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Adieu au langage

2014

Voir : photogrammes
Thème : Cinéma en 3D

Cannes 2014 : Prix  du jury Avec : Roxy Miéville (Le chien), Christian Gregori (M. Davidson), Héloïse Godet (Josette), Kamel Abdelli (Gédéon), Zoé Bruneau (Ivitch), Richard Chevallier (Marcus), Daniel Ludwig (le mari), Marie Ruchat (Marie, la jeune fille rousse), Jérémy Zampatti (le jeune homme), Jessica Erickson (Mary Shelley), Dimitri Basil (Percy Shelley), Alexandre Païta (Lord Byron). 1h10.

"Tous ceux qui manquent d'imagination se réfugient dans la réalité. Reste à savoir si la non-pensée contamine la pensée". Un livre : Le monde des Non A (A. E. van Vogt, 1945) ; un extrait de Seuls les anges ont des ailes (Howard Hawks, 1939) : la toute fin, quand Bonnie (Jean Arthur) découvre que Geoffrey Carter (Cary Grant) lui a enfin déclaré son amour grâce à une pièce truquée.

Carton-relief : "1- La nature". Le lac Léman. Un ferry et off une question "Monsieur, est-ce qu'il est possible de construire un concept d'Afrique ?". Une jeune fille rousse, Marie, et un jeune homme vendent des livres d'occasion posés sur une table surmontée d'un parasol. Davidson est assis sur une chaise du parc avec, à l'arrière-plan, un mur sur lequel est écrit en rouge et blanc "usine à gaz". Davidson lit L'archipel du goulag et demande à Isabelle le sous-titre du livre de Soljenitsyne. Il ne veut pas qu'elle le cherche sur internet puisque c'est marqué sur son livre : "Essai d'investigation littéraire". Il l'interroge sur ce que fait son pouce sur son smartphone, sur ce qu'il faisait avant. Avant, il poussait répond Isabelle. C'est donc le petit poucet réplique Davidson, et les icones sont les cailloux (des jeunes gens facétieux jettent des petits cailloux). Mais alors, où est l'ogre ? conclut-il. Davidson consulte son smartphone et regarde la page consacrée à Soljenitsyne puis celle consacrée à Jacques Ellul. Il a tout compris : "Le nucléaire, les OGM, la publicité...". Se superpose à la voix de Davidson, une voix off féminine qui parle de 1933 où fut inventée la télévision et où Hitler accéda au pouvoir. Espoir aujourd'hui insensé dans l'état ; victoire de ceux qui ont perdu mais ont imprégné le monde de leur idéologie. Ce fut le cas pour Napoléon, vaincu à Waterloo mais qui répandit les idées de la révolution. Ce fut le cas pour Hitler ; il perdit mais imposa le besoin d'un chef et la dictature de la technique. Des images en noir et blanc des allemands acclamant leur führer ("Hitler a toujours fait ce qu'il a dit") puis le visage de Josette en noir et blanc qui était la voix off lisant ce texte. Brève image en couleur du Tour de France alors que off une voix énumère tous les bienfaits qui découlèrent pourtant de la terreur de 1793, le code civil....

Off, sur des images de fleurs aux couleurs saturées, est de nouveau posée la question de produire un concept d'Afrique. Marie et son compagnon lisent un extrait de livre : "La loi triche, la loi qui nie sa propre violence triche..."

Arrive le mari, dans une grosse voiture avec des hommes de main. Il parle en Allemand. Des coups de feu sont échangés. Le mari s'en prend à Josette qui s'accroche à sa chaise. Tous s'enfuient en courant sauf Gédéon qui s'approche de la chaise vide, un exemplaire du Monde à la main et qui dit : "Je suis à vos ordres".

