Pendant cette période, comprise entre le retour de la paix en Europe et la fin de la guerre d’Algérie, l’art dans l’hexagone traverse de profonds bouleversements.
Alors que le pays se relève très difficilement de la guerre, la vie artistique se réveille de quatre années d’occupation. Après la Libération, Paris reprend aussitôt la place de capitale mondiale de l’art qu’elle occupait avant la guerre. La Ville Lumière redevient alors le pôle d’attraction des artistes du monde entier.
La sélection de 75 peintures, dessins et sculptures, tous issus de la collection de la Fondation Gandur pour l’Art, entend restituer la vitalité artistique de cette époque tout en montrant comment la guerre, avec son lot d’atrocités, a pu influer durablement sur le cours de l’art.
Face à la difficulté, voire l’incapacité pour certains, de continuer à représenter le monde avec les moyens traditionnels de la peinture, les artistes n’ont eu d’autre alternative que de puiser dans leur intériorité de nouvelles formes d’expressions, plus spontanées et intuitives, qui vont trouver dans l’art abstrait le terreau fertile pour se développer.
Pour y parvenir, ils vont aussi avoir recours à toute une gamme de nouveaux outils et matériaux détournés de leur fonction première.
La confrontation qui s’installe, dès 1945, entre d’un côté, les continuateurs de l’abstraction géométrique héritée de Piet Mondrian et Kasimir Malevitch, et de l’autre, la jeune génération des peintres abstraits prête à expérimenter toutes les possibilités de l’art informel, est le signe des temps nouveaux.
La collection de peintures de la Fondation Gandur pour l’Art, qui s’est originellement constituée autour de cette tendance non géométrique de l’art abstrait, permet d’illustrer sa diversité avec des œuvres de premier plan. Chacune à leur manière, elles témoignent de la crise de représentation qui sévit après-guerre et touche les artistes cherchant, consciemment, ou inconsciemment, à peindre la réalité de leur époque sans avoir nécessairement recours à la figuration.
RUPTURES
L’exposition s’ouvre sur la période de l’immédiat après-guerre avec Sarah de Jean Fautrier, œuvre anticipatrice du changement peinte en 1943.
La Seconde Guerre mondiale laisse une Europe exsangue et en ruine. Les traumatismes de la guerre, des bombardements, de la collaboration, de l’emprisonnement et de la déportation poussent les artistes durablement éprouvés à repenser de manière radicale le rapport de l’homme au monde et à sa ma- nière de le représenter. Peut-on dire l’indicible, peindre l’irreprésentable ?
À la violence de l’homme répond la violence de la peinture. Tout en offrant une forme aux cauchemars, les artistes pensent que la représentation de la guerre nécessite une tabula rasa, seule réponse possible aux traumas de la destruction et du meurtre de masse.
Marqués par l’expérience de la guerre, les artistes repensent la représentation du monde et les outils traditionnels de la peinture. Des manipulations inédites de matériaux, où l’accident et le hasard sont essentiels, donnent naissance à une forme expérimentale de la peinture.
L'AVENTURE COBRA
En total désaccord avec leurs collègues français lors de la Seconde Conférence du Surréalisme révolutionnaire de novembre 1948, un groupe d’artistes étrangers décide de fonder son propre mouvement qu’ils baptisent CoBrA, acronyme composé des premières lettres de leur capitale d’origine : Copenhague, Bruxelles et Amsterdam.
Loin des dogmatismes qu’ils fustigent, le peintre danois Asger Jorn, le Hollandais Karel Appel et le Belge Corneille, suivis à la marge par quelques artistes français tels Jean-Michel Atlan et Roger Bissière, puisent leur inspiration dans les arts primitifs, naïfs, populaires, dans la calligraphie orientale ou encore dans l’art préhistorique et médiéval.
Ils cherchent dans ces formes d’expression, élémentaires et instinctives, la voie d’accès à une "primitivité universelle" avec laquelle CoBrA veut renouer à la suite du désastre de la guerre.
