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La grotte des rêves perdus

2010

(Cave of forgotten dreams). Avec : Werner Herzog ou Charles Fathy (le narrateur en VF ou VO), Dominique Baffier, Jean Clottes, Jean-Michel Geneste, Carole Fritz, Gilles Tosello, Julien Monney, Nicholas Conard, Wulf Hein, Maurice Maurin (eux-mêmes). 1h30.

-1- En 1994, une grotte immense, protégée du monde depuis 20 000 ans grâce au plafond de son entrée qui s'est effondré, est découverte par trois spéléologues. Ils découvrent un sanctuaire incrusté de cristaux et rempli de restes pétrifiés de mammifères géants de la période glaciaire puis, bien plus extraordinaire encore, se trouvent face à des centaines de peintures rupestres, des œuvres d'art spectaculaires réalisées il y a plus de 30 000 ans. C'est l'une des découvertes les plus importantes de l'humanité. Pour la protéger des dégradations, son accès est immédiatement fermé au public et les scientifiques ne peuvent y accéder, au compte-gouttes, que quatre mois par an.

En 2010, Werner Herzog obtient l'autorisation d'y filmer. Sur les routes de l'Ardèche, puis les chemins empruntés par les spéléologues, son équipe, réduite à quatre personnes, aboutit à une porte blindée. Les consignes de sécurité sont strictes. Accompagné d'une équipe de scientifiques en plus de ses techniciens, il a dû s'aligner sur un calendrier resserré et réaliser les prises de vue entre mars et avril 2010. Herzog ne pouvait se déplacer à l'intérieur des cavernes en dehors des passerelles métalliques disposées pour préserver l'environnement. Du fait d'une atmosphère au taux de dioxyde de carbone très élevé, nul ne pouvait rester plus de quelques heures par jour dans la grotte.

-II- La première visite se fait avec des caméras amateurs sous la conduite de Jean Clottes, ancien directeur de recherche de la grotte Chauvet et Jean-Michel Geneste, son successeur. La visite s'attarde sur l'espace des mains rouges et des panneaux des chevaux et des félins. Herzog explique que les peintures ne se situent pas à l'entrée de la grotte mais au fond et qu'il était probablement important qu'elles soient vues en interaction avec les ombres des hommes qui se trouvaient là. L'interaction avec son ombre a toujours fasciné l'homme et Fred Astaire l'a de nouveau évoqué dans un célèbre numéro de Sur les ailes de la danse.

-3- Les scientifiques, regroupés dans un gymnase, partagent leurs données. Les 400 mètres de la grotte sont totalement cartographiés au millimètre près. Julien Monney exprime sa fascination pour ces peintures qu'il vit cinq jours de rang sans cesser de rêver de félins si bien qu'il dû interrompre ses descentes dans la grotte. Jean-Michel Genest parle de paysages romantiques de Pont d'arc. Carole Fritz qui a pris les photos des différentes peintures comme préalable à l'explication de leur processus de création explique que les griffes d'ours sur la paroi datent de 40 000 ans puis environ 7 000 ans plus tard l'artiste à commencer par nettoyer la surface avant de commencer le panneau des chevaux selon un schéma circulaire en partant du bas à droite pour remonter vers les rhinocéros et aurochs avant de revenir sur le haut à droite pour le premier des chevaux suivi de quatre autres en cascade.

-IV- La deuxième visite de la grotte se fait sous la conduite de Dominique Baffier, la conservatrice. Elle commente le panneau des chevaux, sa capacité à évoquer les sons avec le cheval le plus bas, bouche ouverte que l'on peut presque entendre hennir. Elle s'approche du panneau des mains positives rouges et explique que c'est un homme (un être humain suggère son assistante), non un homme, assez grand de 1,80 mètre qui s'est d'abord accroupi puis à couvert la paroi de ses mains jusqu'en haut en extension. C'est le même homme, reconnaissable à son petit doigt tordu qui a peint d'autres parties de la grotte. Dominique Baffier nous entraîne vers le fond de la grotte passant près d'une représentation de panthère (la seule de l'art pariétal) et d'un lion et d'une lionne se frottant l'un contre l'autre. Le dessein du dos du lion, un seul trait de près de deux mètres de long, prouve que les lions préhistoriques n'avaient pas de crinière. Dominique Baffier montre les différents os recouverts de concrétions puis arrive au panneau des félins et surtout sur un piton rocheux où est représentée une femme buffle, seule représentation humaine de toute la grotte.