Carton-relief : "2- La métaphore". Extrait des Enfants terribles (Jean-Pierre Melville, 1950) où Nicole Stephane dit "Il faut que j'arrive à tenir jusqu'à la fin. La fin traîne et je dois la vivre. Ce n'est pas commode". Les doigts d'une main, un peu floue, forment une sorte de bouche et se referme et off : "plus soif, la langue rentre dans... La bouche se referme. Elle doit faire une ligne droite à présent. C’est fait, j’ai fait l’image (L'image de Samuel Beckett)".

Carton-relief : OH-LANGAGE. Davidson feuillette un livre avec des reproductions de Nicolas de Staël. Il se désole: "Que se passe-t-il ? Continuation vaille que vaille D’un monde fatigué ? Fin de ce monde ? Avènement d’un autre monde ? Que nous arrive-t-il donc, à l’orée du siècle, Qui ne semble n’avoir aucun nom clair Dans aucune langue tolérée ? (Alain Badiou, Le réveil de l’histoire)". Arrivent Marie et son jeune compagnon qui viennent dire au revoir car ils partent pour les Amériques. Davidson leur demande s'ils ont amené des pacotilles. "Oui, répond le jeune homme : de la philosophie". Apparaissent alors les images d'un arbre en contreplongée que domine un ciel tout bleu et off : "Le philosophe est un être pour lequel il est dans son être question de son être en tant que cet être implique un autre être que lui (Jean-Paul Sartre, L'être et le néant)".

Puis c'est au tour d'Ivitch d'annoncer son départ à Davidson. Ce sera pour l'Afrique. Comme elle demande s'il est encore possible de lui poser une question, Davidson répond que les cours reprendront en septembre. Ivitch demande alors à poser deux questions : "Est-ce que la Société est prête d’admettre Le meurtre comme moyen de faire reculer... (le chômage-couvert par des bruits) ?". Davidson ne répond pas et demande la deuxième question que pose alors Ivitch en bégayant : "Quelle différence il y a... entre une idée et une métaphore ?". "Métaphorer... Il faut demander aux Athéniens quand ils prennent le tramway, plaisante Davidson. Commençons par le commencement. L’expérience intérieure est désormais interdite par la société en général et par le spectacle en particulier. Ce qu’ils appellent les images devient le meurtre du présent". Panoramique en 3D vers le mari armé qui menace Ivitch d’un pistolet et interpelle sa femme en allemand. "Ca m’est égal !" répond Ivitch qui s'en retourne vers Davidson qui répond à sa deuxième question en citant Platon : "La beauté est la splendeur de la vérité" et en remarquant "Là, il y a de l'idée". Puis, regardant autour de lui il dit : "La métaphore de la vérité : un enfant qui joue aux dés" en voyant un petit garçon et une petite fille jouer avec trois dés sur la route.

Ivitch est derrière une grille, une main d'homme s'approche de la sienne et, off, dit : "Je suis à vos ordres"

Carton-relief : "1- La nature". Depuis l'intérieur d'une voiture, de la pluie et de la neige sur une route. Alors que le couple s'approche d'un feu rouge, l'homme s'attriste de ne jamais avoir réussi à passer "au moment où ça change"

La femme et l'homme descendent nus un escalier. La femme parle de l'homme qu'elle connut à Kinshasa dans la courbe du fleuve. Cela fait penser Gédéon au titre d'un roman qui aurait pu avoir le Nobel. Et il constate qu'il n'y a pas de Nobel pour la musique et la peinture. Image de papillon coloré. Gédéon demande à Josette, la profession de son mari. Il est banquier. Dans le salon, une grande télévision qui diffuse Docteur Jekyll et mister Hyde. "Il ne faudra pas rester là Gédéon, dit Josette. Je vous dit que c'est dangereux". Gédéon affirme ne pas avoir peur alors que Josette n'en croit rien. Off, il dit :" Les Indiens Apaches de la tribu des Chikawas, ils appellent le monde, la forêt" alors qu'apparait un sexe féminin et le bas du ventre comme dans L’origine du monde. Josette off réplique "Cette matinée est un rêve, chacun doit penser que le rêveur c'est l'autre". Gédéon "Une femme ne peut pas faire de mal, elle peut gêner, elle peut tuer, c'est tout". Josette réplique off : "Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur. La vie qu’il faut aimer coûte que coûte. Moi je suis là pour autre chose. Je suis là pour vous dire non et pour mourir. Pour vous dire non et pour mourir. (Antigone)".

