1947. Lora Meredith veut être actrice. Veuve, elle élève sa petite fille Susie avec l'aide d'Annie, une jeune femme noire qu'elle a recueillie. Sarah Jane, la fillette d'Annie, souffre d'autant plus de ses origines qu'elle est blanche de peau comme son amie Susie. Cela ne va pas sans créer quelques problèmes supplémentaires à Lora qui se fraye un chemin vers la gloire avec l'aide d'Allen Loomis, son imprésario. Mais c'est l'écrivain David Edwards qui fera d'elle une grande vedette. Steve Archer, un jeune photographe qui a porté secours à Lora lorsqu'elle cherchait du travail, sera la victime de la réussite de sa protégée. Il l'aimait, voulait l'épouser mais elle lui a préféré le succès et David.
Dix ans ont passé. 1958. Lora semble lasse de n'exister qu'au travers des personnages qu'elle incarne. Elle sent aussi que Susie a besoin d'une affection dont la fidèle Annie a été plus prodigue qu'elle-même. Cette dernière voit avec désespoir Sarah Jane se détacher définitivement d'elle pour vivre, en se faisant passer pour blanche, une carrière de danseuse dans des spectacles minables.
Steve a repris contact avec Lora et celle-ci comprend enfin ce que représente pour elle ce fidèle compagnon de route : un amour vrai, sûr.
Malade, épuisée d'avoir sans cesse tout sacrifié à ceux qu'elle aime, Annie meurt. Aux grandioses obsèques dont elle avait rêvé toute sa vie, se trouveront réunis Sarah Jane, redevenue pour toujours la fille d'une femme noire, Lora, Steve et Susie enfin prêts à affronter les réalités de la vie, conscients que seuls l'amour et l'affection ne sont pas des mirages.
Lorsque Sirk accepte la proposition de la Universal d'adapter de nouveau le roman de Fannie Hurst, après la version de Stahl en 1934, c'est, dit-il, séduit par le titre : imitation of life. Certes Sirk avance en terrain relativement connu ayant déjà fait un autre remake de Stahl avec Le secret magnifique. Il sait aussi que la Universal et la star qu'on lui propose, Lana Turner, sont au creux de la vague et qu'il va donc avoir toute latitude pour modeler un mélodrame conventionnel dans une forme où la couleur et les reflets dans les glaces diront tout ce qui conduit parfois à préférer l'imitation de la vie à la résignation à rester à sa place, naturelle ou sociale.
Imitation, images, mirage de la vie
Sirk garde le titre du roman de Fanny Hurst tout comme l'avait fait John M Stahl dans Images de la vie en 1934 (seuls les titres français varient). Pourtant l'imitation de la vie que condamne la romancière dans son livre est bien loin de ce que Sirk expose : la force d'aller jusqu'au bout de soi-même.
Dans le roman de Fannie Hurst (1933) comme dans le film de John M. Stahl (1934), l'héroïne, Bea Pullman, est une chef d'entreprise. Elle vend des crêpes à Atlantic City et s'associe à une femme noire, Delilah, qu'elle a recueillie avec sa fille Jessie... et qui a une recette extraordinaire. Dix ans après, Bea tombe amoureuse d'un riche savant, Steve Archer. Elle doit annoncer son mariage à sa fille qui rentre du collège pour les vacances. Elle ne peut le faire car elle doit partir avec Delilah à la recherche de Peola qui disparue pour vivre sous l'identité d'une blanche. A son retour, Bea s'aperçoit que sa fille Jessie est tombée amoureuse de Steve alors que Delilah se meurt. Peola rentre trop tard et se jette sur le cercueil de sa mère s'accusant de l'avoir tuée. Bea convainc Steve de repousser leur mariage jusqu'à ce que Jessie l'ai oubliée. Avec sa fille, elle évoque les temps anciens.
Les deux thèmes principaux sont l'erreur que constitue le refus d'accepter sa race et sa condition ainsi que l'amour indéfectible entre une mère et sa fille. Lorsque l'on contrecarre ces deux sentiments naturels, alors, on est dans l'imitation de la vie.
