Le Dahlia noir

2006

Genre : Film noir

(The Black Dahlia). Avec : Josh Hartnett (Dwight "Bucky" Bleichert), Aaron Eckhart (Leland "Lee" Blanchard), Scarlett Johansson (Kay Lake), Hilary Swank (Madeleine Linscott), Mia Kirshner (Elizabeth "Betty" Short), Mike Starr (Russ Millard), Patrick Fischler ( Ellis Loew, le procureur adjoint), Fiona Shaw (Ramona Linscott), Rachel Miner (Martha Linscott), James Otis (Dolph Bleichert), John Kavanagh (Emmet Linscott), Richard Brake (Bobby DeWitt), Anthony Russell (Morrie Friedman), Jemima Rooper (Lorna Mertz), John Solari (Baxter Fitch), William Finley (George "Georgie" Tilden), Rose McGowan (Sheryl Saddon), Pepe Serna (Dos Santos). 2h01

Los Angeles, 1946. Bucky se prépare avant un match de boxe. Il se souvient. Quelque temps plus tôt, une bataille rangée où marins et zazous s'affrontent sous l'œil goguenard de la police. Lee, pour tirer un parti médiatique de cette affaire, arrête Dos Santos, un petit gangster, avec l'aide de Bucky qu'il avait déjà repéré comme boxeur.

L'intention de Lee est de faire organiser par ses supérieurs un match de boxe qui suscitera un engouement pour la police capable de lever des fonds pour améliorer le financement de celle-ci. Fonds qui seront encore plus sûrement levés en truquant le match. La police, Bucky et Lee misent donc sur Lee et celui-ci remporte le match. Bucky perd ses dents mais peut payer ses dettes, faire soigner son père débile et entrer comme inspecteur dans la prestigieuse section des "mandats" sous l'ovation de ses collègues.

C'est aussi pour lui l'occasion de rentrer dans l'intimité du couple de Lee et Kay. Ils déjeunent ensemble, vont au cinéma ou aux matchs de boxe et fêtent le nouvel an 1947.

Bucky s'aperçoit bientôt que Lee est déstabilisé en apprenant que Bobby de Witt, un petit truand, sortira bientôt de prison. Il est cependant pris par une affaire qui lui tient à cœur : coincer Nash, un gangster qui tabasse les veilles et viole les jeunes noires.

Alors qu'il planque avec Lee, celui-ci lui sauve la vie en le poussant au moment où la balle d'un gangster allait l'atteindre. Lee abat ce dernier, Baxter Fitch, qu'il avait déjà arrêté, et quatre autres truands. C'est alors que l'on découvre, juste derrière la planque, un meurtre horrible. Une starlette, Elizabeth Short, a été découverte atrocement mutilée, coupée en deux, éviscérée et défigurée par une entaille sanglante entre les deux oreilles.

Ce meurtre bouleverse Lee qui oblige Bucky à abandonner leur enquête sur Nash pour reprendre celle-ci. La police approuve cette attitude car toute la presse parle du meurtre du Dahlia noir (référence au Dahlia bleu qui vient de sortir et aux habits noirs que portait toujours la défunte) et compte sur ses meilleurs policiers pour la résoudre rapidement.

Se droguant alors qu'approche la libération de Bobby DeWitt, Lee se sépare de Kay pour travailler comme un forcené dans l'ancien appartement du père de Bucky. Il demande à celui-ci de réconforter Kay. Celle-ci voudrait partir avec Bucky mais il refuse. Elle lui dit, qu'autrefois elle se prostituait, pour Bobby et que c'est Lee qui la sauva de ses griffes en le faisant tomber pour un hold-up. Kay en déshabillée du haut d'un escalier, s'offre à lui. Il refuse mais découvre les marques sanglantes sur le dos de Kay que Bobby lui fit en lui incrustant ses initiales dans sa chair à coups de couteaux.

Bucky enquête seul sur le dahlia noir et interroge Sheryl Saddon la colocataire de Betty. Elle lui révèle qu'elle croyait tenir sa chance avec des bouts d'essai tournés avec un producteur de renom. Elle lui indique aussi avoir vu Betty et son amie Lorna Mertz en compagnie d'une femme plus âgée aux allures de garçonne.

