1965. Une femme pénètre dans le compartiment d'un train et sort un livre de son sac qu'elle se met à lire. Elle se souvient....
... Le samedi 28 août 1931, elle avait loué une chambre dans un hôtel parisien. Il était onze heures du soir. Elle devait passer une semaine à Paris mais ne songeait déjà plus qu'à rentrer à New York et Greenwich village. Elle avait lu le programme des animations du paquebot durant la semaine de croisière du retour. Elle danse puis s'endort.
Un an plus tard à New York, le dimanche 28 août 1932 à neuf heures du soir, elle s'ennuie en jouant quelques notes de piano chez elle alors que le bruit de la circulation et de l'orage qui approche se fait d'autant plus fort qu'elle ouvre la fenêtre. Son mari, Steve, entre alors avec son journal. Il est journaliste et leur accord n'est plus ce qu'il était. Elle rêve d'intégrer le Group Theater et irait bien voir Scarface au cinéma. Lui est toujours plongé dans les faits divers horribles du quotidien. Elle l'enlace néanmoins.
Le lundi 28 août 1939 à New York à dix heures du soir. Elle est déçue de l'évolution du Group Theater qui s'est laissé compromettre par les sirènes d'Hollywood. Son travail d'ouvreuse lui convient beaucoup mieux. Deux spectateurs pour le film et le spectateur masculin s'en va.
Un an plus tard à New York, le vendredi 28 août 1940 à dix heures du soir. Elle est secrétaire d'un journaliste qui travaille dans un autre service du journal de Steve. La radio diffuse une chanson française.
New Heaven, le vendredi 28 août 1943 à dix heures du soir, dans un hall d'hôtel, un couple de bourgeois âgés, Mr. et Mme Antrobus, demande au portier de leur appeler un taxi pour aller au théâtre. Shirley est assise sur un fauteuil et Mr. Antrobus ne peut s'empêcher de regarder ses jambes, ce que lui reproche sa femme. Shirley répète son rôle de la bonne Sabina dans The Skin of our Teeth de de Thornton Wilder. Et comme dans la pièce, tout se met à se dérégler : on entend des sons de dinosaure et de mammouth, les piliers s'envolent. Dehors, c'est la tempête qu'affronteront Mr. et Mme Antrobus quand leur taxi arrive. Shirley s'adresse alors à nous pour déclarer : "Le conseil que je vous donne c’est de ne pas vous demander "pourquoi" ou "comment", mais de manger votre glace et d’en profiter tant qu’elle est dans votre assiette. Voilà ma philosophie."
New York, le mardi 28 août 1952 à six heures du matin, Shirley se réveille dans le noir. Elle est psychologiquement torturée par le maccarthysme qui va bon train. Elle ouvre le rideau et médite sur la trahison d'Elia Kazan devant la commission des activités anti-américaine. Elle lit dans le journal l'article où il se défend. Vainement selon elle.
New York, le mardi 28 août 1956 à neuf heures du matin. Shirley contemple l'animation au bas de sa rue ; elle est bientôt rejointe par Steve. C'est pour tous les deux, un rituel de début de journée de se retrouver là avec leur chien qui entre et sort. Pourtant Shirley sait que cette situation ne va pas durer. Steve est malade. Il s'inquiete de sa vision en obstruant un œil puis l'autre.
Pacific Palissades, le vendredi 28 août 1957 à six heures de l'après-midi. C'est la première fois que Steve demande à sa femme de la photographier. Elle a l'impression de se réinventer pour lui. Elle désire même être érotique pour lui.
Cap Code, le vendredi 28 août 1959 à onze heures du matin. Shirley, allongée sur son lit, lit l'allégorie de la caverne telle qu'elle est raconté par Platon dans La république (politeía). Elle s'interrompt et se tourne vers le mur quand Steve arrive. Celui-ci reprend la lecture, s'en va et c'est Shirley qui finit.
Cap Code, le lundi 28 août 1961 à sept heures du matin. Shirley la nuque reposant sur son oreiller se réveille puis va fumer une cigarette dans la pièce attenante après en avoir ouvert les stores un à un. Steve est à l'hôpital.
