Terence McDonagh est lieutenant à la police criminelle de La Nouvelle-Orléans. En sauvant un détenu de la noyade pendant l'ouragan Katrina, il s'est gravement blessé au dos. Désormais, pour ne pas trop souffrir, il prend des médicaments puissants, souvent, bien trop souvent.
Déterminé à faire son travail du mieux qu'il peut, il doit faire face à une criminalité qui envahit toutes les vies, même la sienne. Sa compagne, dont il est éperdument amoureux, est une prostituée. Pour la protéger, Terence est obligé de prendre des risques.
Parce qu'il est sur les traces d'un gros dealer, sa vie est en jeu. Parce qu'il doit enquêter sur l'assassinat d'une famille d'immigrants africains, il doit mener une enquête impossible. En quelques heures, tous les enjeux de sa carrière et de sa vie vont se combiner pour devenir sa pire épreuve...
Sans doute rarement aussi fortement que dans ce remake à presque vingt de distance du film culte d'Abel Ferrara, le cinéma n'aura su faire entendre la différence des valeurs dans lesquelles croit une société. Le Bad lieutenant de 1992 semblait confirmer la phrase attribuée à André Malraux, "Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas". Werner Herzog lui apporte un démenti catégorique en mobilisant une même puissance symbolique, plus archaïque et non dénuée d'humour.
Un vrai remake avec une histoire toute différente
En 1992, Ferrara renouvelait le genre du film noir dont le thème central depuis le début des années 70 était la corruption généralisée du mal. En trois ans, cinq films au moins avaient transformé les Sam Spade et Philippe Marlow des années 50 en des policiers aux prises avec une banalisation du mal dans l'exercice de leur métier dont ils ne pouvaient sortir indemnes. Ce furent : L'inspecteur Harry (Don Siegel, 1971), French connection (William Friedkin, 1971), Les flics ne dorment pas la nuit (Richard Fleischer, 1972), The offence (Sidney Lumet, 1973) et Serpico (Sidney Lumet, 1973).
En 1992, dans Bad lieutenant, Ferrara mettait en scène un lieutenant de police new-yorkais, marié et père de famille qui ne résistait pas à ses penchants pour tous les vices que sa fonction et son insigne semblaient lui autoriser (drogue, sexe, corruption et paris clandestins). Là aussi, le mal banalisé contaminait le quotidien de Harvey Keitel. Mais, dans une atmosphère judéo-chrétienne maintenue de bout en bout, la grâce finissait par surgir. Elle libérait le héros de sa folie meurtrière et autodestructrice pour le laisser mort, abattu par des tueurs, mais "sauvé".
Ferrara ne lésinait pas sur l'arsenal symbolique et introduisait, outre des contrechamps sur le Christ en croix, et un ciboire lors du viol de la nonne, des plans du Christ souffrant sur la croix ou apparaissant soudain au milieu de l'église. Ainsi résonnait toute une harmonique religieuse de la grâce en parallèle d'un contrepoint narratif dirigé vers la résolution d'une enquête et le trajet personnel d'un policier.
On retrouve dans le remake de Herzog ce même contrepoint narratif. Là aussi, le lieutenant abuse de sa fonction pour bénéficier de faveurs sexuelles, d'un accès facile à la drogue et aux paris sportifs. Les décalages sont cependant nombreux : le déplacement de New York à La Nouvelle-Orléans, les paris déplacés du base-ball au football américain, d'Harvey Keitel remplacé par Nicolas Cage, un père de famille avec enfants remplacé par un célibataire, le viol d'une religieuse remplacé par le meurtre d'une famille de sénégalais. La chute enfin est toute autre, si bien que le spectateur, encouragé par Herzog qui déclare ne pas avoir vu le film de 1992, doute finalement de l'existence d'un remake. Pourtant, tous ces déplacements prennent sens à la lumière de l'arsenal symbolique mobilisé par Herzog ; mobilisation symbolique qui est la caractéristique première du film de Ferrara.
Séparé à jamais du monde originel
Autant les apparitions du Christ mettaient en doute la croyance que l'on pouvait avoir dans le film policier de Ferrara autant, ici, les apparitions d'iguanes et d'alligators peuvent aussi apparaître excessives et arbitraires.
Pourtant les références au monde aquatique sont constantes. C'est d'abord le serpent d'eau du générique qui vient inquiéter Sanchez, le prisonnier, puis le poisson dans son verre d'eau auquel l'enfant sénégalais avait consacré un poème avant de mourir. Ce sont ensuite les deux crocodiles au bord de la route, puis les iguanes colorés lors de la planque de l'acolyte de Big Fate, et l'iguane qui vient ramper près de l'Italien mort, son âme dansante ayant été abattue sur ordre de Terence et, enfin, le plan final de Terence et Sanchez contemplant les poissons petits et gros de l'aquarium.
