Modeste employée d’un laboratoire gouvernemental ultrasecret, Elisa mène une existence solitaire, d’autant plus isolée qu’elle est muette. Sa vie bascule à jamais lorsqu’elle et sa collègue Zelda découvrent une expérience encore plus secrète que les autres…
Guillermo del Toro tente cette fois le genre du merveilleux plus que celui du genre fantastique qui était celui de L'étrange créature du lac noir (Jack Arnold, 1954) dont il s'inspire pour son amphibien.
Le merveilleux représente la face plus souriante du genre fantastique. Il peut être lié à l'enfance (Le magicien d'Oz, 1939 ; La belle et la bête, 1945 ; E. T. 1982) ou au conte qui décrit alors des personnages restés purs, à l'écart du monde, ainsi Peau d'âne (Jacques Demy, 1970) ou ici Elisa Esposito, muette. Le fantastique introduit un irrationnel effrayant dans le monde le plus quotidien. En revanche dans le merveilleux, l’aspect irréel est immédiatement donné, tout comme la promesse que les méchants seront condamnés.
La rencontre de deux solitaires
Les personnages de conte ne peuvent guère intellectualiser leur relation sous peine d’en perdre l’aspect merveilleux et de verser dans une certaine niaiserie à laquelle n’échappe jamais Amélie Poulain. Ici Elisa, est muette et son langage exprime des mots simples et symboliques : œuf, musique.
Guillermo del Toro excelle à introduire les tares de la société américaine de l'époque en des flashes rapides : son racisme sans fond, sa haine de l'homosexualité ; les rôles strictement répartis au sein du couple, même au lit. A contrario, dès que Guillermo del Toro abandonne la succession rapide des images, il verse lui aussi dans un romantisme dégoulinant ainsi des goutes d'eau qui se poursuivent sur la musique de La Javanaise ou encore de la scène d'amour trop mièvre dans la salle de bain alors que la sensualité frustrée d'Elisa dans sa baignoire promettait davantage.
Le choix de la couleur verte, celle des fonds sous-marin, des tartes au citron, des gâteaux en gelée ou des Cadillac domine comme dans Delicatessen (Caro et Jeunet, 1991). Mais on est bien loin du glauque revendiqué de ce film. A l'écart du monde, comme dans La rose pourpre du Caire (Woody Allen, 1985), Elisa et Giles se réfugient dans le cinéma pour échapper à la réalité. Giles refuse les images de répression policière contre des noirs manifestant pour les droits civiques. Il change de chaine pour le numéro de claquettes de Bill Robinson et de Shirley Temple dans Le petit colonel (David Butler, 1935) qu'il pourra reprendre avec Elisa. Celle-ci s'imagine en Ginger Rogers dans En suivant la flotte (Mark Sandrich, 1936) lorsqu'elle fait sa déclaration d'amour à l'amphibien.
Elisa communique avec l'amphibien par son gout pour les œufs et la musique. Ces œufs durs, préparés tous les matins, la distingue des amateurs de gros gâteaux comme le monsieur sur le banc, des tartes écœurantes comme Giles ou des gâteaux à la gelée verte comme la famille Strickland.
A l'opposé d'Elisa, mais tout aussi figé dans sa posture de personnage de conte, Richard Strickland, le monstre qu'on aime détester. Ainsi ses doigts recousus qui s'imprègnent de pus et deviennent noirs, ainsi de sa Cadillac qui se retrouve cabossée dès le premier jour, ainsi de ses formules à l'emporte pièce " Dieu s'est fait à notre image..., enfin plutôt à la mienne" dit-il, méprisant et narquois, à Zelda, la femme de ménage noire.
L’appartement sous l’eau dès l'introduction avec la voix off encore mal identifiée répondait d'amblée au programme du merveilleux. On le retrouve, purifié de toute violence, dans l'image finale.
Jean-Luc Lacuve, le 26 février 2018.