Initialement prévue à partir du 18 mars, l'exposition a ouvert ses portes au public le 15 juillet et est prolongée jusqu'au 3 janvier 2021.
Le musée des Beaux-arts propose une relecture du thème de la baigneuse dans l’œuvre de Pablo Picasso avec des contrepoints d’œuvre d'artistes du XIXe siècle qui ont influencé Picasso dans le traitement de ce sujet. D'autres artistes contemporains ou suiveurs de Picasso seront également présentés alors qu'ils se sont intéressés aux baigneuses picassiennes et ont trouvé en elles une source d'inspiration ou le prétexte à une confrontation. L'exposition est organisée en partenariat avec le musée national Picasso-Paris et avec le concours de la Fondation Guggenheim de Venise. À l'origine de l'exposition, Femme assise sur la plage (10 février 1937) léguée au musée en 1997 par l'actrice collectionneuse Jacqueline Delubac et qui est devenue une des icônes de la collection d'art moderne du musée.
Pablo Picasso s’inscrit dans le sillage d’une modernité en peinture qui réinvente la figure de la Baigneuse. Dans l’art ancien, la Baigneuse — Diane aux bois, Suzanne surprise par les vieillards ou nymphe sylvestre — évolue dans la forêt et illustre un récit mythologique ou biblique. Le peintre symboliste Pierre Puvis de Chavannes (1824-1898), que Picasso étudie avec attention au tournant du siècle, commence à lui donner une dimension davantage métaphysique et mélancolique. Les artistes modernes, eux, abandonnent toute référence écrite et certains sont particulièrement regardés par Picasso. Édouard Manet (1832-1883), sur les pas d’Eugène-Louis Boudin (1824-1898), brosse les tout nouveaux plaisirs balnéaires, que l’on dit bons pour la santé, une mode venue d’Angleterre au cours du xixe siècle.
Paul Cézanne (1839-1906), collectionné par Picasso, stylise des corps féminins nus sous les arbres sans les rattacher à une référence quelconque, affirmant déjà l’autonomie de la peinture qui s’affranchit des codes traditionnels de représentation élaborés pendant la Renaissance. Paul Gauguin (1848-1903), à la recherche d’une radicale étrangeté, va chercher ses modèles en Polynésie. Auguste Renoir (1841-1919) campe une nymphe bien réelle, comme jaillie de la vie quotidienne, qui, aidée de sa femme de chambre habillée, fait sa toilette. Tous inspirent Picasso.
Les premières Baigneuses exécutées par Picasso surgissent au milieu des bois alors que l’artiste espagnol travaille à l’élaboration du cubisme, fruit d’une recherche sur la forme, le point de vue et l’espace. Le thème de la forêt est inspiré de la peinture de Paul Cézanne. Picasso cherche une stylisation géométrisée des corps dans la sculpture africaine. Il y puise aussi une vision magique de l’art qui donne à ses baigneuses une forme d’étrangeté. L’art selon Picasso doit avoir le pouvoir de modifier l’esprit et le monde. Les différentes études présentées dans l’exposition préparent deux grands chefs-d’œuvre de l’année 1908, les Trois femmes et La dryade (Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage). Picasso approfondit sa représentation de la forêt à l’été 1908 lors d’un séjour dans le hameau de la Rue-des-Bois, non loin de Compiègne. Il découvrira à son retour les toiles pré-cubistes que Georges Braque (1882-1963) a peintes à l’Estaque et qui représentent également le sous-bois méditerranéen en différents volumes simplifiés. Cette même année, André Derain (1880-1954), proche des deux peintres, interroge à son tour la figure de la Baigneuse et, un œil sur Cézanne, l’autre sur le cubisme naissant, géométrise les corps et le paysage..
