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Mommy

2014

Genre : Mélodrame

Avec : Anne Dorval (Diane "Die" Després), Antoine-Olivier Pilon (Steve Després), Suzanne Clément (Kyla), Alexandre Goyette (Patrick), Patrick Huard (Paul Béliveau), Michèle Lituac (Directrice du centre), Isabelle Nélisse (Fille de Kyla) Pierre-Yves Cardinal (Gardien de sécurité), Viviane Pascal (Marthe), Natalie Hamel-Roy (Natacha). 2h18.

2015. Dans un Canada imaginaire, une nouvelle loi, dite S-14, autorise les parents à abandonner leurs enfants récalcitrants aux bons soins d’un système psychiatrico-pénitentiaire. Cette loi aura des effets sur l'histoire de Diane Desprès et de son fils :

Diane Desprès dans son jardin savoure les rayons d'un soleil d'automne et tend la main vers une des premières pommes du jardin. Sur une route mouillée, à un carrefour, c'est soudain l'accident. La voiture de Diane est emboutie par un chauffard. Elle en sort le visage tuméfié alors qu'elle est appelée au téléphone par l'institution scolaire où se trouve son fils. C'est encore à moitié sonnée qu'elle apprend que celui-ci, Steve, est renvoyé sur-le-champ du centre thérapeutique et éducatif pour enfants difficiles. Il a en effet incendié la cafétéria et provoqué ainsi de graves brûlures à un autre adolescent.

Diane  va donc désormais devoir s'occuper de son fils. Ils rejoignent ensemble et à pied la banlieue que Diane habite depuis le décès de son mari, inventeur doué qui s'est laissé dépasser par la rapacité de financiers américains. La première sortie pour acheter du matériel scolaire est bien proche de dégénérer et un trajet en taxi frôle un affrontement musclé entre Steve et le chauffeur dès que celui-ci s'en prend verbalement à sa mère. Diane doit faire face à une autre catastrophe, le rédacteur en chef de du journal où elle tenait la rubrique du courrier du cœur est parti. Celle qui le remplace la considère comme une intrigante incapable... qu'elle licencie sur-le-champ.

Lorsque Steve s'en va pour la première fois faire des courses au supermarché, il revient avec quelques objets volés dont un collier doré "Mommy" qu'il offre à sa mère. Celle-ci voudrait aller rendre ces affaires volées et la dispute dégénère rapidement. Steve devenant incontrôlable et violent, Diane fuit à travers la maison, faisant tomber une lourde étagère sur son fils.

C'est Kyla, la voisine d'en face qui vient en aide au blessé en appliquant des points de suture sur sa cuisse. Kyla est une enseignante, mariée à un cadre supérieur, qui fut la mère de deux enfants avant que l’un disparaisse. Ce traumatisme, couplé à la difficulté du métier,  l'a enfermé dans une dépression et affecté d’un bégaiement prononcé.

En remerciement de son intervention, Diane invite Kyla à diner. Devant le comportement inattendu, marginal et paradoxal  de ses hôtes, Kyla apprivoise son propre sentiment d'exclusion. Diane doit s'absenter loin de chez elle pour solliciter un travail de traductrice de livres pour enfants auprès d'une amie, perdue de vue depuis longtemps. Elle demande alors à Kyla de veiller sur son fils pour la journée en lui faisant cour. Steve est un élève indiscipliné et se rebelle contre les regels d'apprentissage que Kyla lui soumet. Il tente de prendre physiquement l'ascendant sur elle mais Kyla se révolte et c'est elle qui violemment, renversant Steve par terre, lui impose son autorité avant de s'enfuir chez elle. Steve vient la retrouver et fait amende honorable.

