Goutte d'or

2022

Voir : Gouttes d'or, photogrammes
Genre : Drame social

Cannes 2022 : semaine de la critique Avec : Karim Leklou (Ramsès), Malik Zidi (Michaël), Yilin Yang (Grace), Ahmed Benaissa (Younes), Elyes Dkhissi (Farel), Jibril Bouhadi (Frikket), Jawad Outouia (Hachara), Elsa Wolliaston (Céleste), Loubna Abidar (La mère) Farida Ouchani (Capitaine Berthier), Willy L'Barge (Adama), Raul Fokoua (Raul). 1h38.

Ramsès, trente-cinq ans, tient un cabinet de voyance à la Goutte d’or à Paris. Habile manipulateur et un peu poète sur les bords, il a mis sur pied un solide commerce de la consolation. Aidé de Grace et Michaël, il se renseigne grâce aux téléphones qu'il oblige ses clients à lui laisser. Sa réputation rend jaloux les marabouts du quartier spécialisés dans divers religions et pays qui avaient déjà bien du mal à survivre. Adama le met en garde mais la médiation de Céleste est un échec. L’arrivée d’enfants venus des rues de Tanger, aussi dangereux qu’insaisissables, vient perturber l’équilibre de son commerce et de tout le quartier. Ramsès demande la protection de Basil et de son chien. Un jour Ramsès a la réelle vision d'un corps enseveli sous les gravats d'un chantier. Ramsès doit accepter le rite protecteur de son père, Younes, qui pratiquait avec sincérité l'art de la divination au prix d'une paranoïa légère...

analyseLe film, tourné dans le quartier de la goutte d'or, possède un ancrage documentaire très fort basé sur la transformation du quartier, la pratique des marabouts, l'animation autour métro Barbès-Rochechouart et la violence urbaine. Mais Cogitore dézoome cet ancrage social pour lui faire acquérir une dimension fantastique, immémoriale, en mesure de dépasser les conflits sociaux et de rassembler les générations.

Enfants des rues, adultes crédules, et vieillards paranoïaques

Le film est tourné dans les quartiers de Barbès, la Goutte d’Or, près du métro Barbès-Rochechouart jusqu’à la plaine Saint Denis, sur cet axe qui passe par la Porte de la Chapelle où se construisent une université, un nouveau tram, le Grand Paris Express, les préparatifs des jeux olympiques. On y observe un mouvement assez monstrueux de la ville qui chasse les classes populaires et moyennes comme un rouleau compresseur. Avec en marge, les chantiers et les arrière-cours. Ce chantier raconte quelque chose de très fort, avec cette façade d’immeubles flambant neufs qui est comme une muraille protégeant le château fort Paris. Et devant, tous ces gravats, le périphérique, puis le reste du monde.

Les marabouts sont une réalité du quartier mais, contrairement à une grande partie des médiums d’Afrique du Nord, Ramsès ne s’adresse pas seulement aux Musulmans, il n’est pas seulement sur le marché des superstitions marocaines. Son absence de recours au religieux fait qu’on peut venir de partout pour le voir. Cette manière universelle de considérer les morts sans passer par la porte religieuse ou culturelle lui fait gagner des parts de marché. Ce n'est pas non plus un évangéliste qui hurlent sur une grande scène avec une imposition des mains comme un prédicateur américain. Dans les séances de Ramsès, il y a un côté presque thérapie de groupe mais qui reste dans l’intimité et ajoute une aura à ce que Ramsès instaure dans le face à face. Il a un côté mage, mais sans que les gens soient impressionnés ou apeurés. D’autant plus que Ramsès organise ces activités dans une salle de proximité gardant ainsi un rapport très local aux choses.

Son récit consolateur s'appuie sur les pratiques de son père, cette façon de murmurer à l'oreille :"je m'éveille avec toi ..., je me blesse avec toi..., je me retourne avec toi ; c'est moi qui te porte". Il le reprend avec "Mon père à côté de moi...derrière moi...de tous les côtés; faites que je marche."

Une dimension fantastique pour dépasser les conflits

La musique de François Couperin sur laquelle le film démarre sur des images de l'actuel chantier de la Porte de la Chapelle, relie déjà passé et présent. Les couleurs et lumière, systématiquement orangées, celles du chantier la nuit, des bougies, des éclairages des rues, des couvertures de survie, des fers à souder, sont les métaphores de gouttes d'or. Il en est de même du collier que porte Ramsès. Volé par un enfant, il lui sera rendu par ceux qui auront survécu comme gage de son intégration dans le quartier, un nom qu'il peut porter, pour garder mystérieux et sacré celui donné par le père. Ramsès est en effet au départ un homme sans cesse sur le qui vive, aussi éloigné des marabouts du quartier que de son père ou des enfants des rues. Lorsqu’il se soumet à l'exorcisme du père en compagnie des enfants qui en répètent les formules incantatoires, il est réintégré dans un temps long dont son patronyme, Ramsès, était déjà porteur.

Cette séquence était préparée par son arrivée sous la pluie avec les enfants. Ramsès et les enfants sonnent à la porte du père. Le code pour l'ouverture de la porte, prononcé en marocain, forme une sorte d'invocation protectrice pour éloigner le mal:
- Devant la porte fermée, le diable s'en va
- Je réponds au diable dans la langue du diable
- Qui t'accompagne ?
- Ni homme ni femme, des ombres qui passent

Le père, dans la rue, traitait tous les passants de maudits puis voit le diable à l'œuvre dans la télévision qui fascine ses contemporains. Il retrouve une harmonie comme son fils, lorsqu'il est au milieu des enfants qui dorment dans des couvertures la nuit chez lui.

Cogitore retrouve la dimension de fantastique social, portée autrefois par le réalisme poétique, et qu'il partage avec d'autres cinéastes de sa génération : Arthur Harari avec Onoda-1000 nuits dans la jungle, Mati Diop avec Atlantique ou Julia Ducournau avec Grave et Titane.

Jean-Luc Lacuve, le 4 mars 2023 (après le ciné-club du 2 mars)