Bucky enquête ainsi dans les bars lesbiens et y rencontre une femme fascinante vêtue comme un ange noir. Il a juste le temps de relever le numéro de la plaque minéralogique de sa voiture. Cette information lui révèle qu'il s'agit de Madeleine Linscott, la fille du magnat de l'immobilier de Los Angeles. Le soir suivant, lorsqu'il cherche à l'interroger, elle lui demande de vérifier avec précaution son alibi et l'invite à venir la chercher le lendemain pour sortir avec elle.

Le lendemain, Emmet Linscott l'invite à dîner car il est féru de boxe. La mère, droguée, hystérique, et Matha la sœur très délurée de Madeleine lui font un accueil détestable. Madeleine et lui se rendent ensuite dans un motel pour y faire l'amour. Madeleine lui révèle la face cachée des activités de son père : il se servait du bois pourri des studios de Max Sennett pour bâtir les maisons des bas-quartiers.

De son coté, Lee passe son temps au bureau à recevoir les multiples témoignages fantaisistes générés par la médiatisation de l'affaire du dahlia noir. Il fume beaucoup et a recourt à la pochette d'allumettes de Bucky pour allumer l'une d'elle juste au moment où se déclare une secousse sismique.

Par hasard Bucky arrête l'aguicheuse Lorna Metz. Interrogée, celle-ci déclare avoir tourné avec Betty un film pornographique lesbien. Lors du visionnage de celui-ci, Lee éclate d'une rage incontrôlable.

Son chef, le procureur adjoint Ellis Loew, exige qu'il s'excuse et écrive une lettre en ce sens aux pontes de la police. Le lendemain, Lee n'est pas là et Ellis Loew envoie Bucky le retrouver. En cours de route, celui-ci apprend la mort de Nash, tué après avoir décimé toute une famille. De retour dans les bureaux de la police, Bucky cogne Lee qui dit s'être puni lui-même en s'abîmant les phalanges.

En se rendant chez Kay, celle-ci lui raconte que le traumatisme de Lee provient de la mort de sa sœur lorsqu'il avait quinze ans. Elle lui apprend que Lee est parti dans un des immeubles de Morrie Friedman pour arrêter Bobby de Witt compromis dans une affaire de drogue.

Dans l'immeuble, Bucky arrête de Witt mais ne peut empêcher qu'il soit abattu par Lee du haut d'un escalier. Il aperçoit toutefois l'ombre d'un homme en train d'étrangler Lee. Frappé de stupeur ; il tarde à grimper sauver son ami. Pendant ce temps celui-ci a fort affaire avec l'étrangleur mais ne peut rien quand une mystérieuse silhouette s'approche munie d'un couteau. Lee, égorgé, entraîne avec lui l'étrangleur dans sa chute. Bucky, à mi-course dans l'escalier, ne peut que constater la mort de son ami dont le crâne vient se fracasser contre la fontaine. Il est lui-même brutalement assommé.

Quand il revient à lui, Morrie Friedman lui explique que c'est un homme à lui qui l'a assommé ne sachant qui il était mais qu'ils doivent se débarrasser maintenant du corps de Lee. Il est incinéré. Bucky annonce la mort de Lee à Kay puis raconte toute l'histoire à Russ, son patron, qui décide d'étouffer la disparition de Lee et de relancer en son hommage l'enquête sur le dahlia noir.

Le premier mercredi après la mort de Lee, Bucky déjeune chez Kay. Ils font l'amour sur la table. Le matin Kay s'est ouvert le pied sur un carrelage et Bucky découvre le magot que Lee planquait. Kay lui raconte alors que Lee, après avoir fait arrêter De Witt pour le braquage, s'était fait révéler la cache de l'argent par Baxter Fitch, le complice de Bobby. Ficht, devenu drogué, menaçait de tout révéler à De Witt et c'est pourquoi Lee l'avait abattu. Bucky comprend alors qu'il a été joué : ce n'est pas Nash que Lee et lui planquaient le jour de la découverte du corps du dahlia noir mais Ficht que Lee avait bien l'intention d'assassiner. Lee ne lui avait pas sauvé la vie comme il l'avait cru mais s'était servi de lui comme témoin de la fusillade qu'il avait lui-même déclenché. De rage, Bucky s'en vient chez Madeleine.

Au petit matin, Kay vient plaider sa cause chez Madeleine ; en vain.

Madeleine lui révèle toutefois qu'elle a fait l'amour avec Betty, excitée par l'idée de faire l'amour avec son double. Bucky voit alors se mélanger le film porno qu'il a vu et l'idée de Madeleine avec Betty.

