Décembre 1967. Besançon quelques jours avant Noël, devant les portes de l'usine Rhodiaceta qui font partie d'une chaîne d'usines de textiles, 14 000 ouvriers, dépendant du trust Rhône-Poulenc.
Georges Maurivard, dit Yoyo, attend la sortie d'une des quatre équipes qui se relaient jours et nuits pour maintenir la permanence des machines des filatures. A Lyon, 92 ouvriers viennent d'être licenciés. Le patronat soutient qu'il s'agit 'une conséquence de l'ouverture du marché européen qui fait perdre à Rhône-Poulenc le monopole de certains procédés de fabrication du textile artificiel.
Un meeting s'improvise dirigé par ceux qui ont été plébiscités par leurs camarades lors de la grande grève du printemps. Yoyo, délégué CFDT, se souvient : il avait été brillant parce que bref.
Mars 1967. La grande grève, un mois entier avec occupation d'usine, mode d'action oublié depuis 1936. Le déséquilibre dans les conditions de travail se traduit par un déséquilibre de toute la vie que nulle augmentation de salaire suffirait à compenser. Il s'agit de ne pas négocier à la façon américaine dans une société dite du bien-être dans une civilisation dite des loisirs mais de remettre en question cette société, cette civilisation. Le résultat ce n'est pas les 3 ou 4 % d'augmentation obtenus c'est l'éducation d'une génération de jeunes qui ont découvert l'identité de leur condition d'ouvrier.
Durant la grève, ils occupent des postes importants : comité de soutient fonctionement de la bibliotheque, animations culturelles. Les communistes ne font plus peur, les ouvriers renoncent à l'idéologie de la classe paysanne dont ils sont issus qui voit dans les patrons des hommes bons pour les ouvriers
Au dix-neuvième jour de grève, l'un des militants est parti faire une collecte à Sochaux chez Peugeot. On gagne dit-il à fréquenter des syndicalistes charismatiques. C'était la fête avec cinéma, danse, et bonne ambiance... et puis il a fallu rentrer. Une grève ce n'est qu'une bataille dans la guerre : il faut se battre tous les jours
Georges Lievremont, parle de sa première grève en 56 avec trois autres ouvriers contre son petit patron qui paradait en voiture alors que lui allait à pied.
Décembre 1967. Les ouvriers constatent sur leur feuille de paie que leur prime d'intéressement a diminuée de moitié, passant de 19,5 % à 9,5 %.
Suzanne et son mari expliquent les troubles dus au travail en 4X8 : travail le matin les mardi et mercredi, l'après midi les jeudi et vendredi et la nuit les samedi dimanche et lundi. Vie de famille impossible. X rentre à 4h30 et sa femme se lève pour le travail à 6h30. Le soir elle rentre à 18h30, il repart à 19h20. Une femme de collègue a fait une dépression nerveuse et a ensuite demandé le divorce. Aucun intérêt au travail, guidés par des machines, sentiments d'ennuie et d'inutilité. Pour les femmes, c'est pire : un véritable esclavage avec la garde des enfants à gérer et presque tout le ménage à faire.
Le mari d'un autre couple interviewé raconte le travail dans les filatures avec insert d'images. Le patronat parle d'automation, lui d'accélération des cadences, les mêmes gestes mesurés au centième de seconde. Le même geste 244 fois dans la journée. Il a 38 ans et avec les 4x8 se sent toujours fatigué, facilement énervé. Seules liberté la pêche, les champignons ou le muguet. Il n'a pas les moyens d'acheter une voiture. Il redoute de passer le permis et a peur que sa femme le passe plus facilement comme son collègue qui, dit-il, se ridiculise à laisser conduire sa femme. Un ami, 39 ans, 11 ans de 4x8 rend visite au couple
A la télévision, Emmanuel d'Astier de la Vigerie, à l'époque gaulliste de gauche, est le seul à parler d'eux à la télé. Mais la télé ment. Alors qu'ils étaient 400 à 500 dans les rues, la télé affirma qu'ils étaient une cinquantaine.
Meeting dans l'usine, après les licenciements de Lyon. Sur les 92, 79 étaient syndiqués. c'est une épuration syndicale
Grève de 24 heures décidée et vendredi, deux jours avant Noël, c'est la grève. Pour éviter le lock-out, les ouvriers des ateliers de filature sont à leur poste mais donnent leur salaire aux licenciés de Lyon
Les mensuels ne rejoignent pas le mouvement. Les ouvriers, la veille de Noël, sont faiblement mobilisés. Mais, affirme le commentaire, dans une grève on ne gagne ni ne perd, on continue d'apprendre.
Yoyo l'affirme, souriant et décidé ; la solidarité de dix mille ouvriers c'est formidable par rapport à ce que nous dit Guy Lux ou France dimanche. Que des gars perdent 500 francs pour que les licenciés aient leur salaire, c'est pas de la culture ça ? "Les patrons, on vous aura parce qu'on a la solidarité et les patrons ne savent pas ce que c'est. Ceux qui détiennent le capital, on vous aura, c'est la force des choses de la nature et... à bientôt j'espère."
La grande grève de mars 1967 à Besançon est racontée au moyen d'un flash-back qui cumule brefs extraits cinéma et photographies. Elle est racontée par le groupe de six ouvriers qui discutent entre eux. Cette grève avait pris un aspect inhabituel par son refus de dissocier le plan culturel du plan social. Les revendications mises en avant ne concernaient plus seulement les salaires ou la sécurité de l'emploi, mais le mode de vie que la société imposait et préfigurait ainsi celles de mai 1968.
C'est cependant la situation, bien plus sombre, de décembre 1967 qui est analysée, avec crise, licenciement et patrons qui grignotent en douce la prime d'intéressement. Les ouvriers n'en peuvent plus du travail en 4x8 qui détruit toute vie de famille et les condamne à la fatigue permanente. Seule la lutte syndicale, la confrontation avec le patronat, bientôt l'espèrent-ils, leur permet de vivre.
A bientôt j'espère sera diffusé à la télévision française bien que l'information soit alors aux ordres du pouvoir. Le programmateur, d'Astier de la Vigerie, entr'aperçu dans le film a connu Chris Marker pendant la résistance, et prend la décision de le soutenir.
Slon a été créé par Chris Marker pour soutenir le tournage du film. La légende prétend que le film est récusé par les ouvriers, qui auraient critiqué le "romantisme" de Chris Marker. Ce demi-échec aurait ainsi permis la formation des groupes de cinéma militants les plus célèbres de l'après 68, les groupes Medvedkine.
La charnière, film sans image, qui reprend des extraits de la discussion qui a suivi une projection du film en avril 1968 montre que les ouvriers sont en majorité contents du film même si Georges Lièvremont le taxe effectivement de romantisme. C'est, dès fin 67, comme l'indique Pol Cèbe, que Marker, de son propre fait, incite les ouvriers à filmer avec des cinéastes venus de Paris leur donner des cours. Jacques Loiseleux pour l'image, Antoine Bonfanti pour le son, Ethel Blum pour la photo les aidereront ainsi à tourner. Pol Cèbe, l'âme des groupes Medvedkine, explique ainsi à la fin de La charnière, comment le cinéma militant n'a pu naître que de la collaboration de militants ouvriers et de cinéastes militants.
Jean-Luc Lacuve le 04/06/2010
Montparnasse, février 2006. Format : 1.37. 2DVD-13 films. 45 € |
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DVD 1 : BESANÇON (2h32)
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(co-réal : Mario Marret). 0h55.