Chacune de ces six séquences est filmée avec un soin particulier par Herzog qui s'est crédité lui-même du filmage des "footage iguanes/alligators" dans le générique. Le premier et le dernier plans sont consacrés à ces animaux aquatiques, ce qui suffirait amplement à leur laisser le droit d'incarner le sens du film. La lecture du poème par Terence, alors qu'il tient le verre d'eau, est suivie d'un insert sur ce verre ou s'ébat le magnifique poisson coloré sur le thème musical élégiaque du film. L'alligator qui a provoqué l'accident apparaît totalement incongru mais, le film se passant à La Nouvelle-Orléans, une fois la surprise passée, le spectateur finit par admettre qu'il s'agit d'un cas possible, surtout après l'ouragan. Pourtant, le second alligator, filmé en grand angle et contreplongée et surtout beaucoup plus coloré, est, lui, une vision de Terence. Dans le plan suivant, il a en effet pris une forte dose de cocaïne qui l'empêche de profiter des charmes de la jeune femme policière et qui justifie, rétrospectivement la vision de l'alligator coloré. Plus classiquement, c'est après une même prise de cocaïne dans les toilettes que Terence surgit dans la planque pour y découvrir, dans une vision psychédélique, les iguanes qu'il entend alors chanter pour leur libération.
Ces superbes séquences disent toutes l'existence d'un monde original archaïque parallèle au monde réel que Terence sait inaccessible. L'inspecteur Stevie Pruit interprété par un Val Kilmer halluciné joue une sorte de diable près de lui, près à laisser mourir Sanchez ou, plus tard à tuer Big Fate. Ainsi Terence plonge-t-il initialement dans l'eau sans raison mais comme avec la volonté de ne pas en rester dans le monde terrestre raisonnable. Cette plongée archaïque quasi reptilienne dans un monde pour lequel il n'est pas fait aboutira à son mal de dos qui viendra, toujours lancinant, lui rappeler qu'il reste un étranger exilé sur la terre.
De même alors que dans le monde réel, soudainement et comme par magie, se résolvent les conflits, Terence reste séparé de cette rédemption généralisée. Herzog n'hésite ainsi pas à nous présenter un double faux happy-end. Ce sont d'abord les trois conflits qui se résolvent miraculeusement dans une seule séquence. Le fils du promoteur véreux vient, apeuré par la disparition des Italiens, proposer une paix piteuse à Terence. Le bookmaker vient lui annoncer la victoire miraculeuse de la Louisiane sur le Texas par moins de cinq points. Son capitaine lui annonce enfin que la pipe à crack est une pièce à conviction suffisante pour coincer Big Fate. Un an plus tard, Terence est devenu capitaine et semble vouloir couler des jours heureux avec la douce Frankie, désintoxiquée comme son père et sa belle-mère.
Mais cette rédemption généralisée échappe à Terence, toujours torturé par son mal de dos et, soumis aux tentations, agressant de nouveau des jeunes gens à la sortie d'une boite et accro à la cocaïne. Seul Sanchez peut le calmer devant le spectacle de l'aquarium. "Les poissons rêvent-ils ?" s'interroge Terence. Si oui ce sont bien eux, paisibles et sans douleur qui représentent un idéal inaccessible aux hommes.
Nosferatu, fantôme des eaux
Nicolas Cage, épaules en obliques pour gérer son mal de dos, apparaît ainsi comme un fantôme séparé du monde des vivants par sa douleur, revenu maudit des eaux après la chute. Seul le retour au monde originel saurait l'apaiser. Cette thématique d'un Eden fluide perdu est soutenue par la douce, sensuelle et magnifique Frankie. Contrairement au Bad lieutenant de Ferrara, Terence n'est ni marié ni père de famille. Il vient tout droit de l'enfance dont il garde la nostalgie et vit en symbiose avec Frankie. Il a choisi le même métier que son père et garde au fond de lui un monde de l'enfance idéal. Ainsi sa rage se déchaînera contre la jeune femme de la boite qui ne se souvient plus que ses parents l'ont considérée comme un ange. Le paradis de l'enfance perdu qu'il raconte à Frankie dans la cabane attenante à la maison paternelle est aussi associé à l'eau puisque c'est du Mississippi que venaient les pirates porteurs du trésor.
Les paris eux-mêmes disent qu'il ne s'agit pas de mobiliser la grâce pour sauver le Bad lieutenant. Perdre quatre fois d'affilé dans une finale de base-ball après avoir gagné trois matchs n'était jamais arrivé. Ce qui s'abattait ainsi sur Harvay Keitel était bien un signe du destin. Ici, la chute a déjà eu lieu et c'est de rejoindre le monde aquatique paisible qui est refusé à l'homme. Le XXIe siècle sera écologico-archaïco-reptilien ou ne sera pas.
Jean-Luc Lacuve le 9/5/2010, après le ciné-club du jeudi 6 mai.