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Bad lieutenant

1992

Voir : photogrammes du film
Genre : Film noir
Thèmes : La grâce, New York

Avec : Harvey Keitel (Le Lieutenant), Peggy Gormley (sa femme), Frankie Thorn (La religieuse), Zoë Lund (Zoe), Robin Burrows (Ariane), Anthony Ruggiero (Lite), Fernando Véléz (Julio), Joseph Micheal Cruz (Paulo), Victor Argo (Le commissaire), Paul Hipp (Jesus), Eddie Daniels et Bianca Bakiia (conductrice et passagère de la voiture). 1h36.

A New York, toutes les radios ne parlent plus que du match de baseball du lendemain. L'équipe de la ville, les Mets, ont perdu les trois premières des sept manches de la finale contre les Dodgers de Los Angeles. Aucune équipe n'ayant jamais réussie à remonter pour gagner 4 à 3, on ne donne pas cher de leurs chances. Reussiront-ils même à éviter l'humiliation d'un 4-0 le lendemain ?

Un lieutenant de police new-yorkais, marié et père de deux petites filles et deux garçons est irrité ce matin de devoir conduire ces derniers à l'école, ratardés par leur tante Wandy qui a monopolisé la salle de bain. A peine ses deux garçons déposés à l'école, le lieutenant se prend une ligne de coke. Il se rend ensuite sur le lieu d'un crime : deux jeunes femmes ont été assassinées dans leur voiture. Cependant, comme ses collègues, c'est les paris sur le match de lendemain qui les passionne. Le lieutenant convainc la plupart de ses collègues de parier maintenant sur les Mets.

Le lieutenant n'arrête pas un jeune noir qui cambriole des coffres de voiture, préoccupé de passer son pari : 10 000 dollars selon les vœux partagés entre les deux équipes par ses collègues et, pour lui, 15 000 dollars, l'ensemble de ses gains, sur les Dodgers de Los Angeles. Le soir venu, le lieutenant rejoint ses indics ou des dealer auxquels lui-même vend de la coke saisie dans ses fonctions. Il vend ainsi à l'un d'eux, JC, un plein sac de coke, s'en servant une partie et fumant du crack. Il rejoint ensuite la chambre de deux jeunes femmes, Ariane et Botway, chez lesquelles il danse nu et se saoule. Parti cherché de quoi manger en pleine nuit, il surprend deux jeunes Noirs en flagrant délit de hold-up dans la boutique d'un Chinois, il leur reprend l'argent volé et le garde pour lui, les laissant ensuite repartir. Il va ensuite chez Zoe, une jeune droguée, inhaler de l'héroine. Pendant qu'ils se droguent, une jeune nonne se fait violer par deux hommes.

Au matin, le lieutenant est avachi dans son canapé pendant que sa plus jeune fille regarde un dessin-animé. Il s'empresse de trouver la chaine qui retransmet le match en direct. Le batteur des Dodgers, Strawberry, fait un coup magnifique... mais cela ne suffit pas. Les Dodgers perdent et du même coup le lieutenant perd ses 15 000 dollars.

Le soir appelé pour le meurtre d'un noir dans une voiture, l'une de ses indics l'informe que de la drogue est cachée sous un siège. Il tente de s'en emparer mais, maladroit, laisse tomber le paquet devant les autres flics qui le retiennent comme pièce à conviction. Il rencontre ensuite ses collèges pour l'affaire de la nonne violée et du calice volé. Le lieutenant s'oppose sans succès à une prime de 50 000 dollars pour l'arrestation des violeurs. En revanche, il convainc ses collègues de laisser leurs pari sur les Mets pour le prochain match. Il se rend ensuite à l'hôpital et assiste, alors que la nonne est nue, à l'énoncé des tortures subies : déflorée avec un crucifix, violée et sodomisée plusieurs fois. La radio donne les Mets favoris. Stressé, le lieutenant interpelle deux jeunes filles dont la voiture n'a pas de feux réglementaires, et comprenant qu'elles sont terrorisées à l'idée que leur père sache qu'elles ont pris la voiture sans autorisation et sans permis les oblige, sous la menace de prévenir leur père, l'une à se déculotter devant lui, l'autre à mimer une fellation. Il se masturbe devant elles. Il termine la nuit en se rendant dans l'église où la nonne a été violée.

