Les égarés

2003

Avec : Emmanuelle Béart (Odile), Gaspard Ulliel (Yvan), Grégoire Leprince-Ringuet (Philippe), Clémence Meyer (Cathy), Jean Fornerod (Georges),Samuel Labarthe. 2h00.

Juin 1940. Les troupes allemandes arrivent à Paris. Odile, une institutrice veuve, succombe à la panique générale, quitte la capitale et se joint à l'exode pour la province avec ses deux enfants. Philippe est au début de l'adolescence et la petite Cathy sait seulement qu'ils partent en direction du Sud. Après cinquante kilomètres, ils sont victimes d'une attaque aérienne des Allemands. Odile et ses enfants perdent tout. Un jeune homme rasé arrive de nulle part et les emmène loin de ce carnage. Son nom est Yvan, il a dix-sept ans. Il trouve une maison abandonnée. Sans radio ni horloges, coupés du monde extérieur, ces quatre êtres vont apprendre à se connaître et à dépasser leurs limites.

Le sujet des Egarés ressemble d'assez près à celui comédies sentimentales américaines classiques : comment un homme et une femme que tout oppose finissent-ils par s'aimer ? L'originalité des Egarés ne tient pas davantage dans l'immersion de l'aventure amoureuse au sein d'un contexte historique chargé, thème cette fois de nombreux drames sentimentaux (La croisée des destins, Senso, Le dernier métro...). Les plans d'archives en noir et blanc utilisés dans le film attestent de l'authenticité de l'exode. Mais la fonction émotionnelle de ces images d'archives va bien au delà de leur nature de preuve historique.

Les images initiales sont en effet trois variations sur la chute des corps (des murs, des chevaux, puis des hommes). Leur caractère lyrique, renforcé par leur diffusion muette, en alternance avec un générique sur fond musical, prépare au premier plan, magistral, du film.

C'est en effet par un long travelling que débute le film. Alors qu'en incrustation apparaît la date du 10 juin 1940, le cadrage, amorcé en plan d'ensemble du long défilé de l'exode des parisiens, se prolonge par des arabesques en plans moyens ou rapprochés sur plusieurs familles avant de se clore sur le visage d'Odile.

Un même travelling conclura le film. Partant cette fois d'Odile assise, il se clôture sur l'homme à la truelle après être passé sur une infirmière et des hommes portant une planche de bois.

On ne saurait mieux dire cinématographiquement à quel point l'aventure du film tient tout entière dans l'exclusion du collectif pour se concentrer sur le corps et plus précisément sur le visage d'Odile.

Il n'est en effet probablement pas absurde de se demander si le projet de Téchiné n'est pas d'animer les traits d'Emmanuelle Béart qui promène presque constamment son beau visage neurasthénique et désenchanté sur un quotidien qui lui échappe. Il faut pour cela franchir le pont ou, plus exactement, entrer dans la forêt enchantée. La frontière est marquée de façon inoubliable par l'opposition entre les champs de blé ocre et les feuillages verts. Cette rupture est préparée d'une part par un plan de grue amorcé en gros plan sur les blés avant de découvrir le défilé des réfugiés puis par un plan des feuillages menaçants lorsque la voiture traverse une forêt la nuit. La rupture trouve sa première occurrence dans la scène qui suit le mitraillage de la colonne des réfugiés. Yvan, elfe surgit de nulle part, entraîne à sa suite d'abord Philippe fuyant le bombardement dont on suit le cheminement à travers les blés puis toute sa famille qui cherche refuge sous les arbres. Cette rupture plastique est totalement assumée au point de délaisser l'intérêt dramatique du sort des autres réfugiés que l'on ne reverra plus jamais.

