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L'Apollonide - Souvenirs de la maison close

2011

Genre : Drame social
Thème : Prostitution

Avec : Noémie Lvovsky (Marie-France), Céline Sallette (Clotilde), Jasmine Trinca (Julie), Adèle Haenel (Léa), Alice Barnole (Madeleine), Hafsia Herzi (Samira), Iliana Zabeth (Pauline), Louis-Do de Lencquesaing (Michaux), Xavier Beauvois (Jacques), Jacques Nolot (Maurice), Vincent Dieutre (Charles), Pierre Leon, Damien Odoul, Bertrand Bonello, Esther Garrel, Joanna Grudzinska, Pauline Jacquard, Judith Lou Levy, Maia Sandoz, Laurent Lacotte 2h05.

Au crépuscule du XIXème siècle, dans un couloir de l'Apollonide, maison close de Paris, Madeleine, dite, la juive croise Clotilde qui se dit terriblement fatiguée. Madeleine la réconforte et monte dans la chambre noire. Un client qu'elle connait bien dépose pour elle sur la table de chevet une boite contenant une magnifique émeraude. Interloquée, Madeleine ne sait si elle doit interpréter ce cadeau comme une demande. Lorsque le client lui fait l'amour, elle le voit portant un masque blanc.

Générique sur des portraits de femmes en noir et blanc.

Novembre 1899. Au crépuscule du XIXe siècle. Marie France accueille les clients. Charles vient avec sa panthère, Ninon. Maurice vient retrouvée sa Julie. Michaux a pour favorite Clotilde et veut toujours contempler son sexe. Il y a aussi Samira, l'algérienne ; Léa la plus indépendante dont quelques poils de sa toison pubienne offerts à un client comme souvenir disent sa volonté de ne plus coucher avec lui. Il y a aussi, Madeleine, dite la juive, que beaucoup s'accordent à trouver la plus belle. Marie-France lit une lettre reçue de Pauline, quinze ans et demi, qui demande à entrer dans la maison close.

Madeleine reçoit son client. Elle lui décrit son rêve où il lui offrait une émeraude, lui faisait l'amour avec un masque et la laissait ensuite le visage baigné de larmes de sperme. Le client demande s'il peut l'attacher. Au salon, Louis parle de George Orwell, un client évoque l'affaire Dreyfus. Un cri retenti dans la nuit. Madeline, attachée, a le visage baignée de sang.

Mars 1900. A l'aube du XXe siècle. Clotilde passe une nouvelle fois la nuit avec Michaux qui lui demande d'ouvrir les cuisses afin de bien voir son sexe. Lorsque Pauline arrive, elle est d'abord soumise à un interrogatoire par Marie-France qui s'enquiert de sa soumission et de ses démarches auprès de ses parents et des autorités pour être en règle. Samira lui montre ensuite le quatrième étage de la maison ou les filles doivent faire leur toilette pour être impeccables devant les clients sous peine d'amande et, tard le soir, doivent se laver pour se protéger des maladies vénériennes.

Pauline est, dès son premier soir, choisie par un riche client qui lui fait l'amour dans une baignoire de champagne. Jacques, un nouveau client, après avoir beaucoup hésité, choisit de monter avec la juive qu'il interroge sur sa blessure. Léa fait la poupée de porcelaine pour Simon. Marie-France écrit au préfet afin d'intervenir contre son propriétaire qui exige un doublement du loyer, ce qui la ruinerait, elle et ses deux petites filles.

Le matin, Samira tire les cartes pour Clotilde. Elle devra se méfier d'une jeune fille aux cheveux longs. Le soir, Louis lui demande de faire l'amour à trois ce qu'elle refuse. Plus tard, Louis emmène Pauline et Léa dans la chambre et se livre à sa même provocation rituelle sur son goût pour la vision du sexe des femmes. Clotilde est désespérée de voir ainsi s'envoler son espoir d'être demandée en mariage par Louis et fume une pipe d'opium.

C'est jour de sortie mensuel pour les filles de l'Apollonide qui, sous la conduite de Marie-France, vont piqueniquer sur les bords de la Marne. Toutes jouent, rient, grimpent au arbre, se poursuivent ou plongent dans la rivière.

Un soir, Pauline découvre dans la chambre de Marie-France la lettre du préfet qui dit ne rien pouvoir faire pour contrecarrer l'augmentation du loyer.

Un médecin examine les filles. Pauline n'a rien d'autre qu'un bouton sur la langue mais. Samira n'est sans doute pas enceinte de six mois mais Julie a contracté la syphilis et court à la mort. Il faut pourtant se montrer gai pour accueillir les clients. Une lettre de Maurice lui signifie leur rupture même s'il se dit son ami et paie pour qu'elle puisse vivre ses derniers mois à l'Apollonide. Marie France a intercepté la lettre et a demandé à Léa de la déchirer. De son côté, le client sadique paie aussi pour Madeleine, toujours traumatisée par son visage balafré. Un soir, elle est conviée par Jacques dans un salon aristocratique pour une partie fine où son visage balafré fait sensation.

