Le professeur Gustav von Aschenbach, compositeur et chef d'orchestre, arrive sur l'île du Lido à Venise et s'installe au Grand Hôtel des Bains. C'est un établissement de luxe fréquenté par le meilleur monde. Fatigué, malade, le professeur berce sa solitude, convoque ses souvenirs et observe les clients. Il remarque une famille polonaise et surtout un adolescent aux traits fins, Tadzio. Troublants échanges de regards entre l'homme et l'enfant.
Ému, désorienté, Aschenbach décide de quitter Venise mais un incident prosaïque survenu à la gare le pousse à retourner à son hôtel. Il est de plus en plus fasciné par la beauté physique de Tadzio et par l'harmonie de ses gestes, de son corps.
À plusieurs reprises, son esprit s'évade vers le passé : il revoit sa femme, sa fillette, un ami avec qui il discute sur l'essence ambiguë de la beauté. Il évoque également ses déboires de chef d'orchestre, une brève visite dans une maison de passe, la mort de sa fille.
Mais c'est surtout le présent qui l'obsède : les allées et venues de la famille polonaise, la présence envoûtante de Tadzio, son attitude énigmatique, ses jeux sur la plage, parfois violents, avec des camarades.
Un bruit se répand dans la ville : le choléra serait aux portes de Venise. Aschenbach s'informe, s'inquiète. Ses interlocuteurs le rassurent mais il voit bien que les services municipaux entreprennent un travail systématique de désinfection. Dans le salon de coiffure de l'hôtel, Aschenbach s'abandonne aux mains d'un visagiste qui s'emploie à le rajeunir en utilisant de la poudre, de la teinture, des fards, des cosmétiques.
Le professeur déambule dans la cité, guettant le passage de la famille polonaise et s'écroule en riant au pied d'une fontaine. Le lendemain matin, il apprend que les Moes sont sur le point de quitter la ville. Maquillé, il s'installe sur la plage du Lido. Il regarde Tadzio qui lui lance un appel muet. Puis, saisi de malaise, il s'effondre. Les maîtres-nageurs emportent son corps inanimé.
Le film est une adaptation de la nouvelle de Thomas Mann, La mort à Venise, éditée en 1912. Gustav von Aschenbach, le personnage principal de celle-ci, est un écrivain d'une cinquantaine d'années. Thomas Mann qui connaissait Gustav Mahler pensait néanmoins au compositeur, décédé un an auparavant, en écrivant sa nouvelle. Il lui a conservé son prénom. Visconti qui a rencontré l'écrivain allemand et rêvait depuis longtemps d'adapter sa nouvelle, ne fait ainsi que restituer à Gustav von Aschenbach sa profession initiale. Gustav Mahler ayant une conception très apollinienne de sa musique, le discours sur l'art n'en est que plus limpide.
Trois flashes-back pour une problématique sur l'art et trois autres pour un retour sur une vie, par nature insatisfaisante.
Le premier flash-back est introduit par un zoom-avant qui, au lieu de se terminer par Aschenbach en gros plan, se décadre pour saisir la pancarte du grand hôtel des bains. Il explique le contexte de la venue d'Aschenbach à Venise. Celui-ci, épuisé par sa vie de compositeur et chef d'orchestre, est venu se reposer sur l'ordre de son médecin. Le flash-back final expliquera aussi que la crise cardiaque est due à une représentation catastrophique d'une œuvre jugée trop cérébrale par le public. Le second flash-back, lors du dîner d'Aschenbach, explique en effet la différence de conception de l'art entre Aschenbach et son ami et disciple récalcitrant, Alfred. Pour l'un, l'art véritable vient d'une construction cérébrale alors que pour l'autre, plus dionysiaque, c'est la confrontation avec la nature qui importe. Le troisième flash-back précisera qu'Aschenbach se cantonne à une vie ascétique, pour suivre le programme qu'il s'est fixé et fuit tout contact avec ce qui pourrait le troubler. C'est le souvenir de cette discussion qui pousse Aschenbach à quitter Venise pour ne pas succomber au charme vénéneux du jeune adolescent androgyne, le Polonais Tadzio, qui semble incarner l'idéal de beauté à laquelle il a désespérément tenté de donner expression dans ses créations.
Le retour vers le grand hôtel correspond à l'apparition du choléra, métaphore de la force destructrice du désir. Aschenbach se réjouit du contretemps qui l'oblige à annuler son départ : il va enfin savourer l'abandon à son désir. Dans le même moment, il voit un homme s'écrouler. Il comprendra plus tard qu'il s'agissait là d'une première victime du choléra.
