De nos jours, dans les Flandres au début de l'hiver, André Demester, jeune agriculteur, a reçu sa feuille de route par partir soldats le lundi suivant. Il connait Barbe depuis l'enfance et, quand celle-ci vient le rejoindre pour faire un tour dans les champs, il sait que c'est pour y faire l'amour dans un fossé herbeux. Apres ils se quittent, non sans qu'il l'ait ramenée un bout de chemin en tracteur. André et de jeunes gars du pays, Denis, Mordac, sont en fait appelés dans un même régiment, le 3e, pour faire la guerre dans un pays lointain, laissant leur ferme à un salarié.
André ne considère pas que Barbe soit sa copine attitrée et supporte ses mœurs très libres. Ainsi, lorsque Blondel vient la draguer dans le café où il est avec des amis, il ne peut que constater en sortant qu'ils font l'amour dans la voiture sur le parking.
Néanmoins, le lendemain, quand Blondel vient lui dire qu'il part dans le même régiment que lui, André garde son calme. Barde subit en revanche les remontrances de son amie France qui s'inquiète de sa réputation de putain. Elles rejoignent André et Mordac prés d'un feu de camp sur un champ déjà un peu enneigé. Blondel se joint à eux. Barbe pleure car elle en veut pas voir partir ses amants; elle les embrasse l'un et l'autre.
Le samedi par grand soleil d'hiver, André et ses copains embarquent dans un camion militaire. La neige est partout. Barde repousse gentiment les avances de Denis qui, finalement, n'est pas parti à la guerre. Mais dorénavant seule en Flandres, Barbe dépérit.
Sous les palmiers, André et Blondel s'entraient au combat et se sont fait un nouvel ami, Briche. Leur lieutenant est chargé de ratisser une ville récemment bombardée par l'ouest avec une brigade à cheval alors que les tanks prennent la direction de l'est. L'escouade essuie des tirs et, lors de la traversée d'une rue, le lieutenant, qui a hésité à la franchir, saute sur une mine. Une partie de l'escouade est décimée et ne doit son salut qu'à la venue d'un hélicoptère qui emporte le corps du lieutenant. Sous la conduite d'André et Blondel, l'escouade trouve les snipers, deux gamins qui sont tués non sans que l'un d'eux agonise longuement.
C'est le printemps dans les Flandres. Barbe s'ennuie et se donne à un garçon de ferme dans une étable. Elle annonce à France qu'elle va se faire avorter sans prévenir Blondel auquel elle a écrit attendre un enfant de lui.
En Afghanistan, au cours de la fouille d'une maison, André, Blondel et une partie de son escouade violent une femme. André est abasourdi par la nouvelle que Barde attend un enfant de Blondel. Trois soldats s'en vont en reconnaissance mais ne sont pas revenus au matin. Briche Leclercq, et André décident de rentrer sans les attendre. Briche tue un paysan sur son âne qui passait par là. mais il n'était pas seul et les trois soldat sont immédiatement faits prisonniers. Briche est exécuté et Leclercq, et André sont conduits dans une maison où ils retrouvent Blondel prisonnier. Leur geôlière est celle qu'ils ont violée : elle fait émasculer puis exécuter Leclercq qui ne l'avait pourtant pas violée.
En Flandres, le médecin convainc le père de Barbe qu'il faut la faire interner en hôpital psychiatrique. Son père qui a deja perdu sa femme depressive accepte et Barbe se rend bientôt dans la maison de repos.
Un hélicoptère sauve Blondel et André des tortures qui les attendaient et ils fuient sous les balles.
Barde fait une crise à l'hôpital. On lui fait une piqure. Allongée sur un lit, elle attend.
André et Blondel fuient à travers la jungle. Au sortir de celle-ci, ils sont accueillis par une rafale de mitraillette. Blondel est touché aux jambes. André hésite puis abandonne son ami et fuit à toutes jambes l'approche des soldats ennemis qui exécutent Blondel. André trouve refuge dans une maison dont il tue les occupants.
André est revenu, Barde l'entraine faire l'amour dans un bosquet. France est à leur recherche et Barde l'encourage à demander à André comment son copain Mordac est mort. Voyant André s'appretant à mentir, Barde, prise d'une crise de nerfs, fuit à travers bois jusque chez elle, calmant sa crise quand son père arrive. Elle s'en vient trouver André et lui raconte qu'elle sait tout, qu'elle a tout vu en état cathartique sur son lit d'hôpital : il a laissé tomber Blondel après avoir tué des paysans. André est incrédule mais lorsque Barde revient vers lui, effondré, il avoue qu'elle a raison. Barde le prend dans ses bras et tout deux s'allongent sur le sol de la grange. "Je t'aime, je t'aime" répète André. "Moi aussi" répond Barde, enfin apaisée.