Les membres de CoBrA créent sans contraintes et hors de tout contrôle exercé par la raison et rêvent d’une société meilleure fondée sur une autre manière de vivre. Ils prônent un art expérimental, libre et spontané, à l’image des tableaux réunis dans cette section où la couleur est directement projetée sur la toile sans dessin préalable.
Les compositions mêlent, dans un chaos indescriptible, des créatures fabuleuses tenant à la fois de l’homme, de l’animal et du végétal.
ENTRE FIGURATION ET ABSTRACTION
Le retour de la paix s’accompagne de la remise en cause des canons traditionnels de la peinture.
Ce combat d’avant-garde est celui de la jeunesse artistique qui ne se reconnaît plus dans le post-impressionnisme, le cubisme, ni même dans le surréalisme pourtant toujours très actif. La nouvelle génération se tourne alors vers l’abstraction, terrain d’expériences à priori plus prometteur.
Néanmoins, le doute s’installe parmi les acteurs de la non-figuration qui se demandent si la peinture peut être toute entière abstraite.
En refusant de choisir entre la figuration et l’abstraction, Nicolas de Staël et Olivier Debré qui illustrent cette section, s’engagent dans une voie médiane axée sur la quête d’un équilibre entre le geste, la matière et la couleur. Cette approche tempérée est à l’opposé de celle de Jean Dubuffet ou des artistes du groupe CoBrA qui n’usent de la figuration que pour mieux s’employer à la détruire.
La guerre terminée, tout est à reconstruire et à réinventer. Pour exprimer la réalité douloureuse de leur époque, les artistes vont faire parler la matière en la travaillant de manière nouvelle.
Le peintre Jean Fautrier fait figure de précurseur. L’artiste, peignant les atrocités qui se produisent sous ses yeux, se met au défi de représenter l’insoutenable. L’enjeu l’oblige à débarrasser sa peinture de toute référence au passé. Il cesse de peindre à l’huile et introduit dans ses tableaux de nouvelles matières et techniques qui vont radicalement changer le cours de l’art abstrait.
Directement influencé par lui, Jean Dubuffet peint en décembre 1945 son Portrait Cambouis, résultat saisissant de ses premières expérimentions sur les matières. Des matériaux pauvres (huile, sable, gravier et bouts de ficelle, maculés de goudron, de suie ou de cirage), travaillés avec des outils des plus triviaux (truelle, manche de couteau, cuillère à soupe), sont les ingrédients de cette "haute pâte" qui recouvre les toiles contemporaines de Dubuffet, leur conférant un relief sans précédent. De la résistance naturelle des matériaux, le père de l’art brut tire son imagination et invente un nouveau langage pictural qui oscille entre figuration et abstraction.
Dans le sillage de Fautrier et Dubuffet, d’autres artistes ne renoncent pas totalement à la représentation du réel. C’est le cas d’Henri Michaux avec l’aquarelle dans laquelle un visage se précise dans les irisations de l’eau pigmentée. Il en va de même avec la déchirante Crucifixion de l’Espagnol Antonio Saura et, de manière plus suggestive, avec le "charnier" peint par le Belge Pierre Alechinsky, deux œuvres qui interpellent encore sur le sens des religions après la découverte des atrocités commises pendant la guerre.
La suite du parcours se penche sur la thématique du geste commune à de nombreux artistes de cette période.
Les peintres de la non-figuration cherchent une libération totale du geste afin qu’il ne réponde à aucun besoin, si ce n’est celui d’être le produit de leurs émotions. La violence de la peinture de cette époque traduit un sentiment d’insécurité ainsi que l’urgence de l’exprimer. La vitesse, la spontanéité, l’imprévisibilité et l’énergie du geste deviennent centrales dans le travail des artistes présentés ici et traduisent un besoin de liberté absolue.
Pour Simon Hantaï ou Jean Degottex, par exemple, il ne s’agit plus de faire du geste la trace de la subjectivité de l’artiste. Ils cherchent plutôt à développer un langage avec de nouveaux signes.
