth (1595-96). Le Cardinal Del Monte fait de Michelangelo son protégé et lui permet d'avoir des modèles pour son Concert (1595). Il est maintenant depuis quatre ans à Rome.
Michelangelo s'éveille de son cauchemar et crie "Ranuccio". Il l'avait remarqué dans la taverne de Davide. Son Saint Mathieu, avec ses personnages statiques le long d'une frise lui semblait un désastre. Il se rassurait en disant faire preuve d'humilité : "Le doute par lequel arrive la lumière". Dans un pugilat de rue, il avait retrouvé Ranuccio et sa compagne Lena. Il lui avait servi de modèle pour l'assassin du Martyre de Saint Matthieu (1599) qui trouve alors sa forme définitive. Michelangelo paie Ranuccio de pièces d'or qu'il accumule dans la bouche. Ensemble, ils fêtent l'entrée dans le XXVIIe siècle. Michelangelo entretient des rapports de plus en plus tendus avec Ranuccio et Lena qui reproche à son amant de se vendre au peintre. Dans un combat à l'épée, Ranuccio blesse Michelangelo au flanc et s'en va dans les bras de Lena. Michelangelo, avec sa plaie christique au flanc, est soigné par Jerusaleme. Retour au présent de l'exil. Deux vieilles femmes veillent sur Michelangelo et Jerusaleme
Le banquier avec qui dîne Francis Del Monte se dit ravi que les prêtres de San Luigi aient détesté la première version de L'inspiration de saint Mathieu (1600) qui est dorénavant accroché dans sa galerie. Il a aussi commandé L'amour profane (1601-1602). C'est une danseuse gitane qui lui sert alors de modèle.
Ranuccio répare sa moto. Il sert de modèle au Saint Jean-Baptiste (1602-03). Michelangelo achète un costume et des boucles d'oreilles à Lena pour qu'elle participe aussi à la soirée donnée par le banquier, en présence du pape pour la présentation de L'amour profane. Johnny, critique d'art, présente lady Elisabeth à Caravaggio et Scipione Borghèse à Lena.
C'est Jerusaleme qui sera un autre Saint Jean. Johnny dans sa baignoire écrit un article dénonçant l'influence du cardinal pour faire obtenir les commandes des saint Mathieu au "second Michelangelo". Il y dénonce le goût des ombres excessives ; ce serait celles de l'ignorance et de la dépravation. Michelangelo agonise devant Jerusaleme et un prêtre appelé pour les derniers sacrements.
Lena sert de modèle pour Marie Madeleine (1594). Elle révèle qu'elle est enceinte. Ranuccio est furieux; Lena s'est placée sous la protection de Scipione Borghèse, le neveu du pape. Merisi pense bientôt rejoindre sa Madeleine. En effet, Lena avait été retrouvée noyée et Ranuccio arrêté pour son assassinat. Alors qu'il se morfond en prison, Michelangelo peint Lena en Marie dans sa Mort de la Vierge (1606). Puis c'est Francis qui sert de modèle à Saint Jérôme. Michelangelo dans ses derniers instants refuse de prendre le crucifix, s'accroche à son couteau de jeunesse. Il se revoit lors de son entrevue avec le pape pour l'affaire Thomasoni ; le pape mettra en accusation Scipione s'il exécute son portait dans la lignée de ses tableaux révolutionnaires qui servent la cause de l'église. Mais, une fois libéré, Ranuccio lui avoue qu'il a tué Lena par amour. Michelangelo l'égorge. Pasqualone et Michelangelo en ange-enfant assistent à La mise au tombeau du Christ. Michelangelo meurt à Porto Ercole.
Dans la riche filmographie de Derek Jarman (plus de trente courts-métrages, majoritairement expérimentaux, et treize longs-métrages), Caravaggio constitue un cas singulier. Certes, ce film s'inscrit de façon cohérente dans une des tendances très importantes du cinéma de Jarman : la représentation et l'interprétation du passé. Jarman réalise en effet plusieurs adaptations très libres d'œuvres littéraires surtout Élisabéthaines. Shakespeare pour La Tempête (1979) et The angelic conversation (1985) inspiré de ses sonnets, Marlowe pour Edward II (1991). Il s'intéresse également à la vie de personnages plus ou moins historiques : saint Sébastien dans Sebastiane (1976) et Wittgenstein dans le film éponyme de 1993. Mais Caravaggio constitue la seule réalisation que Jarman, qui a suivi une formation de peintre aux Beaux-arts, consacre à une figure artistique du passé.
Avec Caravaggio, Jaman s'inscrit ainsi dans le genre du film d'artiste, et plus généralement dans la tradition littéraire de la vie d'artiste, qui prend ses racines dans l'Histoire naturelle de Pline et se codifie comme genre à la Renaissance grâce aux Vies de Vasari, publiées en 1550. De plus, Jarman se concentre non seulement sur la démarche artistique du Caravage et sur sa vie privée (le peintre on le sait, possède une réputation sulfureuse d'homme belliqueux, marginal et homosexuel), mais aussi sur les rapports de son art et de sa vie avec le pouvoir politique et religieux romain.
Ombres et lumières
Pas moins de quatorze tableaux du peintre jalonnent cette biographie. L'amour de Michelangelo pour Ranuccio est créateur pour Martyre de Saint Matthieu. Sans inspiration, Michelangelo n'avait mis en place qu'une frise de personnages avant que le tableau ne prenne sa forme actuelle. De même sa tendresse pour Lena, qui lui sert pour la Madeleine pénitente, transforme La Mort de la Vierge en tableau affreusement morbide avec les doigts déjà noirâtres de décomposition.