-5- Un grand plan sur la vallée du Pont d'Arc permet à Herzog d'exprimer l'enthousiasme qu'il y a à voir une telle explosion de beauté acquise d'un coup sans la longue progression vers la maîtrise de l'art que l'on croyait jusqu'alors nécessaire pour atteindre le niveau des grottes de Lascaux peintes 15 000 ans plus tard. Cette beauté, qui surgit il y a quelque 35 millions d'années, on ne la trouve pas qu'en France. La souabe allemande au temps de la dernière grande glaciation s'inscrivait dans le prolongement direct de la vallée du Pont d'Arc. C'est là que l'on a trouvé la première œuvre d'art de l'humanité, La Vénus d’Hohle Fels. Elle nous est présentée par son conservateur, Nicholas Conard. Il a été aussi trouvé beaucoup de Vénus gravettiennes, témoignages des aspirations artistiques des premiers homos sapiens. Wulf Hein, un archéologue habillé de peaux de bêtes, montre que les préoccupations musicales n'étaient pas oubliées. Il a ainsi retrouvé une flute paléolithique... avec laquelle il joue l'hymne américain. Un conservateur, accompagné de celle qui a trouvé les flûtes, en explique la fabrication.

Jean-Michel Geneste, en France, nous montre dans ses cartons d'archives, des reproductions de La Vénus de Willendorf, de La Vénus de Lespugue et de L'homme lion. Les archéologues continuent de chercher. Maurice Maurin, un parfumeur qui fut autrefois à la tête de la fédération de la parfumerie entame une exploration à l'odorat. Saura-t-on retrouver dans les grottes l'odeur qui y régnait autrefois ? Jean-Michel Geneste nous enseigne la façon dont les hommes d'alors chassaient le cheval sauvage avec des armes assez sophistiquées. Il lance ainsi un javelot avec un propulseur mais doit s'y reprendre à plusieurs fois pour un résultat assez approximatif.

-VI- Les visites sont limitées à quatre mois de l'année car les racines des arbres génèrent du dioxyde de carbone dans la grotte qui, huit mois sur douze, la rend dangereuse pour l'homme. Les scientifiques sont partis et l'équipe de cinéma bénéficie d'une semaine supplémentaire pour une troisième et dernière visite. Après un arrêt sur le panneau des chevaux, Herzog constate que les hommes primitifs n'ont pu admirer les concrétions, stalactites et stalagmites et rideaux phosphorescents car celles-ci n'ont commencé à se former qu'après l'éboulement de la grotte. L'équipe dépasse le crâne de lion posé sur une grosse pierre et se rend une dernière fois dans la salle du fond, celle des félins et de la femme bison. Une lampe au bout d'une perche semble d'ailleurs indiquer qu'il s'agit davantage d'un bison étreignant une femme. La caméra balaye l'ensemble des parois de droite à gauche, de gauche à droite, souvent en très gros plan et ne nous fait perdre aucun des détails de ces fabuleuses peintures.

-7- Postscript. A trente kilomètres de la vallée du Pont d'Arc, se situe, sur le Rhône, une des plus importantes centrales nucléaires françaises. L'eau qui refroidit les turbines est ensuite dérivée vers une zone chaude sous serre qui a été transformée en une sorte de jungle tropicale où sont laissés en semi-liberté de nombreux crocodiles. Ceux-ci se reproduisent facilement et l'eau chaude est propice à la naissance de mutants tels les crocodiles albinos. Ceux-ci préfigurent peut-être notre avenir. Quel serait leur regard, notre regard du futur sur ces peintures d'un lointain passé dont nous aurons perdu la clé ? Un regard étrange sans aucun doute sur cette grotte des rêves perdus.

Conquérant de l'impossible Herzog, livre un maximum d'explications scientifiques et artistiques sur les peintures de la grotte Chauvet, parmi les plus anciennes de l'humanité, tout en montrant avec malice qu'il sera toujours impossible de savoir quel subjectivité, quel rêve a présidé à leur élaboration.

Le discours des scientifiques et les caméras 3D permettent une approche au plus près des œuvres d'art mais le film tente d'aller plus loin encore ; de remonter jusqu'à la subjectivité de ces premiers hommes qui réalisèrent ces peintures pour répondre à des besoins sociaux, religieux ou chamaniques. Avec tout le recul humaniste possible ces peintures gardent leur part de mystère. De mutations en mutations, l'homme d'aujourd'hui n'est pas loin de l'homme de demain qui sera peut-être semblable à un crocodile albinos. Comment ce crocodile albinos que nous ne tarderons pas à devenir pourrait comprendre ces témoignages de rêves perdus ?