Bruno Dumont met en scène la matière humaine la plus brute pour que son spectateur-lecteur y trouve une spiritualité. Eloignée de toute forme de psychologie, la mise en scène travaille à la fois l'informe et le signe, juxtapose les deux parcours de Demester et de Barbe, l'un filmé comme passif devant ses pulsions, enfermé en lui-même et l'autre comme promis à l'extra-lucidité au travers de la folie. La morale de tout cela n'a rien d'évident et la proposition ci-après à pour but de relire un certain nombre de séquences problématiques du film qui résistent au sens et s'offrent ainsi à l'interprétation.
Une masse informe de pulsions
Après le détour par l'apparente splendeur de Twenty-nine palms qu'il s'ingéniait à détruire, Dumont retrouve les paysages austères, les activités quotidiennes et les comportements souvent frustres des campagnes désolées des Flandres françaises.
Dumont choisit de travailler un lourd bloc de matière : Demester s'exprime peu, fait l'amour avec Barbe dans les champs sans prendre plus de soin ou de plaisir qu'il en mettra plus tard à violer une femme ou à uriner contre un rocher. Barbe semble occupée à courir les garçons et à s'offrir sans plus de plaisir et de discernement. La guerre est une succession d'horreurs : un lieutenant grillé par une roquette, un sniper qui fait gicler le sang d'une tête, deux enfants blessés à mort par les soldats et qui agonisent, une femme que l'on viole, un paysan abattu froidement, les représailles cruelles et sanglantes qui suivent ses actes barbarie, un ami que l'on abandonne pour sauver sa peau.
La psychologie est réduite au minimum, non seulement parce que les dialogues sont des plus brefs mais parce que le personnage ne change pas au grès des événements auxquels il est confronté. Demester reste enfermé en lui-même et réagit au grès de ses pulsions primaires (désir, peur, sens de la survie).
Très efficacement filmée, la guerre en Afghanistan (à moins qu'il ne s'agisse de l'Irak) ne peut manquer d'évoquer le Full metal jacket de Kubrick ne serait-ce parce qu'on y retrouve la même séquence choc avec cette brigade décimée par un sniper qui, femme ou enfant, se révèle fragile en agonisant. Chez Kubrick, le soldat qui avait échappé à l'embrigadement du camp d'entraînement finissait par sombrer dans le militarisme pour échapper à la terreur après une succession d'épreuves. Ici aussi la guerre est un enfer intérieur, une fausse porte de sortie à un horizon bouché. Demester se retrouve face aux mêmes pulsions. Le filmage en 16 mm (pour raisons économiques) qui renforce le flou des contours, la poussière qui recouvre hommes et maisons, les décors minéraux des pierres : tout concourt à enfermer Demester dans ce nouveau paysage sans lui offrir plus d'horizon (le ciel est barré des fumées de la destruction) que le précédent.
Il faut un dernier coup du sort, lorsqu'il ressent profondément que Barbe va le quitter, pour que Demester pleure et prononce les mots d'amour qu'il croyait jusque là inutiles. Epuisé, sans fuite possible dans l'ailleurs, il dit "je t'aime, je t'aime " comme on attrape une bouée pour ne pas se noyer et il n'est pas bien sur qu'il obtienne la grâce telle que Dumont l'avait filmé pour Freddy dans La vie de Jésus. Il y reprenait là l'archétype de la grâce telle que l'a décrite Fellini dans La strada. Zampano, les pieds dans la mer et la tête sous les étoiles, pleure enfin lorsqu'il apprend que Gelsomina est morte des années plus tôt après qu'il l'ait abandonnée sur la route, insensible alors à la moindre pitié.
Les larmes de Freddy à la fin de La vie de Jésus lorsque qu'il pleure la nuit, allongé dans un champ, sa mobylette abandonnée sur la route renvoyait plus sûrement à la grâce qu'ici. Dumont filme Demester obstinément face contre terre dans la même position que lorsqu'il avait fait l'amour avec Barbe quelques temps plus tôt. Et s'il est évident que celle-ci trouve quelque chose qui lui manquait au début du film, la sort de Demester est beaucoup moins clair.