Pauline s'en va brusquement, ne disant au revoir qu'à Julie. Celle-ci meurt bientôt Clotilde s'abandonne à l'opium en dépit des remontrances de Marie-France qui lui promet un bordel d'abattage à Marseille.

La maison doit bientôt fermer. Le 14 juillet, Marie-France donne un dernier bal costumé où chacun porte un masque. Le client sadique est même venu, les filles l'enferment dans une chambre avec la panthère qui rugit bientôt. Un client conduit Madeline, visage caché sous un masque blanc dans la chambre noire ; sur son visage coulent des larmes de sperme.

L'Apollonide était située au 24 rue Richelieu près de l'opéra. Il faut s'éloigner de cette adresse aujourd'hui pour trouver les nouveaux lieux de la prostitution en bordure du périphérique. Une nouvelle Clotilde y tapine toujours sortant triste et désespérée de la voiture d'un client.

L'Apollonide joue de toutes les séductions associées au thème de la maison close : jolies femmes, décor luxueux, dialogues spirituels. L'aliénation économique dont sont victimes les prostitués est finement analysée sans que Marie-France, chef de cette petite entreprise, ne soit dénigrée. La dimension réaliste du film dresse un constat sans équivoque de la prostitution d'hier sans la complaisance à laquelle n'échappait ni la magnifique Maison Tellier d'Ophuls ni La petite de Louis Malle.

Pourtant, le réquisitoire le plus implacable contre la violence faite aux femmes réside bien davantage dans la dimension fantastique du film. Elle lui fait atteindre des sommets d'émotion et de rage en déployant ses mystères au sein de la grand figure symbolique de la spirale avec une virtuosité de mise en scène que l'on croyait réservée aux grands noms du cinéma américain : Kubrick, Lynch, Eastwood ou De Palma.

Un solide socle documentaire

La structure dramatique du film se laisse facilement percevoir. Entre le pré-générique et l'épilogue se déploient deux parties, brillante puis sombre dans la maison close, séparées par l'intermède pastorale. Madeleine est la figure centrale du pré-générique et Clotilde celle de l'épilogue. Autour d'elles, quatre autres prostituées se détachent du groupe des douze, Léa, Samira, Julie et Pauline.

La maison close est soigneusement décrite depuis le rez-de-chaussée où les clients sont accueillis par la patronne Marie-France, au premier étage avec son salon où se rencontrent filles et clients, lieu de jeux, de discussion, là où l'on se prélasse, boit et séduit ; au second dans les appartements de Marie-France et de ses deux petite filles, au troisième avec ses chambres du commerce de la prostitution, ses rideaux noirs, ses vitres multipliées ou sans teint ; jusqu'au quatrième où vivent les filles, espace vétuste où elles partagent leurs lits et font leurs toilettes.

Pour éviter la répétition des journées à l'identique, chacune commence à un moment différent, dès la réception des clients, un peu avant des clients, les paroles échangées dans le salon, la consommation sexuelle dans les chambres jusque tard dans la nuit, les soins intimes longs et nécessaires, sommeil dans les chambres communes, le matin où l'on s'ennuie, cuisine.

Il y a ensuite la temporalité lies aux évènements radicaux : la balafre, l'arrivée d'une nouvelle, la sortie sur les bords de la Marne, l'examen par le médecin, la progression de la syphilis de Julie, le départ de Pauline, les soucis financiers de Marie-France; Pauline est la seule à s'en sortir.

La spirale du temps déployée par la musique.

Si la structure dramatique s'organise en deux parties autour de la scène champêtre, la structure formelle est plus complexe. A partit d'un centre, concentré dans le pré-générique se déploie, entrainée par la musique, la figure de spirale. Elle franchit les siècles et croise sur son chemin des éléments qui se modifient, émeraude, masque, larmes de sperme sur sourire hugolien et panthère.

Le pré-générique impose d'amblée une vision mentale sur l'espace de la maison close. Dans deux couloirs successifs marche en effet Madeleine qui rencontre Clotilde qui lui avoue : "Je suis fatiguée, je pourrais dormir mille ans". Le centre de la spirale se définit ainsi par ce point concentrant le temps, au rez-de-chaussée de la maison close. Clotilde, fatiguée dès l'ouverture, restera fatiguée jusqu'à la fin des temps, "putain un jour, putain toujours", semble dire l'épilogue qui la retrouve sur le périphérique au XXIe siècle. Entre-temps auront été évoqués le passage du siècle, l'affaire Dreyfus, l'évocation d'Orwell et sa Guerre des mondes, du métro, l'évolution des fantasmes masculins : souvenir du bain dans une baignoire de champagne par Edouard VII, la poupée de porcelaine, la possible référence au tableau de Gustave Courbet, L'origine du monde (1866).