Au matin, le lieutenant se réveille alors que ses collègues examinent les pièces à conviction dans l'église et tentent sans succès de faire parler la nonne violée. Le lieutenant s'éclipse discrètement. Il écoute dans sa voiture la fin du match à Los Angeles. Sur un dernier coup, les Mets gagnent et remontent ainsi 2-3. De rage, le lieutenant tire sur sa radio avec son revolver.

C'est dimanche et jour de première communion de sa fille. Lite, son bookmaker vient lui demander ses 30 000 dollars. Le lieutenant lui demande de prendre son pari de 60 000 dollars sur les Dodgers pour le sixième match. Lite lui fait remarquer qu'il risque sa vie, s'il ne rembourse pas son pari dans les temps.

Pendant ce temps, la nonne estime avoir donné à ses violeurs affamés de sexe ce qu'ils demandaient et avoir ainsi suivi l'exemple du Christ. Le lieutenant, qui assiste mystérieusement à cette confession, entend même sa volonté d'être enceinte : "Jésus a changé l'eau en vin, j'aurais du changer la semence amère en sperme fertile, la haine en amour et peut-être sauver leur âme".

Au matin, il se fait un rail de coke devant tante Wandy méprisante puis va dans la chambre de ses enfants qui dorment encore. Dans un bar, il assiste à la nouvelle défaite des Dodgers 3-3. Dans une boite, il consomme de la coke avant de rejoindre Lite avec deux heures de retard à trois heures du matin. Celui-ci refuse de prendre son pari de 120 000 dollars et lui donne l'adresse de Large, son patron. Le lieutenant va chez chez JC récupérer les 30 000 dollars de la vente de la coke, remise trois jours plus tôt. La mère de JC, compatissante lui donne des comprimés. Il se rend ensuite dans l'appartement d'Ariane et téléphone à Large pour qu'il prenne son pari. Celui-ci lui donne rendez vous le lendemain devant Madison square Garden.

Le lieutenant va ensuite chez Zoé se faire un shoot d'héroïne : "Les vampires ont de la chance : ils se nourrissent du sang des autres : nous il faut se manger soi-même : se manger les jambes pour avoir la force de marcher ; il faut décharger pour se recharger ; il faut se sucer à fond se manger jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de nous, sauf la faim. Donner encore donner. Dingue. Si on ne donne pas, rien n'a de sens. Jésus l'a assez répété".

Au matin, le lieutenant conduit en direction de l'église alors que l'autoradio commente la victoire presque certaine des Mets qui vont réussir ce que personne n'a fait avant eux. Dans l'église, le lieutenant essaie de convaincre la nonne de dénoncer les coupables : ils seraient capables de recommencer. Elle reste inflexible et lui laisse son chapelet qu'il jette. Le Christ lui apparait alors au milieu de la nef. Il crie de rage avant d'implorer son aide. Le lieutenant marche alors à quatre patte vers l'apparition du Christ et lui baise le pied sur le stigmate de la croix. Lorsqu'il se relève, il a la surprise de constater que c'est une vieille et grande femme noire à laquelle il vient de baiser le pied. Elle porte à la main le calice volé et lui explique qu'elle l'a pris dans la boutique de son mari pour le remettre à sa place dans une église. Ce sont deux voyous du quartier qui l'ont vendu. Ils vivent tout près de là.

Le lieutenant s'y rend et arrête Julio et Paulo. Il les menotte et regarde avec eux la fin du match qui voit le triomphe des Mets. Le lieutenant conduit Julio et Paulo dans sa voiture, les menace de son pistolet mais leur dit que la none leur a pardonné. Alors il les conduit à la gare routière et leur donne les 30 000 dollars. Il leur fait comprendre que leur vie ne vaut plus rien ici ; qu'ils s'enfuient, loin. Il regagne sa voiture, et va jusqu'au lieu de rendez-vous fixé par le bookmaker. En chemin, il est, comme il s'y attendait, abattu par les tueurs de celui-ci, devant la Trump Tower.

L'inspecteur Harry (Don Siegel, 1971), French connection (William Friedkin, 1971), Les flics ne dorment pas la nuit (Richard Fleischer, 1972), The offence (Sidney Lumet, 1973) et Serpico (Sidney Lumet, 1973) avaient amorcé au début des années 70 un renouveau du film noir, marqué par la contamination du mal dont étaient victimes les policiers dans l'exercice de leur métier. Vingt ans plus tard, Ferrara pousse à bout les effets de cette contamination dans un élan mystique qui fera de ce film le film culte des années 90. Le mal banalisé contamine le quotidien du lieutenant avant que, dans une atmosphère judéo-chrétienne maintenue de bout en bout, la grâce ne finisse par surgir, libérant le héros de sa folie autodestructrice pour le laisser mort, abattu par des tueurs mais "sauvé" par le pardon.