De l'aliénation raciale à l'aliénation sexuelle
Il est assez peu probable que Sirk partage la morale rétrograde comme quoi les noirs doivent rester à leur place et subir placidement les humiliations des blancs. Sarah-Jane se démarque des autres par sa lucidité rudement acquise. Elle sait qu'en lui confiant une poupée noire, elle doit s'entraîner à le devenir. Elle sait qu'elle ne pourra pas être aimée de Frankie qui la tabasse en apprenant que sa mère est noire. Personnage clivé, condamnée comme noire à une vie subalterne, elle rejette sa mère et refuse la ségrégation.
Douée d'une énergie sexuelle capable de tenir à distance les rires démoniaques du cabaret ou de jouer les femmes offertes, elle rejette sa mère qui l'empêche de vivre au nom d'une morale du renoncement tout autant que de la vérité : "Je lui répète que mentir ne mène à rien (....) N'as pas honte de ce que tu es" demande Annie à sa fille qui lui avait déjà dit : "Pourquoi es-tu ma mère ? Je préférerais être morte."
Sirk ne se prive pourtant pas de monter les regards concupiscents des petits blancs sur Sarah Jane, montrant le peu d'espoir qu'elle a dans ce monde d'atteindre le bonheur qu'elle poursuit.
Annie doit, elle, attendre la mort pour exposer sa toute puissance dans son enterrement. Annie ne rentre pas humble dans la mort. Elle y entre pompeusement tirée par quatre chevaux blancs et avec la fanfare. "Pas de deuil mais de la joie comme si j'allais vers la gloire" dit-elle. Elle non plus ne peut accepter l'humilité jusqu'au bout et triomphe par delà la mort. Elle finit par comprendre sa fille dans la déchirante scène de leurs adieux où elle s'est fait passer pour la nounou. Elle change alors et la comprend. Lorsqu'elle meurt, sa fille est toujours présente mais elle ne se plaint pas de son absence dans ses derniers moments. La tête de Laura se penche sur celle d'Annie et dévoile le regard que celle-ci n'a jamais cessé de poser sur sa fille, regardant son portrait
Le roman allait plus loin dans le reniement des valeurs essentielles par Peola et la lourdeur de son remords. Elle tombe amoureuse d'un ingénieur et lui cache qu'elle est noire. Elle se fait stériliser pour qu'un enfant ne révèle pas la négritude et part en Amérique du sud. Cet acte est trop sensible en 1934 et disparaît du film de Stahl comme de celui de Sirk. On dit aussi seulement que le grand-père était très blanc. Le code d'autocensure interdit que l'on fasse allusion à des rapports sexuels entre blancs et noirs, entre maître blanc et esclave noire par exemple.
Cette vie tragique est magnifiquement mise en scène avec la séquence de l'école amorcée sur la pompe rouge de l'incendie et close sur une pancarte toute aussi rouge. La violence de ce cri s'oppose à la douce morale hypocrite de la maîtresse d'école apprenant les noms différents du père Noël dans les différents pays (tous peuplés de blancs) mais faisant la grimace en apprenant la négritude de Sarah-Jane. Et c'est bien cet expressionnisme violent associé à l'horreur des humiliations subies par les noirs que Sirk met en scène.
L'amour et la réussite
Sirk apporte deux transformations majeures au roman et au film de Stah l: l'apparition d'Archer comme incarnation de l'amour véritable dès le début du film et la transformation de Laura en actrice aimant son travail plus que tout. Dans Images de la vie, Bea était prête à tout quitter, à abandonner la gestion de son entreprise, pour suivre Steve sur son bateau au milieu des îles des mers du sud.
Sirk apporte ainsi une nouvelle opposition entre un personnage certain de ses valeurs (Steve) et une femme qui se cherche (Laura), redoublant ainsi celle entre Annie et Sarah Jane.
Stylistiquement, ces deux choix se marquent dès le générique. C'est d'abord le thème musical qui égrène ces paroles : "Sans amour, nous ne vivons qu'une imitation de la vie. Les étoiles, les couleurs perdent leur splendeur. Trompeuses images, imitations de la vie. Sans l'être aimé, la vie ne serait qu'un mirage". Le second thème annoncé dans le générique est la vanité des splendeurs de ce monde. Il est matérialisé par la chute des diamants qui s'agglutinent sur le sol jusqu'à remplir l'écran.