A son retour d'une journée qui l'a vue obtenir la commande d'une traduction avec une avance pour ce travail, Diane trouve la maison déserte : Kyla et Steve lui ont fait la surprise d'un beau diner de fête pour son retour. L'ilot de bonheur qu'ils constituent tous les trois est figé par une photographie. Et les jours se suivent alors emplis de balades en vélo avec leurs provocations vis à vis des automobilistes mais aussi de cours studieux que Kyla dispense à  Steve afin qu'il intègre l'école d'art dont il rêve.

Pourtant un soir, un huissier vient apporter une mise en demeure à Diane pour qu'elle se prépare au procès qui va bientôt avoir lieu : il lui est réclamé une somme exorbitante pour l'incendie provoqué par Steve. Diane pense que son voisin, qui la drague sans subtilité mais qui travaille au tribunal de la ville va pouvoir l'aider à se sortir de ce mauvais pas. Elle en convainc non sans difficulté Steve qui accepte de jouer au fils modèle pour une soirée. Le bar dans lequel le voisin les invite est sans charme et les efforts de Diane pour le ramener au sujet de procès échouent régulièrement. Pour éviter d'éclater de colère, Steve finit par accepter de participer au karaoké. Il choisit une chanson romantique, Vivo per lei d’Andrea Bocelli, qui suscite l'ironie et bientôt l'agressivité d'une bande de loubards lourdement alcoolisés. Steve se déchaine alors et menace l'un de ses agresseurs d'un tesson de bouteille sous la gorge. Le groupe fuit bientôt le bar et Steve lâche au voisin tout son mépris sur son aide illusoire et sa drague bien grossière et égoïste. Diane rentre seule et attend, inquiète avec Kyla, le retour de son fils à la maison.

Elle se réveille le matin, le téléphone sur le ventre et constate que Steve est rentré. Ils se réconcilient. Avec Kyla, ils vont fait les courses au supermarché et celle-ci demande à Steve de reprendre leurs bonnes habitudes des devoirs pour faire plaisir à Diane. Steve s'éloigne et Kyla le découvre peu après  les veines ouvertes près du rayon des couteaux. Steve est emmenée à l'hôpital, Diane et Kyla vaillant sur lui.

Diane est désespérée. Elle a cependant acquis une nouvelle voiture et le trio s'apprête pour une nouvelle balade au bord de la mer. En voyant son fils courir sur la plage après Kyla, Diane le voit passant ses examens, être admis dans son école, se marier et avoir un enfant. Ce n'était qu'un rêve qui se referme. Ce jour est bien plus triste puisqu'il s'agit pour Diane d'abandonner ses droits parentaux sur Steve pour le laisser sous une garde musclée dans l'institution psychiatrico-pénitentiaire instituée par la loi S14.

Bientôt Kyla vient annoncer à Diane qu'elle part pour Toronto avec sa famille. Diane justifie sa position en disant que garder Steve aurait conduit à leur destruction mutuelle; qu'en le laissant à d'autres, elle garde un espoir pour lui et pour eux. Dans son institution, Steve téléphone à sa mère pour lui dire qu'il comprend son attitude et l'aime et l'aimera toujours. Alors que les gardiens discutent entre eux de leurs sordides histoires de coucheries, l'hystérie s'empare de Steve, qui se défait de sa camisole et court vers le fond du couloir où ne l'attend qu'une porte vitrée.

Parce que Steve ne maitrise pas ses pulsions, parce que Daine et Kyla sont toutes deux aussi border-line, le film est souvent très drôle et emporté par une énergie qui, pourtant, trop souvent vient buter contre un coup du sort. La tragédie n'avait rien d'implacable, le manichéisme n'y a pas sa place. Si le film relève bien du mélodrame, les personnages ont toutes leurs chances dans chaque scène qu'ils emportent avec énergie et émotion ; ils sont prêts à magnifier, à "plaquer-or", tout ce que la société a prévu de plus noir pour eux. La mise en scène ne va cesser de rappeler, à en pleurer, qu'il s'en faut de peu pour que les données d'une vie soient changées.

