Un plan de Nocturama sur les visages de David et Sarah puis des images grossies jusqu’à l'indistinction du film, granuleuses, grises ou colorées et, en sous-titres, le texte que Bertrand Bonello adresse à sa fille Anna. Pour elle, il avait déjà réalisé Nocturama en 2014 qui se voulait un geste rapide et simple mais s'avérera long et compliqué. Elle était trop jeune pour le voir, il espère qu'elle verra celui-ci puisqu'elle a maintenant l'âge des personnages.
Une adolescente désœuvrée dans sa chambre regarde sur son ordinateur une influenceuse, Patricia Coma, présenter la météo : il fait des températures caniculaires sur la France, obligeant chacun à rester confiné chez soi. Patricia Coma prétend que sa chaine "vous apprendra à mieux vivre". L'adolescente écrit un mail à Patricia lui demandant de la conseiller sur une affaire très personnelle. Elle imagine des intrigues de soap-opera avec ses poupées Barbie : Nicholas vient annoncer à Shannon que Scott a embrassé une autre femme. Dans une autre vidéo de sa chaîne, Patricia vente un étrange jeu électronique appelé "Révélateur" censé apprendre à tout un chacun comment mémoriser des séquences de couleur mais qui, en étant toujours gagnant, prouve l’absence de libre-arbitre. L'adolescente, les yeux bandés et toujours gagnante, s'en inquiète auprès de son amie, Tess au téléphone.
Le Révélateur agit aussi comme un hypnotiseur. L’adolescente s'endort et se rêve dans une étrange Free zone aux allures de forêt obscure, sortes de limbes ou de dark Web où errent des silhouettes inquiétantes. Elle y rencontre Patricia qui s'inquiète surtout de savoir si elle a acheté le révélateur sur sa chaîne.
Le lendemain, L'adolescente téléphone à Tess pour lui faire part de son rêve. Tess, qui voulait aussi lui raconter son rêve, coupe la conversation et rejette tout nouvel appel. L'adolescente reprend une vidéo où, cette fois, Patricia Coma vente un mixeur de cuisine "pour obtenir une soupe chaude mais avec des légumes crus" où il est tentant d'y mettre la main. L’adolescente va dans la cuisine et regarde le mixeur qu'elle a probablement acheté sur la chaine de Patricia. En enlevant le bouchon elle atteint les lames du mixeur. Elle prend un couteau pour le pointer de coups rapide entre ses doigts mais retire la main de peur de se blesser. Elle s’accroche alors le poignet avec une bande adhésive et donne un coup brusque.
L'adolescente est dans les limbes et discute avec Patricia sans oser lui poser sa question intime. Patricia disparait brusquement.
L'adolescente regarde d'autres chaines de Patricia, donnant des cours d'Allemand, dansant dans un café, allongée sur son divan. Elle imagine de nouvelles intrigues pour ses poupées barbies. Scott nie avoir de l'intérêt pour Barbara et ne veut pas que Shannon le quitte; il énonce des sentences de Trump. Scott raconte à sa sœur, Ashley, qu’il ne sait qui choisir entre Barbara et Shannon. Ashley, n'en a que faire et lui demande de la baiser tant elle s'ennuie.
L'adolescente et ses amies discutent en zoom des pires serials killers. Soudain, Tess est attaquée par un homme qui a surgi derrière elle. L'adolescente la rappelle en vain et ses amies n'ont pas plus de succès
Shannon se dit perdue, interprété par tant d'actrices et accusée de meurtre. Elle va voit son psychanalyste qui lui conseille de n'écouter qu'elle. Les autres il s'en fiche, puisque c'est elle qui le paie. Les caméras de vidéos surveillance ont perdu la trace de l'Adolescente.
L’adolescente est dans la Free zone, elle retrouve Tess qui lui dit avoir été agressée par un homme qui a tenté de la violer, elle s'est débattue et est tombé du sixième étage. Elle est morte sur le coup.
Sur des images de dérèglement climatique (Palmiers balayes par les orages, banquise s'écroulant, feu de lave, savane en feu...), Bertrand Bonello reprend la lettre à sa fille et lui dit "Il n’y a pas de monde d’avant et de monde d’après comme on l’entend souvent. Il y a toi dans ce monde, et c’est ça qui compte". Il l'invite à rejoindre les limbes (du latin limbus, « marge, frange ») un lieu situé aux marges de l'enfer contemporain qu'elle pourra rejoindre bientôt, armée de son regard et de sa personnalité spécifique.
