(1912-1956)
|
|
Expressionnisme abstrait |
Jackson Pollock a produit plus de 700 œuvres, peintures achevées, essais peints ou sculptés et dessins. Sur certains de ses tableaux, dès 1947, Pollock déverse la peinture directement du pot, et en contrôle la fluidité et l’épaisseur des lignes (pouring : déversement) ou l’égouttement (dripping) de la peinture sur des toiles posées à plat : « Je ne tends pratiquement jamais ma toile avant de peindre. Je préfère clouer ma toile non tendue au mur ou au sol. J'ai besoin de la résistance d'une surface dure. Au sol je suis plus à l'aise. Je me sens plus proche du tableau, j'en fais d'avantage partie; car de cette façon, je peux marcher tout autour, travailler à partir des 4 côtés et être littéralement dans le tableau. C'est une méthode semblable à celle des peintres Indiens de l'Ouest qui travaillent sur le sable. » Cette opération qui consiste à travailler à l'horizontal opère une rupture singulière dans les pratiques culturelles de l'image.
Stenographic Figure | 1943 | New York, MoMa |
No.5, 1948 | 1948 | Collection particulière |
Rythme d'automne | 1950 | New York, Metropolitan |
One : Number 31, 1950 | 1950 | New York, MoMA |
Lavender Mist | 1950 | Washington, National Gallery of Art |
Convergence | 1952 | Buffalo, Albright-Knox Art Gallery |
Jackson Pollock naît dans l'Ouest américain. Il est le plus jeune
de cinq garçons. La famille change huit fois de domicile entre 1912
et 1928, en Californie et en Arizona notamment. Sa mère, Stella, dominatrice,
surprotège son petit dernier, bien qu'elle aurait préféré
avoir enfin une fille... Les initiatives de Stella ne coïncident pas
avec les moyens et le savoir-faire de son époux. Celui-ci, après
des années de galère dans ses diverses entreprises agricoles,
se voit contraint de trouver du travail sur des chantiers éloignés
du toit familial. Il deviendra alcoolique, et ses cinq garçons aussi.
Jackson restera timide, parlant très peu en public ; il est mal à
l'aise, voire brutal, avec les femmes.
En 1927, Jackson suit les cours de la High School de Riverside (Californie)
avec difficulté ; il quitte d'ailleurs le lycée en 1928 sans
avoir achevé ses études secondaires. En septembre, il s'inscrit
à l'école des Arts manuels, mais il en est renvoyé pour
avoir critiqué, dans un journal étudiant, l'enseignement qui
y est dispensé. Il partage des convictions d'extrême-gauche et
entend parler d'un art muraliste de gauche. Cela ne l'empêche
pas de se frotter à la théosophie de Krishnamurti.
En juin 1930, il est emmené par un de ses aînés, Charles,
au Pomona College en Californie pour y voir des fresques peintes par Orozco.
En septembre, il s'installe avec ses frères Franck et Charles à
New York. Il s'inscrit à l'Art Students League of New York pour suivre
des cours donnés par le peintre réaliste Thomas Hart Benton.
Il rencontre José Clemente Orozco, dont il a découvert l'uvre
murale peu avant, et qui travaille avec Benton à la réalisation
de fresques. Durant les deux années qui suivent, il se réinscrit
aux cours de Benton en classe de peinture murale, puis en modèle vivant
et composition murale. Dans cet enseignement, l'accent est mis sur l'expression
du volume dans le dessin au trait hachuré, comme dans les dessins de
nus de Michel Ange. Par ailleurs, Benton propose des solutions de composition
picturale sous forme de graphiques que Pollock retiendra et sur lesquelles
il reviendra toute sa vie.
Son père meurt en 1933 d'une crise cardiaque. Durant le printemps et
lété, Jackson continue à se former à la
sculpture et travaille avec le tailleur de pierre Ahron Ben Shmuel.
Dans les années de crise économique, avec la politique du New
Deal de Roosevelt, le Federal Art Project de la WPA soutient les artistes
tant dans la création que dans l'enseignement. La composition murale
est une des façons d'intégrer l'artiste à la société
et de nombreuses commandes de décoration d'édifices publics
leur sont passées par la WPA. À partir de 1935, Pollock bénéficiera
de ce soutien aux artistes. D'abord admis dans la section « peinture
murale », Pollock en est exclu pour absentéisme en 1938. Il est
réintégré dans la section « peinture de chevalet
» et il en bénéficie jusqu'en 1942. La réflexion
sur le format sera ainsi au cur de ses recherches.
