Octobre 1982. Yann Andréa, au dernier étage de la maison de Neauphle-le-Château, est allongé sur son divan, une bouteille d'alcool à portée de main. Il écoute Capri c'est fini par Hervé Vilard. Il se lève, prend sa cigarette et va observer la cour en contrebas. C'est la fin de l'après-midi et, alors que se déploie la musique d'India Song, arrive son amie et journaliste, Michèle Manceaux, à laquelle il a demandé de recueillir son témoignage.
Michèle Manceaux pose un micro sur la table, introduit une cassette dans son magnétophone et teste le son. Elle rassure aussi Yann. Marguerite est en bas mais ne montera pas les déranger. Deux fois pourtant, dans la pièce du dessous, elle appellera au téléphone pendant qu’il est en train de parler. Yann refusera l'appel.
"Je voudrais bien parler de Duras mais c'est tellement énorme". Michèle l'encourage à raconter son premier contact avec Duras. En 1974, Yann Lemée, 24 ans, étudiant en philosophie à Caen, lit chez une amie Les petits chevaux de Tarquinia. Il dévore l'œuvre de Duras au point de ne plus rien lire d'autre. Lors de la projection du film India Song en 1975 au cinéma Lux de Caen, il fait la connaissance de Marguerite Duras. Il lui pose une question sans se présenter mais à la fin de la séance, il lui dit "Je voudrais vous écrire". Elle donne une adresse à Paris en lui disant "Vous pouvez m'écrire à cette adresse". Yann lui écrit une lettre de fan admiratif à laquelle elle ne répond pas. Il ne se décourage pas et continue de lui écrire pendant six ans. Comme les personnages des Petits chevaux de Tarquinia, Yann boit des Bitter Campari. Michèle le voit ainsi à la terrasse d'un café, sur le port, au cinéma. Elle le voit prendre le car pour, après six ans de courrier, répondre à l’invitation de Marguerite, qui a conservé chacune de ses lettres dans un tiroir, l'invitant à Trouville. Il a trouvé son numéro de téléphone en apprenant son véritable nom, Marguerite Donnadieu, ce qui l'a un peu déçu dans son culte de Duras. Arrivé à Trouville, il lui téléphone d'une cabine et, après un délai de deux heures qu'elle lui a imposé, vient la retrouver avec une bouteille de vin chez elle. Il restera désormais toujours avec elle. Il occupe d'abord une chambre d'ami puis ils couchent ensemble. C'est le début de deux mois d'une passion intense, amoureuse et sexuelle. Elle se donne à lui avec passion et il en est émerveillé. Homosexuel, Yann n'avait jamais été troublé par une femme; il est heureux d'être l'amant qu’elle souhaite, répondant à toutes ses sollicitations.
Pourtant bientôt, Marguerite Duras lui interdit de voir ses amis, de s'habiller comme il veut, de manger ce qui lui fait envie. Elle le critique sans arrêt, elle le rabaisse, elle le frappe... Mais lui ne cesse de parler d'amour. Elle veut le de-créer pour le re-créer. “Qu’est ce que c’est que moi si je n’existe pas ?”“Qu’est-ce que c'est que moi, si j'aime tellement l'autre que je disparais, que je n'existe pas ?”.
La K7 étant terminée, Michèle quitte la maison de Neauphle-le-Château, promettant de revenir le lendemain à la même heure.Troublée par l’intensité des rapports physiques entre Marguerite et Yann, à la fois sexuels et violents. Michèle Manceaux les visualise par l'aquarelle et se rêve même un amant des bois avant de se réveiller tranquillement auprès de son compagnon et de commencer à taper le texte de Yann.
Le lendemain, Michèle Manceaux enclenche de nouveau son magnétophone. Yann déclare que pour Marguerite, son homosexualité est un mystère et une souffrance. Elle lui ordonne « Vous ne désirez que moi ». Michèle imagine une scène de drague homosexuelle, à laquelle Yann n’a désormais plus droit. Duras a écrit La maladie de la mort pour parler de l’homosexualité. Yann veut bien prendre le constat pour lui mais il réfute la valeur universelle pour tous les homosexuels.
Sur le tournage d’Agatha, elle le dirige avec fermeté. Elle se montre plus douce. Mais elle fait mourir son personnage dans L'homme atlantique.