L'entrée dans la forêt enchantée n'est pourtant pas suffisante, il faut découvrir "le locus amoenus", le verger royal ou le jardin d'amour, cher aux poètes du Moyen-âge (1). Celui-ci ne s'atteint qu'après avoir franchit d'abord une rivière à gué. Ce franchissement perçu comme difficile par le quatuor des personanges, est symboliquement marqué par Téchiné d'une part à l'aide de la musique et, de façon nettement plus originale, par la voix off de la petite fille qui narre son aventure sous forme de conte. Avant d'atteindre la maison, que l'on ne découvre que lentement et d'abord par le regard de la famille, il faudra aussi traverser une prairie enchantée par un lapin bondissant et le bâton dressé par Yvan comme repère. Au abord de ce jardin miraculeux règne aussi la mort, un aviateur allemand décédé depuis plusieurs jours.

La nature sera donc le catalyseur de l'amour. Non pas certes à la façon Hamilton mais comme autant de rimes d'un poème qui finissent par entêter aussi bien les personnages que le spectateur. Ainsi de l'ouverture de la fenêtre sur les feuillages rouge et vert dans lesquels joue le vent, ainsi la promenade au bord du ruisseau vers la cabane construite pour Cathy, ou les échappées dans la nature pour ramener du gibier.

Le locus amoenus n'est toutefois pas tant la maison que l'espace circonscrit à sa périphérie, centré sur le petit lavoir et qui va du porche de la maison au petit chemin qui s'enfonce dans la forêt. Car si la maison enferme le quatuor, elle définit davantage la règle de leurs relations qu'elle ne les aide à les faire évoluer. Chacun règne sur une ou plusieurs pièces et les intrusions dans le domaine des autres sont autant de petits drames. Yvan règne sur le jardin et les tentatives de Philippe de gagner son amitié, si elles peuvent fonctionner dans la chambre (découverte des armes), ne peuvent se perpétuer dans la nature sauvage où il refuse de rompre le serment fait à sa mère et trahit par ce fait le jusqu'au boutisme de l'amitié proposé par Yvan qui tient à récupérer son pistolet. La tentative de séduction enfantine de Cathy sur Yvan lorsqu'elle vient le rejoindre dans sa chambre n'aura pas plus de succès. Cette scène, combinant l'enchantement et la mort condense magnifiquement tout Jeux interdits. Les rapports des enfants à leur mère sont de l'ordre du rappel à la réalité. Cathy empêche sa mère de pleurer lorsqu'elle pénètre par surprise dans sa chambre, et Philippe empêche celle-ci de s'évader dans le rêve aussi bien par ses bains prolongés que dans la lecture des lettres du chef d'orchestre juif, propriétaire de la maison. Censure d'Odile sur Yvan encore lorsqu'elle rentre dans sa chambre pour confisquer les armes. De plein pied avec le jardin, la cuisine et le salon permettent de faire évoluer les rapports d'Yvan et d'Odile, la cuisine lieu où se joue le passage du vouvoiement au tutoiement et la demande en mariage et le salon où la séance d'écriture se résume à répéter le nom des futurs amants.

Il faudra en effet l'arrivée des soldats pour qu'Odile s'aperçoive qu'Yvan lui a fait tarverser le monde de la morale et de ses interdits pour la ramener à la vie. Ces soldats, malgré leur gentillesse et leur attention représentent le retour des responsabilités : rappel à l'ordre du père jusqu'à aussi absent physiquement que symboliquemnt, photo de la famille. Odile ne rêve alors que de retrouver Yvan et ne peu que constater son absence au bout du chemin. Dès son retour, ils feront l'amour de cette manière particulière, la seule qu'ai pu connaître Yvan en prison parmi les garçons de son âge.

La fin de l'histoire ne fera que marquer définitivement la nature d'ange d'Yvan. S'il tenait tant à son arme, c'est que, comme son camarade, il se savait incapable de supporter le retour à la prison. Et lorsqu'on le ramène à Odile dans son habit blanc, ce n'est qu'un condamné en puissance qui sait qu'il n'est déjà plus de ce monde.

(1) Legros: "Du verger royal au jardin d'amour : mort et tranfiguration du locus amoenus, Actes du colloque d'Aix-en-Provence, 1992.

Jean-Luc Lacuve