En 1940, Pollock passe par l'atelier de David Alfaro Siqueiros, où
sont réalisées collectivement des bannières et des sculptures
de char pour la manifestation du 1er mai. C'est dans ce contexte qu'il découvre
l'aérographe, le pochoir et le goût pour la recherche de matières
(en particulier avec les peintures industrielles) et des techniques nouvelles.
En février 1937, après la lecture de « Primitive Art and
Picasso », Pollock fait la rencontre de l'auteur de l'article : John
Graham (de son vrai nom Dombrowski, .véritable gourou dans le milieu
new-yorkais). Celui-ci, embauché par la directrice de la collection
Guggenheim parle à Jackson de son uvre favorite, une peinture
de Picasso, datant de 1932, Jeune Fille devant un miroir, très graphique
et comme fragmentée en facettes. Ce tableau avait été donné par Mrs.
Simon Guggenheim au Museum of Modern Art (MoMA), lorsqu'Alfred Barr ouvre
le musée en 1929.
Les années 1938-1946 donnent ainsi à Pollock l'occasion de se
frotter à son « maître » d'alors : Pablo Picasso.
De nombreuses proximités entre les deux artistes ont été
repérées, ainsi qu'avec Miro, Masson et Hans Hofmann par Ellen
G. Landau. L'exposition de Guernica, à partir de mai 1939, à
la Valentine Galerie, puis, à l'automne, la rétrospective Picasso
(avec Les Demoiselles d'Avignon et la fameuse Jeune Fille devant un miroir),
au MoMA, sont les temps forts de ce moment d'émulation où Pollock
dessine beaucoup. Il accumule les figures dessinées avec une ligne
expressive (Studies, Number 114). Elles évoquent des entités
protéiformes, des Minotaures de Picasso (la revue Minotaure avec la
couverture de Picasso date de 1939), des figures hybrides surréalistes
(la mode est à L'Interprétation des rêves de Sigmund Freud),
et où se mêlent des références aux sculptures des
Indiens de la côte Ouest. Tout ce bestiaire se retrouve, souvent filiforme,
dans les dessins et les peintures datés des années
1938-1943.
En décembre 1937, Pollock suit une cure de désintoxication et
commence une thérapie, la première d'une longue série,
avec un psychanalyste formé directement auprès de Carl Gustav
Jung, Joseph Henderson.
En 1937, Pollock se passionne toujours pour l'art primitif qui, selon Graham,
repose sur des « émotions spirituelles ». Ce point est
très important pour l'artiste dans sa pratique plus que jamais expressionniste.
La contemplation de l'art des Indiens d'Amérique du Nord, en particulier
lors de l'exposition « Indian Art of the United States », (commissaire
René d'Harnoncourt), au MoMA en 1941, est décisive pour son
évolution. Il fera plus tard allusion aux sculptures Kwakwaka'wakw,
dont l'un des « totems » gigantesques ornait l'entrée du
musée à cette occasion. Le travail d'interprétation de
ses propres dessins, entrepris avec son analyste junguien, Henderson, trouve
aussi un écho dans leurs discussions où ils évoquent
les sculptures indiennes qui passionnent Henderson tout autant que Pollock.
Durant l'exposition, des démonstrations de peintures de sable (et aussi
avec des pollens, des pétales ou de la farine) sont réalisées
par des artistes Navajos. Les peintures exécutées au sol sont
cernées par un cadre ou « gardien ». Dans la pratique chamanique,
le membre de la communauté qui est soigné est ensuite placé
au centre de cette peinture. Puis celle-ci est détruite : elle sert
à frotter le malade puis est jetée loin du village. Hubert Damisch,
dans le catalogue de 1982, y fait référence mais de manière
non explicite pour interpréter la démarche de Pollock. Selon
cette conception, c'est l'action de réaliser la peinture et non l'objet
peinture qui est essentiel. L'expression « action painting » tient
compte de cette référence, mais a vu son impact considérablement
amplifié après la diffusion du film de Hans Namuth, en particulier
dans les écoles d'arts des États-Unis, dans les années
1950.
Birth, 1942 : des fragments de figures déformées et stylisées
réassemblés verticalement comme un totem composent la première
peinture de Pollock visible dans une exposition collective, « American
and French Painting », en janvier 1942, organisée par J. Graham
(avec aussi des peintures de Lee Krasner). L'intrication des figures fragmentées
est alors le premier pas vers ce qui deviendra ensuite l'accumulation de figures
par superposition, sous forme de « voiles » superposés,
et leur disparition totale dans les drippings. Cette thèse est reprise
par Donald Wigal dans Jackson Pollock : l'image dissimulée. Un exemple
évident de dissimulation a été relevé par Karmel
: le « tableau » inscrit au centre de Guardians of the Secret
(1943). Retourné, il présente de nombreuses figures filiformes
comme certains dessins de Picasso de la fin des années 1930. En position
normale, les gardiens, monumentaux, sont assez bien identifiables mais le
tableau au centre est devenu « abstrait ».
