La glace à trois faces

1927

Avec : René Ferté (Lui), Jeanne Helbling (Lucie), Suzy Pierson (Athalia), Olga Day (Pearl), Raymond Guérin-Catelain (Le soupirant de Pearl). 0h38.

"Trois femmes aimaient un homme mais lui en aimait-il une ?"
-1- Les serveurs d'un grand restaurant s'esclaffent : un scandale vient d'avoir  lieu. "Nerfs, larmes" : une femme quitte précipitamment le restaurant. "Pearl". Un homme demande aussi sa voiture et s'en va en lisant un journal financier. La femme est rattrapée par un homme âgé tout prêt à profiter de son désarroi alors qu'elle se remémore des hommes, jeunes et vieux, qu'elle du séduire avant Lui. "Je ne suis pas sur de l'aimer mais c'est un homme d'une force extraordinaire, calme et tyrannique" lui explique-t-elle. Un soir au restaurant, elle s'était faite belle pour l'accompagner mais il était resté insensible à son charme, ne pensant que finance, train en marche et au coup de fil qu'il attendait. Elle s'était énervée. Il lui avait tendu une bague mais l'avait jetée à ses pieds. Elle l'avait ramassée et enfilée à son doigt puis voulu la retirer tant elle paraissait alors soumise. Il avait sourit de sa tentative, elle avait remis la bague. Il s'était approché et elle voulu alors l'embrasser mais le téléphone sonna et une fois encore elle se retrouva délaissée. Au restaurant, il avait dit un mot à chacune des femmes présentes et l'avait encore délaissée; du coup, elle avait souris au beau jeune homme qui s'était montré très attiré par elle. Lui s'en était aperçu et lui avait dit : "Pearl vous plait, elle est  à vous". Elle n'avait eu d'autre choix que de quitter le restaurant. Il est 15h30 lui indique  un serveur. Elle s'enfuit précipitamment. A la même heure, Lui sort sa Bugatti du garage et s'amuse de la savoir affolée prendre le taxi. Il lui écrit : "Pearl, pour mon équilibre moral, j'ai besoin de prendre l'air. Vous êtes aussi démodée que votre prénom. J'en ai assez. A à après-demain". Depuis le toit du parking, il descend en virtuose les virages aux différents étages.

2- Une femme étendue sur un sofa. "Mademoiselle Athalia Roubinowitch, sculpteur". Elle rêve de lui arrivant en chapeau de paille alors que l'on discute dans son salon. Auprés d'un vieil ami artiste, elle s'enquiert de sa venue ou non. Elle l'avait rencontré alors qu'elle se promenait dans la forêt avec son petit singe en laisse. L'animal s'était échappé. Lui l'avait trouvé alors qu'il faisait une promenade en cheval. Elle l'avait invité chez elle; lui avait montré sa statue d'argile, avait essayé de le séduire. Il avait résisté; elle avait voulu le chasser mais s'était ravisée. Dans sa Bugatti, il s'arrête à un café et lui dit qu'il aimerait qu'elle vienne le chercher.

3 -Et Lucie; "Il est parfois des mois sans venir" la voir alors qu'elle lui fait toujours la cuisine quand il vient dans son pauvre logis. Un matin, à l'improviste, il l'emmène dans sa voiture pour une promenade romantique en barque, au fil de l'eau. Elle sait qu'il repartira. Arrivés près d'un restaurant au bord de l'eau où se trouvent promeneurs et baigneurs, il est à la fois charmant et cassant quand une attitude d'elle ne lui plait pas. Il reprend alors son attitude d'homme du monde, froid et méprisant.

Lui. Il fonce dans sa Bugatti et s'arrête à Montreuil-sous-bois pour envoyer un télégramme : "Lucie chérie, affaire urgent me prive de toi aujourd'hui". En fait, il s'amuse avec la fanfare et la kermesse du village. Il regarde encore le télégramme.

"Et seul..." Il fonce, effrayant les passants au bord des routes. L'une des passantes se signe. Les barrières des voies ferrées se lèvent devant lui. Il néglige les interdictions de doubler; se rit des indications de danger, roulant toujours plus vite. Une hirondelle vint le frapper de son bec. Le front ensanglanté, il s'évanouit et  la voiture vient frapper un arbre le long de la route. Éjecté, il est  mort à côté de la voiture qui flambe. Son âme s'élève par dessus les arbres et jusqu'au ciel.

Un carton reprend l'une des dernières phrases de la nouvelle : "Ainsi j'appris d'un coup que ces aveux reçus de trois femmes ne cachaient qu'un homme et que cet homme c'était lui (Paul Morand)". Lui s'avance alors vers la glace à trois faces pour y disparaitre

Epstein adapte  une courte nouvelle éponyme de six pages de  Paul Morand tirée d'un recueil, L'Europe galante. Epstein conserve la structure en quatre parties : le portrait d'un homme à travers les souvenirs de trois femmes (Pearl, Athalia et Lucie). Ce n'est que dans l'épilogue, où l'homme meurt dans un accident de voiture, que le narrateur comprend alors que les souvenirs que lui ont confiés ces trois femmes concernaient un même homme, son ami. Epstein reprend fidèlement, en guise de conclusion, une des dernières phrases de la nouvelle : "Lui, se reflète dans les trois femmes qui sont comme autant de miroirs" mais l'image rend bien plus explicite la métaphore du titre de la nouvelle.