C'est le matin, Josette se déshabille devant la machine à laver et s'assoit près de la table où trônent de magnifiques fleurs dans un vase rouge. Gédéon aux toilettes lui demande si elle connait Le Penseur de Rodin tout en pétant. La caméra débulle et Josette rejoint Gédéon assis sur le trône des toilettes qui disserte sur le caca qui met tout le monde à égalité. Le caca c'est le B.A. BA de l'égalité : la pensée retrouve sa place dans le caca. Essayez donc dit-il. Non je vais mourir. Je ne veux pas vous quitter. Nous ne nous aimons plus, affirme Josette

Sur des images du Savoie traversant le Léman, la voix off affirme qu'Otto Rank a analysé la proximité entre les rêves de naissance dans l'eau et les mythes des naissances des Dieux. Les passagers prennent le ferry. Une voiture arrive. Marie se penche vers un homme dont elle ne comprend pas d'abord ce qu'il dit. "Il dit qu'il meure" dit-elle finalement en ramenant sa main tachée de sang. La voiture s'en va.

Carton-relief : "AH-DIEUX". Le chien Roxy gambade dans la campagne. Deux cent ans après 1789, la déclaration des droits des animaux existe. Off : "Dès que les regards se prennent on ne peut plus être seul. Il y a de la difficulté à rester seul". Le chien est maintenant en ville à observer le quai d'une gare où passent les trains. Puis le chien est de nouveau dans la campagne où il se roule dans la neige ; arbre jaune et ciel bleu et, de nouveau : "Il y a de la difficulté à rester seul" puis Rilke disait : " les humains ne voient jamais le monde comme il est, tant la raison les en empêche. Seul le chien voit le monde tel qu'il est. Josette rejoint Gédéon : L'ombre de d'homme aimé pour la femme est comme l'ombre de Dieu.

Le couple est de nouveau en voiture. C'est la nuit, la pluie tombe. Un chien monte à bord dans la station service. Gédéon voudrait le chasser, Josette tient à le garder.

Si le face à face (3 fois) invente le langage. Si (do, ré, mi, fa sol) réplique Josette. Gédéon, de dos, et Josette, de face, devant la glace. Gauche et droite sont inversés avait constaté Gédéon mais pas haut et bas. Gédéon parle de la courbe définie par un mathématicien et prétend que les deux grandes inventions sont le zéro et l'infini. Mais non, réplique Josette, ce sont le sexe et la mort.

Off : "Les hommes libres sont étrangers les uns aux autres. Ils ont la liberté en commun mais c'est précisément cela qui les sépare". Josette rappelle à Gédéon qu'il y a quatre ans, il lui donna un coup de couteau. Faites en sorte que je puisse vous parler dit-elle. Je ne dirais presque rien. Je cherche de la pauvreté dans le langage.

De nouveau, la nuit en voiture. Mais où vas-tu demande Josette ? "Il n'a pas pu faire de nous des humbles (Qui ça ?) ou pas su, ou pas voulu. Alors, il a fait de nous des humiliés (Qui ça?). Dieu."

L'homme amène la femme près d'un ponton où ils laissent le chien lui promettant de revenir une fois qu'ils auront vu Frankenstein. Un hélicoptère dans le ciel ; une tête de chien brulée dans le feu

Carton-relief : "2- La métaphore". Le Ferry sur le Léman, un pan de ciel bleu qui est regardé par Ivitch. Elle devant la grille sur laquelle apparait en surimpression. "Je cherche de la pauvreté dans le langage" et off "Je suis à vos ordres".