Après une brève journée de bonheur surgissent les flashes-back plus sombres. Les jeux dans les champs avec sa femme et sa fille se terminent par un plan de ciel sombre de mauvais augure. Le jeu maladroit de La lettre à Elise au piano par Tadzio rappelle à Aschenbach sa rencontre triste avec Esméralda, la jeune prostituée qui jouait le même air aussi maladroitement. Un autre flash-back, sorti aussi d'une autre nouvelle de Mann, Docteur Faustus, montrera la mort de la fillette d'Aschenbach.
Donner à voir l'art et la nature dans le même plan
Visconti pare sa méditation sur le sens de la vie, de l'art et de la beauté des plus beaux atours. Nombres de scènes préfigurent l'adaptation qu'il préparait d'À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Le Grand Hôtel des Bains du Lido rappelle le Grand-Hôtel de Balbec, les fards d'Aschenbach rappellent ceux du baron de Charlus, sa mort subite devant l'illumination de ce que pourrait être la simple beauté artistique, la sensation retrouvée, rappelle celle de Bergotte devant le petit pan de mur jaune de Vermeer. L'adagietto de la symphonie nº 5 de Mahler, principalement sur des images de la lagune (l'arrivée de l'Esmeralda, le départ en vaporetto vers la gare, le retour depuis la gare, la marche dans Venise en proie au Cholera) et une photographie qui évoque souvent huiles et aquarelles de William Turner renforcent la magnificence de l'œuvre.
Tadzio, qui ne cesse de regarder von Aschenbach, est moins l'ange de la mort qui indiquerait le chemin vers l'inaccessible beauté, moins Narcisse qu'une variation sur Ganymède, réputé être le plus beau des mortels. Quand Zeus l'aperçut, il se transforma en aigle pour l'enlever, en faire son amant et l'échanson des dieux. Celui qui verse le vin, devient la médiation vers le monde dionysiaque qui manque à Aschenbach pour se réconcilier avec la nature. Le plan de la fin, Tadzio indiquant l'horizon, est donc un appel pour être enlevé vers le ciel. Thomas Mann étant féru de culture classique, Visconti donne à Tadzio une posture provenant de la statuaire grecque. Aschenbach, trop vieux, ne peut accomplir ce rêve et seul l'art, l'appareil photographique insistant au premier plan, peut nous montrer la voie d'une beauté de la nature magnifiée par l'art qui, tout en révélant l'insuffisance du monde, en fait aussi la tragique beauté.
Trop tard
Plus qu'en tout autre film de Visconti, la révélation que quelque chose vient trop tard est exprimée aussi clairement et magnifiquement. Aschenbach et Tadzio se rencontrent trop tard comme le vieux prince Fabrizio Salina et Angelica Sedara dans Le Guépard. Pris à temps, cette révélation d'une réconciliation entre le monde sensible et la construction intellectuelle aurait conduit Aschenbach vers moins de certitudes et l'aurait ouvert à une musique moins cérébrale. Cette révélation sensible et sensuelle d'une unité de la Nature et de l'Homme vient trop tard alors que le sablier a fini de s'écouler et qu'il est alors vain de méditer sur le sens de la vie.
Cette révélation tragique fait exploser le monde cristallin mis en scène par Visconti. Il est constitué par la vision peu amène du monde aristocratique des riches, celui du grand hôtel des bains avec ses rites, son diner servi à heures fixes, ses plagistes, ses longues soirées sur les terrasses. Ce monde est un cristal fermé sur sa beauté : on met dehors un client dès qu'il a payé sa note et expulse les saltimbanques. Von Aschenbach y est venu pour s'y reposer non pour composer même si Tadzio l'inspire et qu'il écrit probablement sur la plage lorsque se fait entendre l'unique extrait de la 3e symphonie de Mahler. C'est un cristal synthétique, parce qu'il est hors de l'histoire et de la nature. Dans ce cristal s'accomplit un processus de décomposition qui le mine du dedans, l'assombrit, l'opacifie.
Le gondolier menaçant ou les dents pourris du saltimbanque méchant redoublent en effet le processus intérieur dans lequel est pris Aschenbach. En ouvrant son cœur à son désir pour Tadzio et le monde sensible de la passion, il se laisse envahir par le choléra, métaphore du danger d'un monde dionysiaque. L'odeur pestilentielle qui recouvre la ville tout comme la vision d'une Venise en flamme préfigurent peut-être la décomposition de toute l'aristocratie d'avant 1914 sans qu'il soit besoin d'en évoquer plus concrètement la destruction. De toute façon, il est trop tard pour ce monde là. Les images sublimes de Venise, de ses canaux ou de la place saint Marc, de jour comme de nuit, n'en sont que plus intensément ressenties.
Jean-Luc Lacuve le 20/05/2015.