Face à cette souffrance publique et privée, Yann est tenté de prendre le train pour fuir mais toujours, il revient.
Marguerite appelle de nouveau longuement au téléphone. Il est 18h15 et comme il le lui a promis, le temps de finir l’entretien. Michèle lui demande une enveloppe pour mettre les deux cassettes. Il refuse de les prendre. Michèle s'en retourne chez elle avec les deux cassettes.
Mettre en scène le texte d’une confidence à une amie relève aussi bien du théâtre que du cinéma. La mise en scène de la parole et de son écoute est toutefois rendue plus sensible lorsque la caméra s’empare par des plans longs de la fragilité d’un récit, exceptionnelle histoire d’amour de deux ans où celui qui parle à toujours peur d’être englouti par la détermination de celle qu’il aime.
Genèse
Cet entretien a eu lieu parce que Yann Andréa, à Trouville, quelques semaines auparavant, a appelé Michèle Manceaux, en lui disant qu’il allait se suicider. Elle lui a répondu : "Mais non, tu ne vas pas y arriver, tu n'as pas les bons médicaments..." et c'est comme ça qu'est arrivée l'idée d’un entretien qui pourrait servir de matériel pour un roman. Il voulait arriver à lui parler à elle, Michèle Manceaux, pour qu’il arrive à démarrer un texte qui soit un texte à lui. Parce que Duras, disait-il, ne l’écoutait pas. A l’époque, où ces entretiens ont été enregistrés, Yann Andréa n’a pas encore écrit les livres qui le feront connaître plus tard – M. D. (Minuit, 1983) et surtout Cet amour-là (Pauvert, 1999, réédité en 2016).
Il faudra la mort de Yann en 2014 puis de son compagnon pour que la K7 soit remise à la sœur de Yann qui va les retranscrire et les publier. Ni Swann Arlaud ni Claire Simon n’ont écouté les K7. Le film incarne donc les grandes lignes du texte de Je voudrais parler de Duras, entretiens de Yann Andréa avec Michèle Manceaux, éditions Pauvert / Fayard, 2016).
Des plans longs pour un grand souffle
Les plans-séquences se déploient moins pour atteindre à une quelconque efficacité dramatique que pour saisir le souffle d’un homme qui se sait menacé d'engloutissement qui s'analyse et tente de remonter à la surface. Le plan en plongée sur la cour en contrebas évoque la possibilité du suicide auquel Michèle met fin par sa venue. Le lent et sinueux mouvement qui lui permet de remonter à la surface avec cette confidence faite à une amie ne pouvait exister qu'avec des plans séquences passant des visages de l’un à l'autre. Le procédé d'un enregistrement du texte avec deux caméras, fixées sur l'un et l’autre personnages, aurait donné une suite de champ contre- champs plus aptes à enregistrer des événements particuliers que ce fil continue d'une recherche fragile de la vérité des sentiments petit à petit révélés.
À cause de ce qu’elle entend, Michèle Manceaux voit ce que Yann lui raconte, certaines scènes qu’elle a besoin de se représenter. Elle écoute et met en scène le récit de Yann : la scène sur le port de plaisance avec son amie et le bitter Campari; au Lux à Caen ou Yan pose une question sur India Song; le voyage en car vers Trouville et l'appel depuis une cabine téléphonique; les extraits d'India Song et de Agatha, les séquences d'archive, la visualisation des aquarelles.
Duras et Andréa
Yann Andréa a toujours été considéré, publiquement et dans son entourage, comme un homosexuel qui se cachait, qui était le serviteur de Duras, qui en gros la considérait comme sa grand-mère. Le désir qu'ils avaient l'un pour l'autre, leur sexualité intense, personne ne voulait la voir ni la reconnaître en raison de convenances bourgeoises et bien-pensantes. Cette dimension sexuelle occultée, Claire Simon voulait la représenter. Pour représenter cet élan entre deux corps, elle s'est laissé guider par ce que disait Yann dans le texte... et par L’homme assis dans le couloir de Duras, où elle raconte des fellations, des actes sexuels précis. Judith Fraggi a ensuite peint les aquarelles érotiques où l'on voit les corps entiers échappant ainsi à la pronographie du gros plan.
Jean-Luc Lacuve, le 14/02/2022.
Sources :