À l’été 1918, la Baigneuse de Picasso migre des forêts aux plages. L’artiste rend compte de l’expérience nouvelle du loisir mondain des bains de mer. Il a épousé Olga Khokhlova, danseuse des Ballets Russes, et passe avec elle sa lune de miel à Biarritz. Les Baigneuses (Paris, Musée national Picasso - Paris) peintes alors portent des tenues de bain modernes. Leurs positions en torsion, la ligne fluide de leur silhouette, le visage renversé de profil, le cou cassé de l’une d’entre elles — inspirés de la Ménade, cette nymphe antique pratiquant la transe et qui faisait partie du cortège de Dionysos — traduisent aussi l’attention que Picasso porte à la peinture de Jean Auguste Dominique Ingres, qui a lui aussi développé ce motif. Le peintre espagnol ambitionne de réinventer une forme de classicisme non académique. Alors même que l’antique est à la mode, Picasso déploie les années qui suivent, été après été, une véritable rêverie personnelle du rivage à l’antique, appuyée sur son propre plaisir balnéaire. Sur la plage évoluent des personnages vêtus de drapés, comme venus des temps anciens : Ménades en pleine course, une Famille au bord de la mer, des Baigneuses (Paris, Musée national Picasso - Paris). À très peu d’années de distance, Picasso inspire enfin l’artiste anglais Henry Moore (1898-1986) qui donne à ses nus couchés selon des attitudes classiques une présence physique bien réelle
L’estran est l’espace intermédiaire qui se situe entre les marées les plus hautes et les plus basses. Zone interstitielle, mi-terrestre, mi-aquatique, elle charrie ces monstres en miniature que sont les crabes et les crevettes. Elle fascine le réalisateur Jean Painlevé (1902-1989) qui consacre à la fin des années 1920 une série de films documentaires à ces organismes primaires. Loués par les artistes, de Fernand Léger à Marc Chagall, et surtout par les divers groupes surréalistes, ils révèlent l’étrangeté inquiétante de ce microcosme. Picasso a-t-il vu les films de Painlevé? L’un comme l’autre décrivent la plage comme un espace des confins du monde, peuplé d’êtres archaïques beaux et violents. Ses tableaux au sable, un matériau que l’on retrouve chez le peintre surréaliste André Masson, exécutés à l’été 1930 à Juan-les-Pins, rassemblent, cousus et collés sur des châssis, des objets et des végétaux ramassés sur la plage et alentours, comme abandonnés après le reflux des vagues
De l’été 1926 au début de l’année 1930, Picasso s’engage dans la période des «tableaux magiques», selon une expression du critique d’art Christian Zervos qui souligne par là la grande puissance de cet ensemble de peintures et leur capacité à bouleverser l’esprit humain. Au cours de cette période aussi fondatrice que le cubisme, l’artiste affine son vocabulaire à l’essentiel. L’été 1927, qu’il passe avec sa famille à Cannes et où il dispose d’un grand atelier, est particulièrement fécond. Les corps filaires et déformés de ces nouvelles figures sont placés sous le signe de la métamorphose: minuscule tête d’épingle sans bouche, élongation des membres, grossissement des pieds, gonflement des attributs sexuels, signification du sexe par le signe « losange ». Ce même été, le volume est réintroduit dans les carnets de dessin de l’artiste, où se déploient des séries de Baigneuses aux corps sculpturaux et comme en expansion. Les deux années suivantes, le peintre espagnol séjourne en famille à Dinard sur la côte bretonne et travaille à des séries singulières de Baigneuses subissant des déformations similaires mais à l’allure ludique et enfantine.
En 1927, Francis Bacon, alors âgé de dix-huit ans, découvre l’œuvre dessiné de Picasso à la Galerie Paul Rosenberg à Paris. Il est ensuite frappé par ses tableaux magiques et ses Baigneuses de Dinard, comme en témoignent ses premières peintures. Ces baigneuses de la fin des années 1920 reviennent aujourd’hui dans les grandes toiles de l’artiste Farah Atassi (née en 1981) mais davantage comme motif que comme sujet.
Pablo Picasso acquiert en 1930 le château de Boisgeloup. Les écuries, transformées en atelier, lui permettent de reprendre la pratique de la sculpture. La question du rapport entre peinture et sculpture, déjà abordée largement dans le cadre du cubisme par le modelage et l’assemblage, revient en force dans le travail de l’artiste. Il modèle alors des séries de Baigneuses gracieuses, mais aux membres comme inachevés et aux formes sinueuses. Les dessins préparatoires de Picasso évoquent des osselets. En 1943, il déclare au photographe Brassaï : « J’ai une véritable passion pour les os... [...] Avez-vous remarqué que les os sont toujours modelés et non taillés, qu’on a l’impression qu’ils sortent d’un moule après avoir été modelés dans la glaise? Quel que soit l’os que vous regardez vous y retrouverez toujours l’empreinte des doigts... [...] L’empreinte des doigts de ce dieu qui s’est amusé à les façonner [...]. Et avez-vous remarqué comment, avec leurs formes convexes et concaves, les os s’emboîtent les uns dans les autres?» Les corps sont ainsi composés comme par assemblage, à l’image des os. La peinture, telles Figures au bord de la mer (Paris, Musée national Picasso - Paris), recherche ainsi l’illusion du volume.
En 2014, l’artiste Elsa Sahal (née en 1975), fascinée par les corps morcelés de Picasso, exécute une série de sculptures en céramique évoquant des moignons.