La voiture de nuit. Marcus raconte que Mao, à qui l'on demanda si la révolution française de 1789 avait été une bonne chose, déclara qu'il était trop tôt pour se prononcer. Ivitch dit que les Russes ne seront jamais européens, que leurs cigarettes sont moins nocives que les américaines ; qu'en russe "caméra" veut dire prison.

Dans la maison, Marcus dit à Ivitch : "Vous avez renoncé à tout. Faites un pas de plus et tout vous sera rendu". Et il lui balance un bouquet de roses. "Tout le monde aura bientôt besoin d'un interprète pour comprendre ce qui sort de sa bouche" déclare Ivitch. A la télévision passe un extrait de Au bord de la mer bleue de Boris Barnet. "Commençons par le commencement, les indiens apaches, la tribu des Chiwawas, ils appellent le monde la forêt " apparait alors l'image du sexe d'une femme. Marcuse se jette aux pieds d'Ivitch. Des herbes colorés, c'est déjà l'été commente la voix off. Marcus confirme à Ivitch qu'il fait toujours de la photographie, qu'une forêt ou une chambre, c'est facile à rendre mais pas de montrer une chambre donnant l'impression que la forêt est à dix mètres. Images des cheveux d'une femme pris dans une hélice venant Piranha 3D. Reprise de "les indiens apaches, la tribu des Chiwawas, ils appellent le monde la forêt" avec cette fois des images de forêt.

Ivitch se précipite nue dans la salle de bain et récupère sa serviette rouge en demandant à Marcus de se dépêcher d'en terminer. Marcus est sur le trône et affirme que l'égalité est dans le caca, que la pensée se révèle dans le caca. Ivitch ne veut pas la guerre, alors après tout pourquoi dit-elle donnant l'impression de céder à Marcus mais elle se dispute ensuite avec lui sous la douche, teintée en orange.

Carton-relief : OH-LANGAGE des images d'un couteau avec des traces de sang avec en surimpression des tranches d'orange et de citron.

Carton-relief : AH-DIEUX, le ferry, des touristes aux tables des cafés. Les mots, les mots je ne veux plus en entendre parler.

Le chien est emporté par l'eau. Le chien est naturellement nu. C'est à dire que quand nous voyons le chien nu, il n'est pas nu. Il n'y a pas de nudité dans la nature. Le philosophe est celui qui se laisse inquiéter par autrui et aperçoit la force révolutionnaire des signes. La pluie, les fleurs, la neige. Monet a écrit : "Ne pas peindre ce qu'on voit, puisqu'on ne voit rien, mais peindre ce qu'on ne voit pas". Roxy se met à penser : l'eau essaie de me parler. Quelques uns ont su tirer de la rivière ... mais aucun d'eux....

Ivitch dit détester le personnage de Marie dans Metropolis. Vivre ou raconter, il faut choisir. Ils sont quatre dans le miroir. Les faits disent moins ce que l'on fait que ce que l'on ne fait pas. On fera des enfants. Non un chien. Petite fille, je voyais partout des chiens dans le ciel.

Le chien lui se souvient des veillées où ses congénères racontaient des histoires qu'écoutaient les jeunes chiots posant ensuite leurs questions : qu'est-ce qu'un humain, une citée, la guerre ?

Ivitch avec des fruits puis un tapis brodé : "Faites en sorte que je puisse parler. Je peux savoir ce que pense quelqu'un d'autre mais pas ce que je pense".

Ivitch et Marcus sont sous une couette de lit qu'ils font et refont : inquiétude douloureuse douceur et souffrance. Ils sont de nuit au bord d'une route à observer le flot des voitures. "Sont-ils toujours pressés ou veulent-ils arriver les premiers ?". Marcus parle du mathématicien allemand, Riemann, avec sa vision des nombres premiers : un paysage comme une ligne de zéros le long de la mer.