Jarman propose une réflexion très élaborée sur la représentation cinématographique d'une période donnée, la Rome baroque des débuts du XVIIe, en s'interrogeant sur les possibilités d'une mise en scène historique qui éviterait l'artificialité du film d'époque avec ses décors surchargés, ses figurants inutiles, ses costumes "qui n'ont jamais l'air d'avoir été porté" et "le vernis brun qui semble entourer les personnages.
"Caravaggio est entièrement tourné en intérieurs, dans des décors sobres, seulement décorés de quelques objets. Le long-métrage au faible budget a été réalisé dans un hangar des docks londoniens. Mais au-delà des restrictions financières, il s'agit pour Jarman de mettre en cause ce qu'il considère comme une démarche qui pèche par manque d'imagination. Le réalisateur explique ainsi avoir en conséquence opté pour ce qu'il appelle "an approximation of period". Cette approximation d'époque se caractérise non seulement par le choix d'un décor résolument sobre et abstrait mais aussi par une mise en scène qui s'inspire des toiles du Caravage. Qu'il s'agisse des épisodes d'ateliers ou des séquences supposées se dérouler dans d'autres lieux, le film est tourné dans des espaces très peu décorés, éclairés de façon latérale et dont les arrières plans restent dans l'ombre, c'est à dire dans un style qui rappelle les œuvres du Caravage.
Pour sa conception visuelle, Caravaggio est récompensé d'un Ours d’argent lors de la Berlinale de 1986.
Un révolutionnaire au présent
Dans Edward II, (1991) Jarman convoquera les militants d'Outrage, association équivalente d'Acte up, pour dénoncer les violences policières. Il établira ainsi un parallèle entre le meurtre d'Édouard II et ceux commis contre les gays et les bisexuels. Ici, Jarman égrène, de moins en moins discrètement, des éléments plus ou moins anachroniques : un journal papier contemporain, une machine à calculer, une moto, une ampoule électrique, une baignoire de cuivre, une machine à écrire, la revue FMR consacrée au Caravage et même un camion.
Le Caravage pourrait ainsi fort bien être un héros du début du XXe siècle appelant une révolution politique par la nouveauté radicale de sa peinture. Alors que Michelangelo fête l'entrée dans le XVIIIe siècle avec un drapeau rouge, il se soumet à la volonté du pouvoir en exécutant un portrait du pape pour obtenir la liberté de Ranuccio. Le discours du pape montre que la politique peut récupérer les révolutions esthétiques pour servir ses propres buts. Au total, Le Caravage finit seul, veillé toutefois par Jerusaleme son apprenti muet qu'il avait recueilli enfant. Ce contraste entre la douceur enfantine (c'est Michelangelo enfant en ange qui contemple sa propre mise au tombeau) et la mort est une autre ligne directrice du film ; les protecteurs de Michelangelo, ceux de sa jeunesse ou le cardinal, étant bien plus ambigus.
Jarman met aussi en scène Giovanni Baglione (Jonathan Hyde), authentique peintre de l'époque, rival de Caravage, mais aussi auteur d'un recueil de Vies d'artiste contenant une Vie de Caravage, à la source de nombreuses idées reçues.
Baglione rédige dans son bain (à la machine à écrire) un article sur Caravage où il défend l'art officiel inspiré de la renaissance. Son propos est très dur. D'une part, il stigmatise la connivence entre l'église et Caravage qui permet à ce dernier d'obtenir des commandes officielles d'autre part il juge que l'art de ce peintre "constitue un poison qui se repend dans le corps de notre Renaissance comme une drogue pernicieuse". Il dénonce le goût des ombres excessives du peintre ; ce serait celles de l'ignorance et de la dépravation.
Ce portrait-charge contre Baglione critique d'art est encore renforcé par la mise en scène. En effet, le long plan qui le représente au bain fait référence à une œuvre picturale, la célèbre Mort de Marat de Jacques-Louis David. Cette allusion rattache Baglione au contexte journalistique et politique de la révolution française, puisque Jean-Paul Marat a été le créateur du journal, L'ami du peuple. Si l'image d'un critique d'art particulièrement agressif et rigoureux se trouve renforcée par celle d'un journaliste politique inflexible, la référence à Marat renvoie plus généralement à l'idée de violence politique. En effet Marat était un proche de Robespierre, membre comme lui du parti de La Montagne et Jarman donne ainsi à saisir Baglione comme une sorte de représentant de la terreur en peinture. Sur une tonalité plus légère, il est également possible d'identifier dans ce plan une double allusion cinématographique. D'une apert le critique cruel qui tape son article dans son bain évoque la première scène de Laura d'Otto Preminger (1944) où apparait Waldo Lydecker, un redoutable critique d'art mais aussi un des personnages esthètes les moins discrètement homosexuel du cinéma hollywoodien des années 1940. D'autre part, une partie des propos tenus par Baglione fait écho à un texte critique du New York Times sur le film de Jarman, La tempête, le cinéaste s'identifiant par là avec le Caravage quant à l'incompréhension et la violence dont peut faire preuve la critique.
Jean-Luc Lacuve, le 05/12/2015
Source : Laurent Darbellay : Rome, 1600, Histoire et histoire de l'art dans Caravaggio de Derek Jarman dans Fictions de l'histoire dans Ecriture et représentations de l'Histoire dans la littérature et les arts sous la direction de Michael Kohlhauer, Université de Savoie 2011.