Ce temps passé n'est pas figé dans son époque mais convoqué pour un procès au présent comme le montre l'extraordinaire bande son faite d'un mélange de musiques contemporaines composées par Bonello lui-même (le sombre Il y a des larmes blanches lors du pré générique ; Tu sens bon, ma poupée ; L'Apollonide ; Départ à la guerre ou la réorchestration de Plaisir d'amour chanté par Eloïse Decazes) de thèmes classiques (l'adagio du Concerto pour piano n° 23 de Mozart, La Bohême de Puccini) et surtout les très distinctement anachroniques The right to love you par The Mighty Hannibal lors du générique, Nights in white satin par les Moody Blues et le Bad girl de Lee Moses lors de l'épilogue. Là aussi, la figure de la spirale vient relier passé et présent.

Le pré-générique contient aussi trois éléments sur lesquels la spirale du temps revendra pour leur donner toute la force qu'ils contenaient en germe, à l'état de prémonition par Madeleine.

Dans la chambre aux rideaux noirs un client attend Madeleine et dépose sur la table de nuit une mystérieuse boite. La musique étrange et inquiétante qui accompagne l'ouverture de la boite contenant une magnifique émeraude rappelle la découverte de la boite bleue dans Mulholland drive. Elle suscitait les mêmes regards interrogateurs devant ce mystère, bleu là-bas, vert ici. A chaque fois, boite de Pandore inquiétante qui contient ici le rêve de ces femmes qui cherchent par le mariage à échapper à leur condition. L'émeraude reviendra, offerte à Samira par Charles.

1er élément récurent : l'émeraude verte. Elle est contenue dans une mystérieuse boite
qui rappelle celle de Mulholland drive

Le masque blanc est celui que porte d'abord le psychopathe dans le rêve de Madeleine. Madeleine portera aussi un masque blanc dans la soirée masquée ainsi que le client qui lui fait alors l'amour. Lors de cette soirée, le psychopathe porte un autre masque, orné d'arabesques dorées qui rappelle celui de Tom Cruise dans Eyes wide shut. Il vient signaler l'atmosphère de complot propre au film de Kubrick.

>2e élément récurent : le masque, blanc d'abord, doré ensuite comme dans Eyes wide shut

Visage de Madeleine balafré de rouge et inondé de larmes de sperme : image de désespérance absolue, femme marquée par la violence des hommes et pourtant condamnée à un sourire cruel alors que le sperme des hommes leur remonte au visage jusqu'à en pleurer. Réinterprétée de façon expressionniste, cette figure de la femme qui rit qui vient du personnage de Gwynplaine chez Hugo revient chez Paul Leni, sous le masque du Joker dans le Batman de Tim Burton et du personnage de Georgie dans Le dalhia noir. Il est la métaphore de l'homme tragique, non réconcilié, entre les larmes et le rire. La torture infligée à la femme revient ici sans cesse depuis le flash forward du rêve avant le générique, le rêve raconté au client (mais non visualisé), le flash mental terrible sur Madeleine ensanglantée, le souvenir de la torture après la mort de Julie où le couteau tranche la joue et le sang gicle, dans la séquence de la partie fine aristocratique, dans un quatrième flash-back où le psychopathe énonce cette phrase terrible "C'est moi qui paie, c'est moi qui décide". Lorsque l'image est enfin visualisée, en clôture du bal masqué, le film peut s'arrêter et en venir à l'épilogue.

3e élément récurent, le plus important, annoncé sans être visualisé dès le pré-génerique, la bouche en sang inondée de larmes de sperme où Bonello renouvelle le rire tragique expressionniste.

La panthère noire est la quatrième branche des deux axes orthogonaux sur lesquels se déploie la spirale. Présentée au tout début de la séquence qui suit le générique, cette panthère, Ninon, sera l'instrument de la vengeance des prostituées. Comme dans La Féline de Tourneur, l'attaque du psychopathe n'est pas figurée à l'écran mais le feulement de la panthère entendu sur l'image des prostituées maquillées en femmes qui rient suffit à établir la certitude de la vengeance. Cette impérieuse nécessité de la vengeance, que la psychologie réaliste semblait nier, est permise par la dimension fantastique qui se superpose à elle et évoque la détermination des prostituées d'Impitoyable (Clint Eastwood, 1991).

4e élement récurent: la panthère, ou la vengeance qui gronde

Si Bonello ne revendique pas d'avoir fait un film politique du moins revendique-t-il de faire politiquement du cinéma. C'est à dire de représenter en les magnifiant les êtres les plus asservis par la société. En montrant l'aliénation des femmes dans une société qui accepte la domination masculine, Bonello rejoint Mizoguchi et sa Rue de la honte. La société contemporaine tolère beaucoup de violence mais celle qui s'applique aux femmes prostituées, même si elle parait parfois plus douce que d'autres, n'en est pas moins forte. C'est cette domination ancestrale et universelle que dénonce le film convoquant pour cela, consciemment ou inconsciemment, tout le grand cinéma américain. Il le fait avec une discrétion qui la rend bien plus efficace que celle du pastiche expérimental de Apocalypse now dans De la guerre son précédent film. Bonello s'inscrit dorénavant parmi les grands cinéastes contemporains.

Jean-Luc Lacuve, le 09/10/2011

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