La pomme de l'automne dans un crumble

La structure du film est celle d'un mélodrame : une succession de coups du sort qui s'acharnent à détruire les personnages mais qui, en même temps, exaltent leur énergie et leur amour.

Les mélodrames se terminent mal en général. Pourtant les séquences ne sont pas déroulées selon un fil conducteur unique, un mal irréversible, mais donnent l'impression d'une succession d'événements où les dés sont jetés à chaque fois et que l'échec final résulte de trop de résultats négatifs. Ces blocs de séquences éparses et énergiques sont pourtant liés entre eux par des rimes formelles. La dramaturgie qui fait se succéder les coups du sort est en effet magnifiquement maitrisée par le rappel des mêmes thèmes ou motifs qui, en  percutant consciemment ou inconsciemment le souvenir du spectateur, lui rappelle que tout aurait pu être différent.

Une scène de la fin vient en effet comme en écho rappeler une scène du début. Le carton de la loi S14 résonne tragiquement lors de la course vers la mort de la dernière scène. La pomme de septembre vers laquelle la main de Diane se tend au début, n'est plus, dit-elle à la fin de l'automne, qu'une pomme pourrie tombée par terre, mangée par les vers qu'il est grand temps de transformer en crumble. L'accident sous la pluie, provoqué en partie par l'appel téléphonique au début trouve un écho dans l'arrivée au centre S14 sous la pluie. Le retour à la maison après l'incendie de la cafétéria sur l'air de Born to Die, le tube de Lana Del Rey, trouvera son écho dans le rêve illusoire de réussite, baigné des mêmes couleurs chaudes.

Plaqué or

Les effets lyriques n'ont rien de racoleurs, pas plus que les personnages ne sont hystériques ; la narration est en empathie avec le destin mélodramatique de personnages aux parcours compliqués.

Toujours pleine d'énergie et de charme, Diane est le réceptacle du malheur des autres (mort du mari, enfant difficile, et jalousie des collègues). Pour elle, il s'agit d'aller jusqu'au bout par amour de son fils, y renoncer même pour qu'il puisse trouver une meilleure voie sans elle. Aussi terrible soit-elle, la loi S14 vise à protéger les parents d'une situation devenue trop dangereuse avec leurs enfants. Mais autant Diane est autonome et foncièrement heureuse, autant son fils ne peut accepter l'enfermement qui succède à ses espoirs de liberté. Le contraste qui conduit au drame : l'envol vers la porte vitrée.

Steve est sans père et aime sa mère d'un amour si exclusif qu'il semble bloquer son désir d'une autre femme,  la jolie chanteuse du karaoké ou Kyla. C'est de cet amour sublimé qu'il tire en grande partie cette énergie incontrôlée qui se canalise positivement avec Kyla en cours appris bien sagement ou négativement dès que la vulgarité vis-à-vis des relations sexuelles fait surface ; ainsi du voisin terriblement banal, des loubards agressifs ou des gardiens et leurs réflexions de corps de garde.

Une  relation d'amour-haine entre mère et fils était déjà mis en scène dans J'ai tué ma mère, mais sans connotation sexuelle. Steve est ici au bord de  l'inceste : danse où ses mains  effleurent les seins de sa mère ou encore le baiser sur la bouche donné le matin de la réconciliation après la nuit calamiteuse du karaoké. Le bijou offert par Steve à sa mère, et qui donne son titre au film, en est aussi l'emblème : la beauté n'a que la fragilité d'une mince couche de plaqué-or. Même jeux dangereux de  Diane qui a raccourci son prénom en  Die aux connotations joyeuses en joual, dialecte  québécois, oubliant celles bien plus noires en anglais.