Voyage au bout de l'enfer pour le paradis

Un lieutenant de police new-yorkais, marié et père de famille, ne résiste pas à ses penchants pour tous les vices que sa fonction et son insigne semblent lui autoriser : les tentations quotidiennes sont trop nombreuses. L'horreur (comme ces deux jeunes filles assassinées dans leur voiture en pleine rue) et le mal y sont trop banalisés. Surprenant deux jeunes Noirs en flagrant délit de hold-up dans la boutique d'un Chinois, il leur reprend l'argent volé et le garde pour lui, les laissant ensuite repartir. Interpellant deux jeunes filles dont la voiture n'a pas de feux réglementaires, et comprenant qu'elles ont quelque chose à cacher, il les oblige, sous la menace de prévenir leur père, l'une à se déculotter devant lui, l'autre à mimer une fellation. Sous l'emprise de l'alcool et de la drogue, il s'enfonce sans cesse davantage dans la spirale des jeux d'argent, pariant chaque fois sur une équipe de base-ball qui ne cesse de perdre.

Ruiné, perdu, déchu, en proie à un délire qui lui fait prendre une vieille femme pour le Christ, menacé de mort par ses créanciers, il cherche quelque rédemption en voulant venger le viol d'une jeune religieuse par deux malfrats. Mais elle refuse d'indiquer leurs noms : elle leur pardonne, comme le Christ pardonnait à ceux qui l'insultaient. Le lieutenant retrouve les deux voyous, leur fait comprendre que leur vie ne vaut plus rien ici et, se modelant sur le comportement de la nonne et du Christ, se sacrifie pour eux en les conduisant à une gare routière pour qu'ils s'enfuient, loin. En regagnant sa voiture, il sait qu'il sera abattu par des tueurs.

Mise en scène judéo-chrétienne

C'est la mise en scène qui prouve que l'événement principal du film ne consiste pas à résoudre un cas criminel mais à se laisser traverser par la grâce du pardon. La descente aux enfers du lieutenant est en effet suivie d'un miracle pour une rédemption obtenue in fine par une folie sublime qui équivaut à un suicide effectif.

Le lieutenant reste immergé dans le mal, avec les plans répétés d'absorption de drogue ou d'alcool. Le lieutenant s'en trouve asphyxié, ivre, intoxiqué, il ne peut que l'absorber encore plus et toujours comme s'il voulait entièrement l'inhaler. Il apparait dès le premier jour tel Lucifer, ange déchu du paradis, nu avec sa croix sur le torse, n'hésitant pas abuser de son pouvoir en braquant son arme à la moindre occasion.

La contamination ou la communion dans le mal commence néanmoins avec la séquence du viol de la nonne, comme vue au travers du trip à l'héroïne du lieutenant chez Zoé. Cette séquence, normalement indépendante du récit, focalisé sur le suivi du parcours du lieutenant, est ainsi intégrée à son trajet. La contamination le poursuit jusque chez lui : au plan de la nonne criant sous le viol, succède le plan de la plus jeune fille du lieutenant au biberon puis le dessin animé qui reprend les mêmes teintes orangées et enfin le lieutenant au réveil.

Voir : viol

Bien et mal coexistent partout. C'est lors de la communion de sa fille que le lieutenant fait son imprudent pari avec Lite (voir : 3e jour). C'est dans une boite décorée d'images pieuses et d'une croix que JC remet au lieutenant les 30 000 dollars de la vente de la cocaïne. Au soir du 4e jour, Zoé avec laquelle il partage une piqure d'héroïne, exprime leur misérable condition : "Les vampires ont de la chance : ils se nourrissent du sang des autres : nous il faut se manger soi-même : se manger les jambes pour avoir la force de marcher ; il faut décharger pour se recharger ; il faut se sucer à fond se manger jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de nous, sauf la faim. Donner encore donner. Dingue. Si on ne donne pas, rien n'a de sens. Jésus l'a assez répété".