Février 1937 : la guerre d’Espagne fait rage depuis plus de dix-huit mois. Picasso a reçu en janvier la commande d’une peinture monumentale pour le Pavillon espagnol de l’Exposition internationale des arts et techniques appliqués à la vie moderne de Paris. Si Madrid a pu résister à une offensive franquiste, la ville natale de l’artiste, Málaga, tombe le 8 février face à un corps expéditionnaire envoyé par l’Italie de Mussolini. Est-ce cette défaite qui fait revenir Picasso sur le rivage de son enfance? Au lieu de travailler au tableau qui deviendra Guernica (1er mai-4 juin 1937, Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía), il crée les 10, 12 et 18 février une série de trois Baigneuses sur la plage, aux attitudes enfantines. La première, Femme assise sur la plage (Lyon, musée des Beaux-Arts), qui reprend le type de la sculpture gréco-romaine du petit «tireur d’épine», est assise, les jambes étendues devant elle. Sur le deuxième tableau, La baignade (Venise, Peggy Guggenheim Collection), deux Baigneuses jouent avec des bateaux pendant qu’une troisième, dont seule la tête émerge de l’eau, les observe. La troisième, Grande baigneuse au livre (Paris, Musée national Picasso - Paris), assise en tailleur, lit un livre, la tête sur ses poings. Pour autant, ces Baigneuses ont des formes rebondies évoquant la fécondité féminine, celles des Vénus préhistoriques, telle la Vénus de Lespugue (Gravettien, Paléolithique supérieur) dont Picasso possédait un fac-similé. Leur volume dense et les reflets miroitants tracés au pastel suggèrent une sculpture de pierre recouverte de sable. Picasso a passé l’été précédent en compagnie de Dora Maar et de plusieurs surréalistes à Mougins. Parmi eux, Paul Éluard, dont il est très proche, ainsi que Roland Penrose fréquentent la photographe anglaise Eileen Agar (1899-1991). Il est possible que Picasso ait vu les clichés que celle-ci a pris à Ploumanac’h (Bretagne) en juillet, représentant d’impressionnants blocs de granit aux formes singulières.
Alors que la guerre d’Espagne voit le camp franquiste gagner des positions et menacer Barcelone, Picasso vit le conflit depuis la France. Il ne quittera pas Paris pendant toute la durée de l’Occupation, s’installant dans son atelier de la rue des GrandsAugustins. Dans un style qui pourrait être qualifié d’agressif, marqué par l’utilisation de stries, il exécute une série de Baigneuses à l’été 1938, à Paris, puis à Mougins. Leurs corps particulièrement déformés, comme torturés, témoignent de la violence des temps. L’artiste métamorphose en scènes de cauchemar des thèmes traités depuis Cannes (1927) et Dinard (1928), tel celui de la cabine de bain que l’on ouvre avec une clef comme pour un rendez-vous secret. Échappatoire à la guerre? En 1942, Picasso dessine au crayon «magique» à trois couleurs d’autres baigneuses, les replaçant dans des saynètes et des attitudes inventées depuis les années 1920..
Pablo Picasso s’installe en 1948 dans le Midi de la France. Il vit à Vallauris avec Françoise Gilot et leurs enfants, puis à la villa La Californie à Cannes et enfin au mas Notre-Dame-de-Vie à Mougins avec Jacqueline Roque. Comme en témoignent de nombreuses photographies personnelles ou de presse, Picasso, à la belle saison, passe de nombreux moments à la plage en famille et avec ses amis français et espagnols. Il fréquente ainsi la plage de la Garoupe à Antibes. L’artiste, âgé de plus de soixante-dix ans, semble jouir d’une éternelle jeunesse, et se plaît à apparaître en espadrilles et maillot de bain. Paradoxalement, la figure de la Baigneuse se raréfie au profit de scènes plus vastes qui rendent compte de la nouvelle popularité des plaisirs de la plage.
À l’été 1955, pour le tournage du Mystère Picasso d’Henri-Georges Clouzot, Picasso peint sur de très fins papiers journaux placés sur un chevalet - dispositif permettant de voir le dessin se faire en transparence - des scènes balnéaires évoquant tantôt les jeux de plage modernes, tantôt une vie bucolique faisant référence à la poésie antique.
Ce même été, Picasso s’engage dans le cycle des Baigneurs. Il assemble avec ce qu’il trouve six silhouettes en bois reprenant les différentes attitudes des baigneurs. Ces figures seront ensuite fondues en bronze. Trois sont présentées dans l’exposition. À l’été 1957, sous l’œil du photographe David Douglas Duncan (1916-2018) qui en documente les étapes, il peint les Baigneurs à la Garoupe (Genève, Musée d’art et d’histoire) où l’on retrouve les silhouettes de bois.
L’atmosphère d’étrangeté qui baignait les scènes de plage de la peinture de Pablo Picasso de l’Entre-deux-guerres se retrouve dans les derniers tableaux sur ce thème. Alors que sa production picturale s’intensifie du début des années 1960 jusqu’au début des années 1970, quelques Baigneuses réapparaissent, croisant, comme pour cette Femme nue allongée sur la plage (Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, Nationalgalerie, Museum Berggruen), la thématique qui deviendra dominante au cœur des années 1960 du «Peintre et son modèle» avec ses séries de nus couchés et des bains de mer.
L’artiste franco-américaine Niki de Saint Phalle (1930-2000) a toujours dit combien elle estimait l’œuvre de Picasso. Puisant aux mêmes sources, celles des silhouettes féminines préhistoriques, elle donne à ses Nanas à partir du milieu des années 1960 des formes rebondies. Bien souvent en maillot de bain, contemporaines des dernières œuvres de Picasso et témoignant elles aussi du caractère populaire des plaisirs de la plage, leurs acrobaties ludiques font irrésistiblement penser aux attitudes des Baigneuses de Dinard (1928) de Picasso.