Coma est une lettre adressée par Bertrand Bonello à sa fille pour qu'elle se préserve des formes d'images et de discours dominants qui endorment. Il souhaite qu'elle préserve son identité dans les marges avant de rejoindre plus tard l'enfer du monde.
Pour mieux lui parler, Bonello prend le risque de se confronter à l'imaginaire d'une adolescente en mixant tous les régimes d’images auxquels elle est confrontée. Le danger étant que chacun deux absorbe l’individu (sa fille ou le spectateur) dans un coma qui l’empêchera de poser son propre regard sur le monde. La multitude d’influence auxquelles l'adolescente est confrontée est à la fois dangereuse mais aussi salvatrice qui empêche de se soumettre à un rêve unique dans lequel s’enfermer.
La description d'un imaginaire complexe, contemporain rejoint les préoccupations de Chris Marker et Alain Resnais et ancre plus que jamais Bonello au sein du cinéma mental, dont il est aujourd’hui le représentant le plus aigu (à défaut d’être le plus aimable).
Un film de confinement.
La Lettre à Anna qui ouvre le film est une commande de la Fondation Prada pour l'art contemporain de Milan en réponse à la problématique posée durant la pandémie : "Comment faire un film sans tourner ?" C'est ainsi sur des images fortement grossies, presque non reconnaissables de Nocturama, mais rythmées par la musique de Bertrand Bonello, que débute film.
Réalisé pendant la pandémie avec des moyens artisanaux les plus hétéroclites, le film mélange différents types d'images ; stop motion avec poupées barbies voix de comédiens et rires préenregistrées, dessin-animé, conversation au téléphone ou par zoom, filmage en midiDV, chaine You-Tube créée pour l'occasion, images de vidéo-surveillance, archives (Deleuze ou documentaire sur le réchauffement climatique).
Les rêves d'une jeune fille
Ce montage pop et ludique contrebalance la violence du sujet. Bonello prend le risque, et nous le fait prendre, d’entrer dans le rêve d'une jeune fille. Il nous avertit du danger en recadrant, grossi le filmage de la conférence "Qu’est-ce que l’acte de création ? de Gilles Deleuze en 1987 :
"...la grande idée de Minnelli sur le rêve, il me semble, c’est que le rêve concerne avant tout, ceux qui ne rêvent pas ; le rêve de ceux qui rêvent concerne ceux qui ne rêvent pas, et pourquoi cela ça les concerne ? Parce que dès qu’il y a rêve de l’autre, il y a danger. A savoir que le rêve des gens est toujours un rêve dévorant qui risque de nous engloutir. Et que les autres rêvent, c’est très dangereux, et que le rêve est une terrible volonté de puissance, et que chacun de nous est plus ou moins victime du rêve des autres, même quand c’est la plus gracieuse jeune fille, même quand c’est la plus gracieuse jeune fille, c’est une terrible dévorante, pas par son âme, mais par ses rêves. Méfiez-vous du rêve de l’autre, parce que si vous êtes pris dans le rêve de l’autre, vous êtes foutu.
Ce monde anxiogène est dominé par les influenceuses. Le révélateur pourrait tirer son nom du fait qu’il dévoile la réussite de la société de consommation : chaque fois que l'on voit quelque chose briller, on l’achète, on gagne donc à tous les coups et s’enfuit alors le libre-arbitre. Lorsque l’on a accès à tout, est-ce qu’on est libre ?
Le résultat évoque Level Five (Chris Marker, 1996), qui mixait déjà les niveaux de perception engendrés par la technologie ou les mondes étranges et inquiétants de Inland Empire de David Lynch, y compris la séquence des lapins, proche de celle, ici, des barbies. Les citations de tweets célèbres de Trump et les rires préenregistrés à contretemps dans les échanges verbaux entre les jouets, avec les voix de Gaspard Ulliel, Anaïs Demoustier, Laetitia Casta et Louis Garrel, sont irrésistibles et offrent un contrepoint humoristique bienvenu à cet éblouissant mais ardu film mental.
Jean-Luc Lacuve, le 20 novembre 2022.