Le lieutenant se voit alors comme le Christ en croix et c'est dans cette vision psychédélique qu'il part tenter de retrouver la nonne. Il croit qu'il va la convaincre de dénoncer les coupables mais il va trouver tout autre chose. Epuisé, entendant à la radio que son dernier pari sera perdant, il est tellement en proie au délire qu'il croit voir le Christ. Après un denier sursaut de rage il lui demande de l'aide : "Parle, mais parle donc. Espèce d'enfoiré, tu restes planté là et c'est à moi de tout faire. Où t'étais ? Où, t'étais bordel ? Où t'étais nom de Dieu. Je te demande pardon, Oh pardon, Oh pardon. J'ai fait tellement de trucs moches. Je suis désolé. J'ai essayé; j'ai essayé de bien faire mais je suis trop faible! Trop faible. J'ai besoin de ton aide ! Aide-moi! Aide-moi! Pardonne-moi, pardonne-moi. Je t'en prie, pardonne moi. Pardonne-moi mon père".

Alain Bergala rappelle que comme dans les grands films sur la grâce (Pickpocket, Stromboli, La strada...) celle-ci frappe un premier coup pour rien. Ici avec l'apparition du Christ dans l'église. Certes le miracle a lieu avec le retour du calice qui permet de retrouver la trace des voyous. Mais même avec les 30 000 dollars de l'héroïne plus les 50 000 dollars de la prime due à l'arrestation des malfrats, le lieutenant serait loin de rembourser les 240 000 dollars qu'il doit. La garce est ainsi reçue dans un moment effroyable, juste avant la mort, lorsque le lieutenant accepte de suivre l'exemple de la nonne et du Christ qui le "sauve".

Genèse et reception

Abel Ferrara raconte que Bad Lieutenant naquit d'une chanson écrite à l'occasion du viol d'une nonne dans Spanish Harlem. Le fait-divers est réel, il advint en 1982, fit la une du Daily News, Ferrara le décrit en ces termes : " Il ne s'est pas déroulé dans une église, et les violeurs ne savaient même pas qu'ils avaient violé une nonne. Mais il était si horrible, si horrible qu'il est difficile même d'y penser ". Le cas devint célèbre grâce à l'enquêteur qui l'a résolu : Bo Dietl, officier au New York Police Department pendant 16 ans, chargé de 1500 affaires criminelles, récipiendaire de 80 récompenses et policier le plus décoré de l'histoire de sa ville. On peut voir Bo Dietl dans deux scènes de Bad Lieutenant où il apparaît brièvement dans le rôle d'un détective. Abel Ferrara transmit le fait-divers à Zoë Lund, qui rédigea une première version du scénario en deux semaines.

Bad Lieutenant fut tourné en vingt jours à Manhattan, dans le Bronx, et à Jersey City, New Jersey. Le plan final, tourné devant The Trump tower, symbole de l'architecture triomphante des années 80, montre de vrais passants s'attroupant autour de la voiture du Lieutenant. Aucune église de Spanish Harlem n'ayant accepté le tournage, Bad Lieutenant dut émigrer à Jersey City dans une église polonaise.

Bad Lieutenant fut mal accueilli à sa sortie et devint pourtant très vite un classique grâce à la ferveur des cinéphiles. La consécration vint en 1996, de la part de l'auteur de Mean Streets (1973) dont Bad Lieutenant constitue la suite vingt ans plus tard : Martin Scorsese qui, dans son numéro spécial des Cahiers du Cinéma (n° 500, mars 1996), rédigea avec une grande générosité un éloge vibrant du film de Ferrara.

"Bad Lieutenant d'Abel Ferrara est un film-clé. J'aurais voulu que The Last Temptation of Christ ressemble à ce film… Mais je n'ai pas réussi à obtenir certaines choses, sans doute parce que je traitais directement de l'image du Christ. Son rôle dans Bad Lieutenant représente pour Harvey Keitel ce qu'il a cherché toute sa vie. (…) La fin est magnifique, avec les garçons qui s'enfuient et le coup de feu dans la voiture. L'utilisation de la musique aussi, avec Pledging My Love de Johnny Ace, que j'avais utilisé dans Mean Streets. C'est un film exceptionnel, extraordinaire, même s'il n'est pas du goût de tout le monde. (…) Si on ose, il faut suivre le personnage, jusque dans la nuit. C'est pour moi un des plus grands films qu'on ait jamais fait sur la rédemption… Jusqu'où on est prêt à descendre pour la trouver… "

Jean-Luc Lacuve, le 30 août 2018.

Bibliographie :

Test du DVD

Editeur : Wild side Video. Janvier 2012.

 

 

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