À cette exposition, Lee Krasner (re)découvre Pollock, l'homme
et l'artiste, et tombe amoureuse des deux. Quelques mois après, ils
vivent ensemble, chez Lee, en gardant chacun leur atelier. C'est à
partir de cette date que Lee favorise des rencontres entre Pollock et Clement
Greenberg, ainsi qu'avec leur professeur à tous les deux, Hans Hofmann.
Willem De Kooning est aussi de la partie.
Au printemps 1943, Pollock participe, avec une uvre importante, Stenographic
Figure, à une exposition qui va compter pour son avenir. Il est retenu
avec 35 jeunes artistes, presque tous américains, dans l'espace de
The « Art of This Century » Gallery, la « galerie-musée
» ouverte par Peggy Guggenheim en octobre 1942. Parmi les membres du
jury, on trouve James Johnson Sweeney (qui deviendra bientôt directeur
de la section peinture et sculpture au MoMA), et Piet Mondrian (qui aurait
dit, devant Stenographic Figure : « J'essaie de comprendre ce qui se
passe... Je crois que c'est la chose la plus intéressante que j'aie
vue jusqu'à présent en Amérique. ») Duchamp, dans
ce jury composé de sept membres, émet lui-aussi un avis favorable
! Pollock, aidé par Lee, décroche ensuite, toujours auprès
de Peggy Guggenheim, un contrat de 150 dollars versés mensuellement
et sa première exposition particulière, qui a lieu du 9 au 27
novembre.
L'année 1943, des peintures qui deviendront des uvres-clés
manifestent le bouillonnement créatif de Pollock : Guardians of the
Secret, The Moon Woman cuts the Circle, The She-Wolf et Stenographic Figure...
En fait, toute une figuration d'images intimes que Pollock tient le plus à
refouler en en brouillant la lisibilité, quitte à retourner
à 180° le tableau en cours d'exécution. Il ne se sent plus
contrôlé ni par les mythes ni par les archétypes. D'ailleurs,
le titre de l'uvre n'arrive qu'ensuite, avec des amis ou des visiteurs.
En novembre 1943, le succès se profile à l'horizon mais il est
encore loin. Il n'y a que quelques ventes (on est en pleine guerre), les critiques
sont plutôt négatives, mais on y apprécie le caractère
américain, fait nouveau, alors que l'art européen domine encore
le marché. Peggy lui commande aussi Mural (« Tous les animaux
de l'Ouest américain », dixit Pollock, pour sa maison (janvier
1944). Mural est, pour la première fois, présenté au
public au MoMA en avril-mai 1947, à l'exposition « Large Scale
Modern Painting ». En mai 1944, un premier tableau de Pollock est acheté
par le MoMA : She Wolf.
Les peintures murales de type dripping de Jackson Pollock ne rencontrent que des réactions mitigées lorsqu'elles font leurs débuts à la galerie de Betty Parsons de New York en 1948. Les ventes sont faibles et les critiques se montrent souvent sceptiques. Il boit moins depuis son déménagement à Springs, et presque plus après l'automne 1948 grâce aux tranquillisants, l'hypnose (la remontée des souvenirs), les promenades, de très nombreux invités cultivés et, avec le boom économique, les premières ventes sérieuses. Des toiles de grande ampleur (mais aussi de nombreuses de format plus « vendable », 78 x 57 cm par ex.) et d'un rythme complexe « all over » surprennent favorablement un nombre croissant de critiques
Pourtant, un an plus tard, un article du magazine Life présente Pollock, les bras croisés et la cigarette pendue aux lèvres, debout devant l'une de ses toiles avec pour légende sous la photo la question: "Est-il le plus grand peintre vivant aux États-Unis?"
Pollock est alors le premier peintre américain de l'expressionnisme abstrait à être connu du grand public en raison de l'écho qu'il rencontre dans la presse. Il est à l'apogée de son succès en 1950.
Il est sélectionné avec un groupe d'artistes américains
pour représenter les États-Unis à la Biennale de Venise.
Il accumule les uvres majeures avec drippings et pourings sans jamais
se répéter. La figuration qui apparaît encore dans des
peintures de 1948 réalisées par le déversement contrôlé
d'un fil de laque, apparaît toujours en 1949 dans les figures raclées
au couteau à peindre dans plusieurs toiles fraichement peintes en drippings,
dont Out of the web: Number 7.1949. L'intensité du travail et les contraintes du succès
s'accumulent en 1949 et 1950. Il réfléchit avec le sculpteur-architecte
Tony Smith (sculptor) et avec l'architecte Peter Blake à l'articulation
de ses peintures monumentales, murales, avec l'espace architectural.