Kyla soigne un temps la relation trop à vif de la mère et du fils. Kyla comme Steve et Diane a vu se rétrécir son univers, enfermée dans sa bulle de souffrance, rêveuse, elle ne répond que comme au travers d'un bouillard aux sollicitations de sa famille. Elle a probablement perdu son plus jeune fils dont elle garde une photographie dans sa chambre. Métier d'enseignant difficile et lui rappelant son fils décédé à la clé, elle s'est enfoncée dans une dépression dont son mari semble bien incapable de l'en sortir avec une vie trop routinière. Le geste de Steve lui arrachant le collier que son fils lui avait sans doute offert profane la mort de cet enfant. Il suscite la rage de Kyla et lui donne la force de renverser Steve et de lui faire respecter, inconsciemment peut-être, son malheur à la mesure du sien. C'est au niveau des pulsions les plus violentes que se joue l'affrontement, Steve allant jusqu'à pisser sous lui avant de bloquer une possible agression sexuelle dans cette douloureuse scène de la chambre à l'enfant.

Compression-expression

Cette possible relation sexuelle est laissée comme en suspens par le montage alterné de Diane réussissant, splendide, à décrocher un travail et une avance. A son retour, elle erre dans sa maison désertée s'interrogeant comme nous sur ce qu'ont fait Kyla et Steve durant son absence. Si les chambres sont vides en revanche la véranda est un petit Versailles ou un repas de fête est préparé. Au mouvement de compression dans la chambre succède donc une expansion joyeuse qui culminera avec le selfie

Compression-expansion encore lorsque Kyla vainc sa difficulté l’élocution avec le "pousse" que lui intime Steve ou dans l'attention aux matières, caleçon au premier plan du premier plan tissus rouge servant de rideau, ou draps dorés sur lesquels est répété le mouvement de se jeter sur le lit. La chaleur de cette portion de matière emplit le cadre et déploie sa beauté jusque dans la profondeur de champ que l'on distingue ensuite dans un cadre plus large ou une mise au point.

Ce mouvement de compression-expansion trouve une de ses plus belles exploitations avec le jeu avec le cadre  1.1. Celui-ci installe le personnage dans sa verticalité, dans la potentialité de sa force alors que le 1.37 classique est favorable aux sentiments exprimés par le visage et les 1.85 et 2.35 le sont  soit au très gros plan soit au lyrisme des décors. Un premier étirement du cadre vers le 1.85 est  assumé, positif et voyant : Steve, heureux,  écarte les bras comme pour demander au cadre de laisser enfin l'extérieur être en harmonie avec lui-même. Il se refermera avec l'arrivée de la lettre portée par l'huissier. Le cadre s'écarte, subrepticement et de façon moins marquée, illusoire, lorsque Diane rêve de la réussite et du bonheur de son fils.

Le 1.1, s'il magnifie le personnage unique dans le cadre, l'isole et l'enferme aussi. La discussion entre Diane et Kyla à la fin est filmée en champ contre-champ, isolant chacune des deux femmes dans une succession de gros plans. Jamais les deux femmes ne sont réunies dans le même plan. Ce plan refusé instille déjà l'idée qu'elles ne se reverront plus comme une préfiguration de la fin tragique de Steve.

Mais aussi parce que la réunion de trois corps dans un cadre étroit est exceptionnelle, cette inscription rare est magnifiée. C'est le trio chantant On ne change pas de Céline Dion pour marquer leur résistance au malheur, le selfie pris à trois et Steve, en sang, soutenu par les deux femmes qu'il aime.

"Les sceptiques seront confondus" avait dit Diane à la directrice. Le rêve n'a duré que le temps de quelques semaines, que le temps d'un clip ensoleillé et de quelques chansons.  La plus grande innocence n'a pas survécu longtemps à la terrible vulgarité du monde. Steve n'a plus qu'à se jeter vers une baie vitrée qu'il prend pour une porte de sortie pour rejoindre bien illusoirement sa mère. To die à fini par gagner sur Die... mais certainement pas dans le coeur du spectateur.

Jean-Luc Lacuve le 10/10/2014.