Cette colère le pousse de nouveau dans la demeure des Linscott où Matha lui confirmera avoir été interrogée par Lee. Muni de renseignements, il file ensuite vers les constructions du programme immobilier de Linscott sous Hollywoodland.

Il y découvre le décor du film porno où jouèrent Betty et Lorna. Dans la grange à côté, il découvre une reproduction du tableau de L'homme qui rit, un matelas recouvert de sang et un étau sur lequel reste encore une touffe de cheveux qu'il prélève.

Bucky se précipite chez les Linscott où il trouve Madeleine et son père faisant le projet de partir en Ecosse pour échapper aux poursuites que le maire a engagé suite aux constructions défectueuses avec planches pourries et tuyaux de gaz défectueux.

Abatant successivement un vase Ming, une statue grecque et un lustre de cristal, Bucky exige une explication. Linscott explique que c'est Georgie, son ex associé devenu fou, qui a assassiné Lee puis Betty. Mais c'est finalement Ramona, la mère qui fournira une explication plus complète.

Lorsque Madeleine avait onze ans, son père, convaincu que sa ressemblance avec Georgie ne pouvait s'expliquer que par le fait qu'il soit l'amant de sa femme, le défigura du rictus de l'homme qui rit, tableau qui orne depuis sa maison et que Georgie avait fini par faire sien en le caricaturant dans sa cabane. Devenu fou, Georgie s'amouracha de Betty et laissa Ramona la tuer par haine envers sa fille aînée. Ramona se tire une balle dans la bouche.

En retrouvant sa boîte d'allumettes, Bucky comprend que Lee, le sachant sur la piste du dahlia noir, avait comprit tout l'intérêt d'interroger lui-même les Linscott à ce sujet. Toujours à court d'argent, le magot de De Witt s'amenuisant, il avait fait chanter le père. D'où les mains écorchées de Lee après la mort de Nash et sa pauvre explication d'une automutilation.

Bucky se fait confirmer cette hypothèse en allant chez les Linscott où Martha lui confirmera avoir été interrogé par Lee. Il file ensuite dans le motel où Madeleine a ses habitudes. Celle-ci le provoque lui rappelant qu'il a autant envie de lui faire l'amour que de la tuer ; autant envie de l'aimer que Kay. Refusant une nouvelle fois de ne pas choisir, Bucky l'abat froidement.

Il se rend ensuite chez Kay. Devant l'entrée sur-éclairée, Bucky hésite. Il se retourne et, dans un flash mental, voit un corbeau sur le corps mutilé du dahlia noir. Il se retourne vers Kay, la lumière redevient normale et Kay l'attire à l'intérieur d'un "Come inside" décidé.

En adaptant en 2006, le roman de James Ellroy paru en 1987, De Palma trahit consciencieusement l'écrivain angelinnos. Il repousse à l'arrière-plan l'enquête sur le Dahlia noir et la description des mondes dépravés dans lesquels elle évolue. Il privilégie de façon plus hollywoodienne la constitution du couple de Bucky et Kay. Tout deux, lassés des oppositions trop violentes, se retrouvent dans un dernier plan du film où les contrastes ont été atténués. Fin heureuse, pour une fois, qui est l'aboutissement d'une compréhension du monde qui tient à distance la réversibilité toujours menaçante de la beauté en difformité, de la pureté en perversion ou du bonheur en malheur.

Du lien personnel au lien professionnel

De Palma a supprimé du prologue le premier paragraphe où Bucky s'exprime sur l'importance centrale qu'a eu pour lui le Dahlia noir, surnom donné par la presse à Elisabeth Short, une fois son corps sans vie découvert. Bucky est le seul à connaître toute l'histoire qui est l'objet du « mémoire » qu'il écrit et à laquelle il s'est identifié : « En remontant dans le passé, ne cherchant que les faits, je l'ai reconstruite, petite fille triste et putain, au mieux quelqu'un qui-aurait-puêtre, étiquette qui pourrait tout autant s'appliquer à moi ». De Palma a également supprimé l'objet central de l'identification : Bucky trahissant ses amis japonais, suspectés d'accointances nazies, afin de pouvoir entrer dans la police sans supporter les soupçons d'amitiés douteuses dont faisait preuve son père.