À la fin de l'été et durant l'automne 1950, le photographe
Hans Namuth réalise des séries de photographies de l'artiste
en action. En noir et blanc, le faible éclairage naturel fixe le «
bougé » de l'action.
L'idée que l'action de l'artiste
est essentielle, cette idée était dans l'air depuis longtemps. On retrouve souvent cette référence au lieu de l'action artistique
comme s'il s'agissait d'une arène dans les années 1930, au double
sens du mot : la surface couverte de sable (la tauromachie, le culte de Mithra)
et le lieu où l'on risque son honneur, voire sa vie en s'exposant.
La pratique artistique des années 1930, littéraire et picturale,
s'est souvent engagée à exposer, de manière transgressive,
l'intime et les fantasmes de l'auteur. Dans les années 1930 aussi,
ce fut le cas en France avec les écrits de Leiris (L'Âge d'homme)
et de Bataille, et avec les peintures de Picasso et de Masson. Ces uvres
étaient connues aux États-Unis. Cette conception de la pratique
artistique où l'essentiel réside dans l'action risquée,
l'exposition de soi dans l'arène, fut reprise dans ce pays par le critique
Harold Rosenberg (The Tradition of the New, 1955) lorsqu'il a créé
l'expression « action painting » (première publication
dans l'article de 1952 « The American Action Painters »).
La suite logique aux photographies de l'artiste en action fut, pour Hans Namuth,
la réalisation d'un film en couleurs (avec un solo à la contrebasse
de Morton Feldman). En fait, il y eut deux films tournés en octobre
et en novembre 1950. Pollock y est amené à jouer son propre
rôle en train de réaliser deux peintures, l'une, sur toile, prise
à distance, et l'autre, sur verre, le verre étant nécessaire
pour que le spectateur puisse voir le peintre en action et la peinture dans
le même plan fixe.
Le film terminé,
Pollock se remet à boire, et retourne le tableau de verre, à
lextérieur de l'atelier, pendant des mois.
Pollock souhaite ensuite s'épanouir à l'intérieur de
sa langue personnelle, avec les drippings et celle antérieure aux drippings.
« Je pense que les non-objectivistes trouveront ça perturbant
», selon ses propres termes, début 1951 ; il réintroduit,
de manière bien visible, ces figures qui étaient auparavant
« voilées » dans les nappes de motifs tracés en
l'air au dessus de la toile. Il reste très proche d'Alfonso Ossorio
et de Tony Smith (1912-1980) et suit leurs conseils de se renouveler. Sur
du papier japon offert par Smith, il dessine à l'encre en jouant
sur le report de l'encre d'une feuille sur l'autre, placée dessous
et réalise au moins une sculpture. Il se réfère
aussi au livre de D'Arcy Wentworth Thompson, Croissance et forme de 1917,
qui présente le tracé de nombreuses formes simples.
En 1951, Pollock commence à dessiner sur toile avec des seringues,
les traits sont donc d'une très grande longueur, équivalents
à un trait de crayon. Greenberg reste très enthousiaste pour
les peintures à figures noires de l'exposition de 1952, loue leur charge
maximale avec des moyens minimaux, leur poudroiement dématérialisé,
à la différence de la recherche de matérialité
qu'il percevait en 1949. Après quoi Pollock se remet à expérimenter
des effets de nappe de peinture épaisse ou fluide, des frottis, et
se joue des fusions entre matières : c'est ce que l'on voit dans The
Deep (1953).
Après une année 1951 où le noir dominait, il réintroduit
la couleur au pinceau à partir de Portrait and a Dream en 1953. (À
ce moment, Greenberg a « lâché » Pollock.) Les titres
continuent de faire référence aux rituels, à ses actes
symboliques et les figures totémiques rythment la surface : Easter
and the totem, Blue Poles ; titres demandés par son nouveau galeriste,
Sidney Janis. Sa dernière toile Search est typique de cet esprit de
recherche, où la couleur est dominante. Pollock n'a que peu produit
(mais avec constamment de nouvelles pratiques) durant les dernières
années de sa vie.
Il se tue dans un accident de voiture le 11 août 1956 dans la petite
ville de Springs, située à Long Island dans l'État de
New York. Il était ivre et roulait très vite. À bord
de la voiture, sa compagne Ruth Kligman survivra à l'accident alors
qu'Edith Metzger, une amie de Ruth trouvera la mort.