Albany, le mercredi 28 août 1963 à sept heures du soir. Shirley est au cinéma et regarde Une aussi longue absence (Colpi) trouvant plus dur encore pour la femme que pour l'homme, l'amnésie de ce dernier. C'est l'entracte et elle se souvient avec tristesse de Steve, mort désormais. L'entracte se termine. Le film reprend avec Trois petites notes de musique qu'interprète Jeanne Moreau.
Albany, le jeudi 29 août 1963 à neuf heures du matin. Shirley écoute à la radio le discours de Martin Luther King prononcé la veille et précédé d'une chanson de Joan Baez. Elle s'interroge sur quoi faire de sa vie : rejoindre le Living-Theater en Europe ?
Albany, le lundi 28 août 1965 à neuf heures du matin. Shirley quitte définitivement Albany. Bientôt elle s'envolera de Kennedy airport pour retrouver le living Theater à Rome. Elle semble s'éveiller d'un rêve. Dans les rêves, on ne voit jamais le soleil mais les couleurs sont toujours plus vives que dans la réalité.
Gustav Deutsch souhaite rendre hommage à la peinture d’Edward Hopper en fournissant à treize de ses tableaux un hors champ social et politique. Ainsi tous les tableaux, des années 1930 aux années 1960 sont-ils datés du 28 août, date du discours prononcé en 1963 par Martin Luther King.
Voix off et hors champ politique
Le commentaire est pris en charge, en voix off, par une actrice de théâtre qui rejoint d'abord le Group Theater de Stanislawki avant de partir rejoindre le Living Theater. Elle tolère la gentillesse de son mari ; souffre de le voir atteint d'une maladie mortelle mais est libérée par sa mort qui lui permettra de vivre pleinement sa vie d'actrice d'avant-garde.
Edward Hopper traduit le hiatus entre la solitude de vie moderne et la vie intérieure qui aspire à l'union avec la nature par une abstraction mentale et mystérieuse. Elle se trouve ici aspirée dans des considérations psychologiques personnelles réductrices et sans grand intérêt. Shirley est toujours du bon côté du manche et distribue bons et mauvais points d'engagement politique à gauche.
Le hors champ sonore est tout aussi banal : extraits introductifs de speaker de radio de différents pays énonçant quelques faits marquants de l'année puis bruits de circulation, parfois d'orage et chansons.
Une précision factice
Si le hors champ du tableau, politique ou sonore, présente peu d'intérêt, le tableau lui-même n'est guère exploré. La date de réalisation est réduite à l'année de sa réalisation et l'heure choisie est tout juste un peu plus plausible que le répétitif 28 août. Chaque séquence reprend, un instant, la pose d'un tableau de Hopper mais sans se confronter au modèle. C'est comme en catimini et sans aucune pédagogie que le tableau est approximativement reproduit, sans qu'un non-spécialiste puisse l'identifier.
En dépit des efforts sur lesquels l'auteur et sa femme se rependent dans les bonus des DVD, on est bien loin d'une vraie confrontation avec l'œuvre. Le format du film, 1.85, ne convient souvent que très approximativement au cadre des tableaux de Hopper. Ainsi des parties latérales, monochromes ou architectures (fenêtres, murs ou piliers) complète-t-ils sur la largeur, le cadre choisi par Hopper. Même chose côté lumière. "Dans les rêves, on ne voit jamais le soleil mais les couleurs sont toujours plus vives que dans la réalité" dit Shirley comme en guise d'excuse. Les tableaux sont en effet surexposés, bien loin même de l'état initial où Hopper les avait peints.
Bien davantage qu'un hors-champ anodin, on aurait préféré que Deutsch joue le jeu de la difficulté à représenter le tableau, qu'il montre l'irrémédiable difficulté de sa tentative plutôt que de nous faire croire qu'il avait réussi et, en plus, ajouté son interprétation. Lech Majewski avec Bruegel, le moulin et la croix avait en 2011 tenté aussi le concept de toile qui s’anime. Il avait au moins eu la modestie de ne retenir qu’une seule œuvre du maître flamand pour donner libre cours à son imagination.
Jean-Luc Lacuve, le 20/09/2014.