Le principe du prologue, la prise en charge du récit par Bucky, est pourtant bien maintenu par De Palma. Dans un flash-back, Bucky se remémore ce qui l'a amené à cette soirée de match de boxe entre « Feu » (Lee) et « Glace » (lui-même). Le prologue n'est toutefois plus centré sur le Dahlia noir mais sur l'amitié de Bucky avec Lee et la rencontre de Kay. Autant d'éléments présents dans le roman mais inclus dans les premiers chapitres.

Si le Dahlia noir intéresse James Ellroy, c'est parce l'enquête sur elle lui rappelle celle, bâclée, sur le meurtre de sa mère. Au travers du personnage, c'est un lien personnel qu'il entretient avec elle. De Palma tente aussi d'entretenir un lien avec le Dahlia. Mais il est plus professionnel que personnel : il prête sa voix, off, au bout d'essai que le réalisateur du porno fait tourner à Betty Short. Dans le roman, le Dahlia noir n'a jamais tourné de bout d'essai avec un réalisateur, qui lui a juste offert le viseur-bijou.

C'est en fouillant la planque de Nash que Bucky remarque l'animation non loin de là, dans un terrain vague derrière Norton Avenue, entre la 39ème rue et la rue du Colisée. Une femme a appelé la police au téléphone le matin alors qu'elle conduisait sa fille à l'école. Dans le livre la découverte du corps est en tête de la partie II, intitulée « 39° et Norton », alors que dans le film un long plan-séquence finit seulement par révéler en arrière-plan cette découverte, avec, au premier plan et au préalable, la manipulation dont est victime Bucky. Ce meurtre est en effet introduit par un mouvement de grue qui part de la façade de l'immeuble devant lequel Lee et Bucky planquent en voiture pour s'élever par-dessus le toit où croassent deux corbeaux et cadrer le champ vide où une femme poussant un landau découvre le corps. Avant qu'elle n'ait rameuté tout le monde, elle échoue à stopper une voiture qui nous ramène devant l'immeuble pour assister à ce que l'on ne sait pas encore être la supercherie montée par Lee pour abattre Ficht. Ce n'est qu'après la fusillade devant la façade que l'on revient au corps du Dahlia noir derrière l'immeuble. De Palma ne saurait sans doute dire mieux qu'au premier plan de son film se situe la tromperie dont est victime Bucky et que le meurtre du Dahlia noir n'en est que l'arrière-plan.

L'explication de la névrose de Lee est plus développée dans le roman. Lee se reproche de n'avoir pas surveillé Laurie, sa petite sœur, le jour où elle s'est faite enlever. Il était jaloux de l'attention que lui portait son père et avait relâché sa surveillance. La quête du criminel du Dahlia est un rachat et pas du tout, comme ici, la seule opportunité de faire chanter le couple fortuné des Emmett impliqué dans le crime. À l’écran, Lee n'est guère motivé que par l'appât du gain qui lui permet de maintenir un haut standing de vie sans se préoccuper de morale, seulement torturé par son angoisse à réussir ses crimes. C'est pourquoi De Palma déplace la névrose sur Bucky.

L'une des différences majeures avec le roman tient en effet au fait que dans celui-ci Bucky n'a pas la preuve que Lee a été tué. Il ne découvre sa mort que deux ans après sa disparition, alors qu’il est marié à Kay. Dans le film, le mercredi suivant la disparition de Lee, quand il revient pour la première fois chez Kay, Bucky est hanté par le remords d'avoir laissé tuer son coéquipier pour profiter d'elle. Sa montée des escaliers au ralenti, alors que Lee est victime de deux assassins successifs (dont l'un, mystérieux, reste dans le noir), puis la longue chute en contre-plongée verticale des deux corps, renvoie à une indécision dont il fera preuve presque jusqu'à la fin. Il est victime non du vertige comme dans Vertigo mais d'une difficulté à choisir son camp dès que des intérêts antinomiques se font jour. Le désir de Kay, comme il se l'avoue plus tard, a peut-être retardé sa vitesse d'exécution.

Élagage et condensation

Dans le livre, Bucky ne tue pas Madeleine. Il tire en l'air et renonce à l'abattre. Celle-ci écope de dix ans d'internement psychiatrique. Les malversations immobilières de Emmet sont révélées. Mais le pseudo triangle amoureux Lee-Madeleine-Bucky est également révélé par la presse et Bucky est renvoyé de la police. Emmet l’a utilisé pour tuer Georgie et protéger sa femme. Dans le livre toujours, Ramona ne se suicide pas. Bucky est touché par son amour pour Martha, pour la solidité morale de cette dernière, et couvre le meurtre de la mère pour préserver l'innocence de la fille.