L'homme d'aujourd'hui et de demain sur les traces de ses ancêtres

S'il est didactique, le film emprunte néanmoins des chemins de traverses pour décrire la grotte Chauvet. Il est constitué de sept parties (celles que nous avons numérotées dans le résumé) dont trois seulement se déroulent à l'intérieur de la grotte.

Il y a d'abord le prologue pour se rendre sur le lieu de la découverte, puis la première visite et les premières interrogations des scientifiques. La quatrième partie est la seconde visite, la plus pédagogique sous la conduite de Dominique Baffier. Ensuite, la caméra s'élève au-dessus la vallée du pont d'arc pour une sorte de digression qui nous éloigne de la grotte pour rejoindre la vallée de la souabe dans le jura allemand où fut découverte la plus ancienne œuvre d'art réalisée par un homme. De cet éloignement, le film ne semble pas s'en remettre. Interviennent alors en effet des personnages assez délirants de Wulf Hein habillé de peau de bêtes et jouant l'hymne américain sur sa flûte paléolithique puis de Maurice Maurin, le parfumeur. Jean Clottes discute certes avec sérieux des notions de perméabilité et fluidité mais Jean-Michel Geneste s'amuse à lancer des armes primitives à l'aide des propulseurs fabriqués avec elles. A cette cinquième partie assez burlesque succède la troisième et dernière visite de la grotte, la plus somptueuse, puis un épilogue qui donne la clé du projet de Herzog.

Une modernité joyeuse et affirmée.

En plongeant au cœur du passé, Herzog n'oublie pourtant pas d'où il parle et peut-être d'où parlera son film dans quelques siècles, lorsque nous aurons muté en quelque chose de semblable au crocodile albinos. Remarquablement, Herzog ne se livre pas, comme on l'imagine d'abord, à une diatribe contre le progrès en montrant la centrale de Tricastin au premier plan de son Postscript. Celle-ci s'inscrit dans les projets prométhéen de l'humanité qui la conduit on ne sait où et l'éloigne de ses racines. Écartelé entre moins 35 000 et plus 15 000, Herzog, autre Prométhée tente de recoudre les fils, de rapprocher les époques tout en soulignant ce qu'a de beau, artificiel et étrange, ce rapprochement.

L'extrait de Sur les ailes de la danse de George Stevens où Fred Astaire danse avec ses ombres dans Bojangles of Harlem ou le rapprochement que fait Dominique Baffier entre la femme étreinte par un bison et le mythe du minotaure travaillé par Picasso sont aussi des jalons posés comme des rapprochements entre les époques.

La 3D magnifie les peintures de la grotte Chauvet par le rendu presque tactile des peintures dessinées sur des surfaces non planes et par la qualité de lumière particulière qu'offrent alors les reflets des torches et panneaux lumineux. Elle participe aussi à l'effet d'étrangeté lors des interviews où les personnes ressemblent davantage à des hologrammes qu'à des êtres de chair et de sang.

Un grand film d'art

La démarche d'Herzog n'a rien d'irrespectueux envers les scientifiques dont les explications sont nécessaires pour mieux apprécier ces peintures. Il est rappelé la datation autour de 33 000 à 31 000 avant le présent qui écarte définitivement l'idée d'un progrès en art puisque la grotte Chauvet n'a rien à envié à Lascaux dont les peintres ont 15 000 ans de moins. Les peintures sont réalisées non à l'entrée de la grotte, éclairée par le jour mais dans une partie profonde où la lueur des torches était nécessaire et qui devaient probablement jouer avec les ombres des participants. Rien ne manque, ni la description du panneau des chevaux, l'importance des animaux sauvages (lions, panthère, chevaux et bisons), le crâne du lion posé sur un socle de pierre comme une figure tutélaire ou les interrogations devant la femme-bison.

S'il s'en tenait là, le film ne serait pourtant qu'un bon documentaire pédagogique. Or il est là emporté, dépassé par cette folie qu'est de vouloir comprendre une œuvre du passé. C'est cette vertigineuse, forcément étrange et presque fantastique descente sur les traces de rêves perdus qu'Herzog nous incite à voir au travers de peintures dont la perfection du dessin n'est que l'un des aspects de leur pouvoir magique auprès des spectateurs contemporains que nous sommes.

Jean-Luc Lacuve, le 16/09/2011

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