Un hélicoptère. La voix off de Godard raconte qu'en 1816, c'est ici, près du lac Léman, que Mary Shelley, qui voyageait avec Byron, a vraisemblablement écrit Frankenstein. Mary fait crisser sa plume d'oie sur son manuscrit. Les Shelley et Byron s'éloignent dans une barque conduite par un marin.

Carton-relief : "3D- Mémoire / malheur historique". Roxy doit sortir de la pièce, off Godard et Mieville font de l'aquarelle. Ils parlent de leur travail :faire entrer de la profondeur dans le plat et évoquent deux questions, une grande et une petite : l'autre-monde et la souffrance.

Les passagers sur le quai d'une gare avec "3D" en surimpression et off "Je te dis que c'est lui". Le monde des non A.

Roxy sur le canapé rêve aux Iles Marquise. Deux coquelicots au bord d'une route. Cris de chiens et bébé qui pleure. Sur l'air de Marlborough s'en va en guerre, le chien s'enfonce dans la forêt puis, alors que le générique se termine, revient précipitamment.

Pour mieux nous faire découvrir et admirer les choses, Godard les fragmente et les répète. Adieu au langage porte à un rare point d'aboutissement ce procédé pour une méditation sur l'irrémédiable et magnifique solitude de l'artiste. L'adieu au langage, c'est d'abord se défaire des yeux de l'autre, du face à face avec lequel on fait langage en oubliant que son regard est unique et qu'il a tant à admirer de la nature et de la culture ou, si l'on veut, de la nature et de la métaphore. Pour faire éclater le face à face entre l'homme et la femme, pour enfoncer un coin dans la planéité de l'image, Godard utilise deux nouveaux éléments : le chien et la 3D. L'histoire racontée, un homme libre et une femme mariée poursuivis par le mari de celle-ci, se diffracte comme jamais au point d'en être difficile à suivre. C'est pourtant ce parcours qui permet à Godard de nos offrir ces scintillants éclats de beauté où se mêlent littérature, peinture, musique, cinéma et poésie.

Une histoire fragmentée

Dans un billet calligraphié à la main du dossier de presse, Godard a écrit : "Le propos est simple. Une femme mariée et un homme libre se rencontrent. Ils s'aiment, se disputent, les coups pleuvent. Un chien erre entre ville et campagne. Les saisons passent. L'homme et la femme se retrouvent. Le chien se trouve entre eux. L'autre est dans l'un. L'un est dans l'autre. Et ce sont les trois personnes. L'ancien mari fait tout exploser. Un deuxième film commence. Le même que le premier. Et pourtant pas. De l'espèce humaine on passe à la métaphore. Ça finira par des aboiements. Et des cris de bébé". Godard a rajouté en incise que la femme est "mariée" et que l'homme est "libre".

On trouve bien cet argument narratif dans le film mais on trouve aussi et surtout des incises qui, classiquement chez Godard, jouent sur des oppositions qui sont autant de coins pour faire éclater le propos d'ensemble en des fragments dispersés, qu'au choix, on trouvera absurdes ou lumineux.

Le film est composé d'un prologue et d'un épilogue et de quatre parties qui reprennent deux fois la succession "1- La nature" et "2- La métaphore". La première série nature/métaphore se passe devant "l'usine à gaz" (Salle de spectacles et concerts de Nyon en Suisse) avec une grande importance donnée au personnage de Davidson. L'action proprement dite commence avec l'arrivée du mari, en voiture et armé, et se termine par l'amant qui prononce la phrase "Je suis à vos ordres". La deuxième série, plus longue, raconte la fuite du couple dans la maison, leurs promenades et leur rencontre avec le chien qui, dans une certaine mesure, a pris la place de Davidson.