Quant à Georges Mathieu, il rappelle que l’art est un langage et le signe l’élément clef de son vocabulaire. Il ajoute que l’efficacité de sa peinture gestuelle naît désormais du signe et non du signifié. À partir de ce postulat cèdent les dernières barrières pouvant encore résister à l’art gestuel et informel dans sa quête de solutions pour peindre le réel sans passer par les codes traditionnels de la représentation.
Furieux coups de brosse, écriture nerveuse et instinctive, impression de vitesse et de spontanéité...
Tels sont les traits communs de cet expressionnisme abstrait développé, dès le lendemain de la guerre, par les peintres Hans Hartung, Gérard Schneider ou Pierre Soulages.
Chacun à leur manière, ils cherchent à supprimer toute distance entre le geste et sa trace, entre les intentions du peintre et les émotions brutes qu’elles véhiculent. Exprimant le fossé qui se creuse entre les continuateurs de l’abstraction géométrique et ses réformateurs, tenants de la peinture gestuelle et informelle, le peintre Georges Mathieu invente le terme fédérateur d’"abstraction lyrique". L’apparente unité de style de leurs débuts se délite cependant dès le milieu des années cinquante. En attestent les œuvres de Pierre Soulages rassemblées dans cette section. Leurs grands gestes "ralentis", freinés par la matière épaisse, sont les premiers signes d’un rapport moins tourmenté entre le geste, la matière et la couleur.
Privés du soutien de la collectivité mobilisée à se reconstruire, les artistes s’organisent pour montrer leurs œuvres dans des salons et des nouvelles galeries d’art. L’une de ces dernières, fondée par Lydia Conti, expose successivement, entre 1947 et 1949, les peintres Hans Hartung, Gérard Schneider et Pierre Soulages, qui seront immédiatement repérés par la critique d’art pour leurs talents individuels et la portée révolutionnaire de leur manière de peindre.
Après la Seconde Guerre mondiale, de nombreux artistes repensent leur pratique en redéfinissant l’espace et le format de leurs peintures.
Certain reconsidèrent leur manière de peindre, en réduisant les moyens utilisés. Martin Barré favorise ainsi l’épure et la réduction de la matière, de la couleur et de la forme.
Le goût pour la construction de l’espace pictural se retrouve aussi chez la Portugaise Maria Helena Vieira da Silva alors que Jean Degottex s’attache davantage au geste et à sa véhémence tout en réfléchissant à son rapport à l’écriture et à l’espace.
D’autres, au contraire, comme Emilio Vedova, repensent le format de leurs œuvres qui connaît alors une expansion nouvelle.
Refermant l’exposition, la dernière section aborde la diversification des matériaux et des supports utilisés par les artistes.
Cherchant une nouvelle manière de représenter le monde après le désastre de la guerre, certains en viennent à remplacer la toile traditionnelle par des matériaux issus, pour la plupart, de l’usage quotidien : la toile de jute pour Alberto Burri, le fil de fer pour Manuel Rivera, le tissu pour Salvatore Scarpitta, les lattes de bois pour César ou encore les fils de nylon pour Pol Bury. Marqués par la pénurie durant les années de guerre, les artistes recyclent ce qu’ils trouvent et inventent de nouveaux outils. Ils n’hésitent pas à utiliser des matériaux pauvres et à laisser une place importante au hasard, comme le montre la première sculpture de Jacques Villeglé faite de fils d’acier trouvés dans les ruines de Saint-Malo en 1945. Ils cherchent aussi à dépasser le cadre du tableau avec des œuvres tridimensionnelles, mobiles et mécaniques comme celles de Jean Tinguely.
Ce n’est pas tant la question de l’opposition entre abstraction et figuration qui est à l’œuvre, mais la remise en question des fondements mêmes du tableau. La peinture n’a plus à se confronter au monde réel car ce dernier fait intrinsèquement partie de l’œuvre au travers des matériaux utilisés, comme les affiches arrachées des murs par Raymond Hains ou Jacques Villeglé qui rappelle la réalité de la guerre d’Algérie et l’affrontement de deux camps irréconciliables.