Le refus du basculement psychologique
Demester constitue une masse de sentiments informes qui ne s'ouvrira, peut-être, qu'à la fin. Mais son histoire est intimement liée à celle de Barbe dont le cheminement spirituel est à la fois plus précoce et plus lent. Pendant que celui-ci fait l'expérience d'un ailleurs qui ne lui apprendra rien, celle-ci expérimente une douleur de l'absence qui la conduira aux portes de la folie et de la extra-lucidité.
Le spectateur partage d'abord l'avis peu amène de sa copine France qui lui rappelle sa réputation de putain après qu'on l'ait entendu faire l'amour off avec Blondel dans la voiture à la sortie du bar. Ces sons off renvoient sans doute à la même proximité avec la nature que le floc-floc des bottes dans la boue entendu au début, le glouglou des bières bues au goulot par les soldats en Irak ou la respiration toujours sonore de Demester.
Cette proximité avec une nature fruste mais aussi paisible et sans histoire s'incarne dans une série de séquences qui lient les parties Flandres et L'Afghanistan : la veillée autour du feu de bois qui se transforme en apologie de l'amour libre ; le départ des trois soldats sur une Marseillaise gaiement écorchée ; leur embarquement en camion sur fond de clocher de village rappelant plus ou moins l'Angélus de Millet ; le combat lors de la première scène en Afghanistan, somme toute amical entre Chistian et un appelé noir ; la tentative maladroite et sans conviction du seul garçon resté au pays de sortir avec Barbe.
Le film aurait alors pu basculer dans une psychologie chaleureuse et sauver classiquement ses personnages. C'est une voie autrement radicale que choisit Bruno Dumont.
La folie de Barbe ou les signes d'une transformation.
Autant Demester semble toujours enfermé en lui-même, autant Barbe
se retrouve vidée d'elle-même lorsque ses amants la quitte. Elle
est alors prête pour une transformation intérieure signalée
par des plans ouvertement esthétisants.
Au plan de ses pas sur la neige qui figurent sa solitude répondra le plan des feuillages éclairés de soleil qu'elle regarde une fois que Demester ait fini de lui faire l'amour. Le signe d'une grâce comme exigence de vérité est d'autant plus manifeste que ce plan s'oppose très directement à celui d'autres arbres dénudés vus au début du film et qui ne portaient ni feuilles, ni promesse. Deux autres plans esthétisants font également offices de signes ; le premier est celui de Demester marchant dans son champ sous un ciel d'orage et qui succède à se même Demester se penchant sur la barrière sous un ciel beaucoup moins chargé. Ce trop bref plan pourrait être comme l'échec pour Demester de voir la beauté de ce qu'il a devant lui. Un troisième plan le montrera confectionner un collet annonçant déjà le carnage qui suivra en Afghanistan. Difficile également de ne pas voir un signe dans le poing de l'Afghane, fermé, rempli de sperme qui transmute une scène de viol en symbole de d'une rage qui saura ne pas être impuissante.
Pendant ce temps, Barbe, assise sur le banc semble se vider d'elle-même. Elle attend France à laquelle elle déclare ne plus vouloir de son enfant, Elle se laisse prendre par l'ouvrier agricole. Son alitement que l'on croit d'abord lié à son avortement est lié à ses nerfs qui lâchent comme son père, rappelant l'état de sa femme décédée en fait la déclaration mystérieuse.
Enfermée en l'hôpital psychiatrique, elle en ressort et accueille Demester revenu en Flandres. La crise se résout dans un paysage idyllique d'été, moissons et frais sous-bois compris. Ses nerfs la lâchant, Barbe ne supporte pas le mensonge qu'elle pressent chez Demester. Son extra lucidité s'atteint par l'épuisement du corps, une longue course latérale à travers bois puis un mouvement d'extension qui l'étire dans un plan étrange de ses pieds qui se lèvent et son visage tendu en plongé.
L'humanité que Dumont fait se lever est acquise comme chez Doillon
par une direction d'acteurs qui attend qu'une vérité surgisse
de leur corps. Seule la succession des coups pour Demester et le creusement
à l'intérieur de Barbe conduit à leur rapprochement.
Comme si le socle de la charrue mécanique qui laboure la terre grasse
finissait par faire germer l'esprit. Ce plan singulier, commencé dans
l'ombre et tout à coup éclairé de soleil, fait penser
au cinéma des Straub
où terre et esprit sont intimement liés. Le nom "Demester"
n'est d'ailleurs pas sans évoquer Demeter,
la déesse des moissons partagée entre le ciel et l'enfer.
Jean-Luc Lacuve le 06/09/2006