Dans les parties "1-La nature", le couple s'appelle Gédéon et Josette et il est joué par Héloïse Godet et Kamel Abdelli ; le mari est banquier. Dans les parties "2- La métaphore", le couple s'appelle Ivitch et Marcus et il est joué par Zoé Bruneau et Richard Chevallier; le mari est organisateur d'évènements. Les acteurs se ressemblent intentionnellement. Le second couple est néanmoins plus grand que le premier et Héloïse Godet (Josette) a, au-dessus de la lèvre, une cicatrice que n'a pas Zoé Bruneau (Ivitch). On remarque aussi qu'au début de la quatrième partie, Godard prend soin de raccorder sur l'image d'Ivitch derrière la grille qui terminait la partie 2 et d'indiquer ainsi qu'elle en est la suite.

Tout se répète donc deux fois et l'on n'oubliera pas les fameuses scènes du caca qui met tout à égalité. Mais il existe de la différence dans la répétition. Dans la série nature, la littérature est prédominante. Sont convoqués Soljenitsyne avec L'archipel du goulag, Dostoïevski avec le livre de poche Les possédés entraperçu, Rilke dont sont extraits les propos sur le chien seul capable de voir le monde tel qu'il est. Il est fait retour en mai 1816, quand Mary Shelley et Lord Byron faisaient un séjour près du lac Léman. Mary Shelley y écrivit son livre d'horreur, Frankenstein ou le Prométhée moderne. La peinture prédomine en revanche pour la série métaphore. Dans la première occurrence Davidson a abandonné Soljenitsyne pour Nicolas de Staël. Dans la deuxieme occurrence est cité métaphoriquement, Gustave Courbet et son Origine du monde. Après avoir murmuré "Commençons par le commencement, les indiens apaches, la tribu des Chiwawas, ils appellent le monde la forêt " Godard filme l'origine de ce monde : le sexe d'une femme. Claude Monet est en revanche cité explicitement comme l'auteur de cette injonction : "Ne pas peindre ce qu'on voit, puisqu'on ne voit rien, mais peindre ce qu'on ne voit pas". Dans cette série "métaphore" les plans dans le salon et les toilettes ne sont plus débullés (caméra dans un plan incliné vis à vis du sol) et les extraits qui passent à la télévisons différents. Ivitch n'aime pas le personnage de Maria dans le Metropolis de Lang qui cherche alors à fuir sa prison chez Rotwang.

Le prologue exprime l'aporie de l'opposition binaire : réalité/imagination, pensée/ non pensée, pile/face alors que l'épilogue commence avec le carton "3D- mémoire historique" où le mot mémoire s'efface au profit de malheur laissant ainsi entendre l'ambigüité de ce moyen technique dans l'histoire du cinéma.

Enlever le couple à la 3D, il reste le chien : x+3=1

Godard chausse comme bien souvent des lunettes scientifiques pour voir le monde. Les références aux mathématiques abondent : Le zéro et l'infini, la fonction infinie en tous ses points sauf en un seul où elle est égale à zéro, la fonction zêta de Riemann vue comme une infinité de zéro alignés au bord d'une plage. ll n'est alors pas impossible de le voir renoncer au langage, associé au couple, pour résoudre l'équation : x+3= 1 mise en exergue de l'exposition Voyage(s) en utopie.

"Si le face à face", répète trois fois Godard avant de terminer par "invente le langage. Si (do, ré, mi, fa sol) réplique Josette comme pour masquer l'importance de cette énonciation qui lie le langage au face à face de la relation duelle. Or ce face à face empêche de voir le monde. "Dès que les regards se prennent on ne peut plus être seul. Il y a de la difficulté à rester seul". Il faut donc rechercher de la pauvreté dans le langage pour voir pleinement surgir le monde. Et pour cela tous les moyens sont bons : vérité de l'idée et métaphore de cette vérité et surtout usage du fragment, de la structure éclatée, de l'interprétation (les formes des nuages), le rêve, le calambour, les traductions approximatives : en grec "métaphore" désigne le tramway (demander aux Athéniens !) et en russe "caméra" signifie prison.

