Alain Cavalier visite d’abord Boris Bergman, le parolier d’Alain Bashung. Le cinéaste avait un projet : vivre en immersion avec le duo dans un studio, au milieu de la nature, le temps de l’élaboration d’une chanson en direct, paroles et musique. "Mais je me suis aperçu un jour que ces deux hommes prolongeaient leur relation spécialement pour moi", dira Cavalier. Le documentaire musical est tombé à l’eau et, aujourd’hui, cet hommage à un film fantôme, à une amitié rompue, boucle la boucle de la plus belle des manières.
Maurice Bernart, le producteur retraité de Thérèse, semble attendre son heure avec sérénité dans son appartement de la rue Soufflot, artère mythique qui relie le Panthéon aux jardins du Luxembourg. La présence essentielle, discrète et maternante de son épouse, l’écrivaine Florence Delay, qui fut aussi la Jeanne d’Arc de Bresson
A Montfermeil (Seine-Saint-Denis), dans le pavillon de banlieue de Thierry Labelle, l’acteur non professionnel de Libera me (1993), sans doute l’un des films les plus radicaux et méconnus de son auteur. Cuisant échec en salles, cet essai sur l’oppression et la résistance des hommes n’aura ouvert aucune porte à son interprète principal, devenu coursier. Les deux amis en plaisantent en mangeant du poisson.
"J’ai intensément partagé le travail cinématographique avec certains, jusqu’à une amitié toujours vive. Filmer aujourd’hui ce lien sentimental est un plaisir sans nostalgie. Nos vies croisées nous permettent cette simplicité rapide de ceux qui ne se racontent pas d’histoires, qui savent être devant ou derrière la caméra, dans un ensemble de dons et d’abandon au film". Cette note d'intention révèle le projet du film : faire au présent un film ensemble comme preuve d'amitié. L'autre fil rouge de ces trois hommes est la vie harmonieuse qu'ils entretiennent avec leur compagne. Le petit théâtre d'Alain Cavalier, avec objets et figurines, sublime avec humour la vieillesse à l'œuvre.
Le travail passé et présent comme fil rouge
Les trois portraits de ce film s'inscrivent dans la lignée de Vie (2000) où Alain Cavalier donnait la parole à quatre de ses amis ou Six portraits XL (2017), chacun d'eux durant 46'. Le sentiment d'urgence, de faire ensemble un travail, y est toutefois plus grand. Il s'agit ici, comme le révèle la note d'intention, de susciter un ensemble de dons et d’abandon au film. Cavalier y parle certes d'amitié mais met surtout en scène celle de Boris Bergman et Alain Baschung et n'est jamais mis en situation de se livrer un peu lui-même. Le film témoigne surtout de l'amitié dont font preuve envers lui ses amis pour construire encore quelque chose ensemble aujourd'hui. Pour cela, Cavalier n'hésite pas à suivre Maurice Bernart dans sa chambre alors qu'il n'en a manifesté aucun désir, ou à se précipiter dans l'appartement pour voir enfin le soleil sur le Panthéon et le jardin du Luxembourg.
Une ode à la conjugalité
Les portraits de ses trois amis sont aussi liés à leur vie commune harmonieuse avec leur compagne. Boris Bergman a certainement raison de s'interroger sur la vague de fond metoo sur laquelle Alain Cavalier essaie de surfer en faisant le maximum pour laisser Mako entrer dans le champ et lui laisser la parole pour évoquer sa première rencontre avec Boris. L'approche est plus facile avec l’écrivaine Florence Delay qui se prête volontiers aux échanges littéraires (révélation sur un vers de Mignonne allons voir si la rose). Cavalier s'amuse néanmoins à la piéger dans une attitude plus quotidienne espérant, caché avec Maurice Bernart, qu'elle sorte de sa cuisine pour monter un escalier. Cavalier se montre plus respectueux avec la compagne Thierry Labelle qui reste hors-champ pour exprimer son bonheur de vivre à Montfermeil. Cavalier là non plus n'évoque pas sa situation personnelle mais comment ne pas penser à sa propre compagne, Françoise Widhoff, dont il a fait un si beau portrait de couple dans La rencontre (1996) premier de ses films ouvertement autobiographiques, huit ans avant Le filmeur (2014)
Le petit théâtre d'Alain Cavalier
Dans Le Paradis (2014), Alain Cavalier utilisait déjà un petit théâtre de figurines de plastiques, de clous, une pierre, des morceaux de bois pour évoquer La Bible et L'Odyssée. Dans Être vivant et le savoir (2019) un pigeon blessé, une courge desséchée, une petite figurine noire, un petit Christ de bois sans bras et un grand Christ sans pied recouvert de petites perles blanches constituaient les éléments privilégiés du petit théâtre d'Alain Cavalier. Dans ce petit théâtre blasphématoire, réconfortant et plein d'humour que Cavalier adoucissait et rendait pour lui plus intime, et pour nous plus proches, les émotions terribles qui le submergent face à l'approche de la mort. Ici ce sont les ciseaux de tailleur du père de Maurice Bernart, son pot à herbe taillé dans le bois, son meug, les oranges sur le balcon de Maurice Bernart ou le fauteuil d'handicapé de Thierry Labelle reconverti en engin de déplacement domestique parfaitement maniable comme dont tout se réjouit avec joie cet homme tout aussi fou que sage.
Jean-Luc Lacuve, le 27 mai 2023.