Quelques simplifications sont apportées au roman, mineures et souvent réduites à la suppression de personnages secondaires. Ainsi, la Lorna Mertz du film est la Linda Martin / Lorna Martilkova du livre. Avec elle, Betty fréquentait les bars lesbiens. Bucky trouve sa piste chez Loretta Jeneway, l'actrice habillée en égyptienne qui l'envoie dans un dortoir collectif avec Marjorie Graham comme principale piste. Disparaissent du film : Jane Chambers, la voisine des Sprague, le caporal Dulange, dernier petit ami alcoolique du Dahlia et le médecin Blatt qui l'ausculta juste avant de se rendre chez Georgie. Les épisodes mexicains n’ont pas non plus été retenus : chez Ellroy, De Witt est assassiné à Tijuana et Lee se cache à Ensenada, où il est protégé par Vasquez et ses rurales avant d'être assassiné à coups de hache par Madeleine.

De Palma recourt classiquement à la condensation de plusieurs épisodes en un seul. Ainsi, l'argent qui permet à la police d'augmenter les salaires est acquis en truquant le match de boxe alors que dans le roman ce sont, contre toute attente, l'enthousiasme suscité par ce match et le passage surprise de la proposition B qui rapportent. De même, si Bucky se couche devant Lee, dans le livre, c'est de lui-même, pour payer la retraite de son père et effacer ses remords de trahison. Il se trouvera surpris d'être accepté aux mandats alors que, dans le film, c'est une contrepartie normale de sa corruption.

Du noir et blanc de la page à celui, atténué, du cinéma

Brian De Palma termine son Dahlia noir par trois séquences où la couleur et la lumière génèrent une émotion que la littérature ne peut rendre. Elles sont l'aboutissement d'un film où, comme d'habitude chez lui, ce qui compte est la réinterprétation mentale et morale du monde. Bucky doit en effet faire face à une vérité moins tranchée et structurante qu'il espérait.

C'est d'abord l'opposition entre Monsieur Feu et Monsieur Glace auquel il doit cesser de s'identifier complaisamment après la mort de Lee. C'est ensuite celle entre rêve et réalité dépravée qui s'incarne dans sa relation avec les Linscott. Ceux-ci ont construit Hollywood avec le bois pourri des studios de Mack Sennett. La célèbre inscription « Hollywoodland », sur la colline de Los Angeles, et, juste endessous, les constructions où a eu lieu le drame, figurent la schizophrénie à laquelle sont confrontés tous ceux qui fréquentent cette cité des rêves.

La troisième opposition à laquelle est confronté Bucky est celle entre innocence et perversion, incarnée par les révélations successives sur Kay et Madeleine. Abattre Madeleine est moins un choix moral que mental. Il n'est en effet pas très juste d'éliminer une femme qui, après tout, n'avait fait que supprimer le maître-chanteur de celui qui était son faux père et son vraisemblable amant. L'abattre est plus une question de survie, l'abandon de l'indécision permanente qui l'aurait amené à toujours osciller dans l'entre-deux. Madeleine est bien cet Ange noir, titre du film de Roy William Neill avec Peter Lorre (Black Angel, 1946) que l'on voit inscrit au néon devant le cinéma de la rue des bars lesbiens, le soir où Bucky va la rencontrer pour la première fois.

La résolution du traumatisme dans les trois dernières séquences passe d'abord par une scène très noire chez les Linscott. Bucky y abat les œuvres d'arts pour faire tomber la vérité. Puis apparaît un flash mental avec le corbeau sur le corps du Dahlia noir. Lorsqu'il retrouve ensuite Kay, celle-ci est sur-éclairée. Il faut attendre son « Come inside » salvateur pour qu’elle perde la blancheur excessive avec laquelle le cinéaste la surexpose une dernière fois, dans une sorte d'adieu définitif à un monde trop contrasté. Faisant fi du contraste entre l'ange noir et l'ange blond, De Palma adoucit la lumière et laisse Bucky entrer dans un réel enfin apaisé, où les oppositions se sont atténuées.

Jean-Luc Lacuve, le 16/11/2006