Pearl est  méprisé, Athalia repoussée et Lucie le fatigue. Être changeant et suprêmement égoïste, insaisissable, celui dont l'âme s'élève à la fin au-dessus des arbres et jusque dans les nuages. Le dernier plan est une glace à trois faces qui saisit celui qui n'aura été que le reflet des désirs de trois femmes et qui, insaisissable, disparait.

Le mouvement par l'eau et l'automate

Le film appartient pleinement à la première avant-garde, dite impressionniste. De manière évidente avec la séquence la plus longue du film : celle de la promenade en barque avec Lucie. Cette promenade en barque n'appartient pas à la nouvelle qui se clôt sur une arrivée dans une guinguette au bord de l'eau. Cette promenade en barque où le mouvement au fil de l'eau s'accompagne pour Lucie d'un sentiment amoureux qu'elle sait devoir être sans lendemain est à la fois précurseur de Partie de campagne (Jean Renoir, 1936) et très proche des Bains à la grenouillère peints par Renoir et Monet et qui signent là le début de l'impressionnisme en peinture. Epstein raccorde avec la nouvelle dans la conclusion de cette séquence : la fin gâchée de la collation dans la guinguette par la prétention pseudo-aristocratique de Lucie à boire sa tasse de thé avec le petit doigt en l'air. Son amant prend alors un air sévère et cassant.

Pourtant, comme Gilles Deleuze l'a si bien conceptualisé, ce qui unifie l'avant-garde française face à l'expressionnisme allemand, l'école organique américaine ou l'école dialectique soviétique c'est le mouvement obtenu à partir de deux moyens privilégiés : l'eau mais aussi l'automate. Et c'est ce dont Epstein use le plus avec les mouvements de l'automobile. Cette recherche du maximum de mouvement, Epstein l'obtient avec les surimpressions de la Bugatti filant à grande vitesse sur les paysages qu'elle traverse. C'est une constante dans chacune des parties du film alors que la voiture n'apparaît que dans l'épilogue de la nouvelle. Maximum de mouvement avec le plan long de la voiture descendant des étages du garage, faisant faire plusieurs tours sur elle-même à la caméra embarquée au grès des virages successifs. Mouvement aussi des barrières des passages  à niveau qui se lèvent alors que fonce la voiture. Les surimpressions avec voiture se retrouvent aussi avec celles  du taxi qui conduit Lucie et son amant près de l'eau.

Le mouvement du montage et du récit

A ces mouvements associés à l'eau et à la voiture, se rajoutent le rythme des plans, rapides et heurtés, de part les variations de leur échelle. Les très gros plans de doigts, de visages coupés au niveau de la bouche, les inserts sur une bague ou un téléphone. Mêmes les surimpressions bénéficient d'échelles de plans différentes  dans les souvenirs des amants successifs de Pearl, ou l'apparition avec  un chapeau de paille en gros plan de l'homme qu'attend Athalia.

C'est le récit lui-même enfin qui est éclaté. La chronologie est difficile à suivre. Si Paul Morand est cité au début et à la fin, il n'est pas le narrateur qui unifie le récit : ce n'est pas le vieux séducteur qui écoute Parl, à la rigueur peut-être l'ami d'Athalia. Mais personne ne recueille les souvenirs de Lucie. Les fragments de plusieurs moments, peut-être plusieurs années, se succèdent sans explications. Ainsi des humiliations subies par Pearl, le soir de la bague jetée à terre, le soir où son amant l'offre sexuellement à l'homme qui l'a regardé avec admiration et, enfin, l'après-midi où débute le récit avec des serveurs qui s'esclaffent devant le nouveau scandale que l'homme vient de commettre. Ce scandale laisse Pearl tout en "nerfs et larmes", comme un carton vient le signaler, mais sans que nous ne connaissions la cause de la dispute.

Rarement un film aura fait preuve d'une telle modernité en dissolvant sa dramaturgie dans la recherche du maximum de mouvements. La glace à trois faces pourrait ainsi être le pendant libéral de L'hommeà la caméra. Le mouvement loin de créer un homme nouveau ne vaut que pour lui-même à l'image de l'homme, insaisissable ; ce que Paul Morand rendait d'une autre manière avec l'érotisme et des pulsions sexuelles plus explicites.

Jean-Luc Lacuve, le 6 septembre 2020.

Test du DVD

Editeurs : Potemkine et Agnès B. Juin 2014. Coffret 8 DVD. 100€

Coffret regroupant 14 films : Le Lion des Mogols, Le Double amour, Les Aventures de Robert Macaire, Mauprat, Six et demi, onze, La glace à trois faces, La chute de la Maison Usher, Mor'Vran, L'Or des mers, Les Berceaux, Chanson d'Ar-Mor, Finis Terrae, Le Tempestaire, Les feux de la mer. 100 €