Le x du couple, par nature insuffisant, intervient dès l'extrait de Seuls les anges ont des ailes (Howard Hawks, 1939) où Bonnie Lee (Jean Arthur) découvre que la pièce avec laquelle Geoffrey Carter (Cary Grant) joue à pile ou face est truquée. Elle n'a pas le temps de s'en offusquer car, laissant éclater sa joie, elle comprend, qu'avec ce jeu truqué, Geoffrey vient de lui révéler son amour. Le monde non A, par son titre évoque aussi que vrai ou faux ne peuvent se donner de suite et sont à la recherche d'une troisième dimension. On en trouvera un écho amusant au cours du film avec l'anecdote de Mao à qui l'on demanda si la révolution française de 1789 avait été une bonne chose, déclara qu'il était trop tôt pour se prononcer. Et c'est la même interrogation sur la versatilité du sens de l'histoire qui s'exprime dans ses leçons paradoxales avec la victoire de ceux qui ont perdu mais ont imprégné le monde de leur idéologie. Ce fut le cas pour Napoléon, vaincu à Waterloo mais qui répandit les idées de la révolution. Ce fut le cas pour Hitler. En 1933 où fut inventée la télévision, Hitler accéda au pouvoir, s'appuyant tout à la fois sur la propagande et la dictature de la technique. Il perdit mais imposa le besoin d'un chef et de certitudes (faire ce que l'on dit) d'où cet espoir aujourd'hui insensé dans l'état. Et sans doute l'histoire contemporaine ne résoudra rien avec le couple meurtre/chomage : "La société est-elle prête à accepter le meurtre pour limiter le chômage ?". En arrière plan ou sur un écran de télévision reste toujours possible la figure de Docteur Jekyll et Mister Hyde (Rouben Mamoulian )

La 3D est utilisée avec parcimonie. Il s'agirait de faire "entrer le plat dans la profondeur", de s'interroger sur le fait que, dans une glace, gauche et droite sont inversés mais pas haut et bas... Les plongées et contre-plongées génèrent des effets de figurine avec des personnages qui semblent beaucoup trop petits dans le paysage. Certaines perspectives sont trop allongées : un crayon, une clenche de porte, les jambes ou les bras d'Ivitch nous tendant des fruits. Restent quelques petits effets : le chien qui sort son museau de l'écran, les fleurs qui viennent jusqu'à nous, le ferry qui semble éloigné de ses bouées d'amarrage. On notera aussi que presque toutes ces images viennent de Trois désastres : les images superposées de la nature, du piano sur le lac Léman, le cycliste parmi les voitures, la femme aux cheveux roux pris dans l'hélice de Piranha 3D (Alexandre Aja), les plans de Byron et Shelley avec le marin ainsi que la thématique, mais en mineur, du choix entre vivre ou raconter une histoire.

Le chien reste le seul à même de voir la nature telle qu'elle est car n'étant pas aveuglé par la conscience. Encore faut-il qu'il ne regarde pas son maître. Il ne peut alors se défaire de son regard et l'aime plus que lui-même. Enlever le couple à la 3D et il reste l'éclat, enlever la communication à la 3D et il reste la communion avec la nature dont seul le chien fait l'expérience.

"Dès que les regards se prennent on ne peut plus être seul. Il y a de la difficulté à rester seul" affirme alors la voix off de Godard qui répète un peu plus loin : "Il y a de la difficulté à rester seul". C'est dire si Godard assume son cinéma expérimental qui donne à son spectateur non le plaisir de suivre une histoire mais la jouissance de l'éclat. Peut-être Godard se voit-il comme ce chien hardi qui clôt le film en s'en allant en guerre dans la forêt de signes et revient joyeusement vers nous pour en rapporter les fragments. Merci Roxy.

Jean-Luc Lacuve le 10/06/2014

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