Les diamants qui tombent évoquent rituellement plus le désir de richesse que la gloire qui va ici éloigner Laura de Steve. On notera toutefois qu'à Brodway, ils sont associés. Seront ainsi montrés, tous les symboles de la réussite et du plaisir : vison, maison, cheval que Laura aura su gagner comme actrice. Mais on peut aussi les voir comme ces étoiles qui tombent du ciel, évoquées par les paroles du générique ou comme les éléments du collier qui miroite au cou de Laura lorsqu'elle accepte la gloire et de devenir la compagne de David.
Les deux thèmes privilégiés par Sirk sur ceux du roman et du film de Stahl relèvent ainsi bien moins du domaine de l'inné (la maternité et la race) que de l'acquis (l'amour et la réussite sociale).
Le plan dans la voiture qui clôt le film sur une réconciliation parait bien terne bien moins exaltante que le choix fait quelques années plus tôt d'accepter la carrière théâtrale. Tout aussi équivoque est le plan sur lequel s'inscrivent les mots "The end". Laura a vieilli, tous les diamants sont tombés.
Les vitres nous parlent autant qu'elles reflètent
Le sacrifice d'Annie aura probablement été vain. Sirk, par ses prises de vues à travers des vitres, met à distance ce cérémonial en en faisant un artifice comme un autre. La fin ne résout rien. Si Sarah Jane se repent d'avoir involontairement tué sa mère, rien ne dit qu'elle acceptera une vie de noire. C'est probablement le sens de ces deux contrechamps de la cérémonie, vus aux travers des vitres d'une boutique d'antiquaire. Si pour les gens dans la rue, le cérémonial funèbre en impose, il apparait dévitalisé, amoindri vu aux travers des vitres.
Sans doute s'agit-il là d'un cérémonial hors du temps alors que le combat pour les droits civiques est déjà bien amorcé. Cet effet rhétorique des glaces et des vitres, Sirk en a déjà fait usage. Ainsi après son heure de gloire suite à ses premiers articles élogieux, Lora téléphone à sa fille. Elle est seule face à son miroir comme elle assumera sa solitude de star. En revanche, Annie veille déjà sur sa fille et Susie.
Au plan de Lora se regardant dans la glace triomphante répond le plan dix ans plus tard où elle est fatiguée de répéter toujours les mêmes rôles. Même aliénation pour Sarah Jane, condamnée à n'être qu'un corps à louer dans le reflet de la vitre de la boutique la nuit.
Après le rappel du parcours de leurs filles respectives, Lora et Annie vont se souhaiter bonne nuit. Laura n'est que le reflet de sa vie de star alors qu'Annie lui révèle qu'elle a de vrais amis au sein de la communauté baptiste. Plus tragique, Sarah Jane se voyant blanche dans la glace alors que le reflet de sa mère à l'arrière plan vient lui rappeler l'ethnie à laquelle elle appartient.
Ce que Sirk aura magnifié c'est la volonté inébranlable de Sarah-Jane comme de Laura à sortir de leur condition. Il en montre la difficulté tragique puisqu'au final. Pour l'une et l'autre, ce sera un échec. Mais c'est justement pour cela que Fassbinder, certainement sensible à l'exposition des humiliations subies par ces deux femmes, le considérait comme son chef-d'œuvre "Un film grandiose et fou sur la vie et la mort. Et sur l'Amérique."
Mélodrame bouleversant sur les efforts tragiques que font les femmes pour échapper leur prison raciale ou sociale, Mirage de la vie fut plus grand succès commercial d'Universal. Dernier film de Sirk réalisé à Hollywood avant un retour pour des films expérimentaux en Europe, il résonne comme le film testament du cinéaste.
Jean-Luc Lacuve le 11/05/2009 pui le 16/10/2016
Note : Dans la version de Stahl, Freddie Washington, blanche de peau, était techniquement noire. On a dû la maquiller pour qu'elle n'ait pas l'air trop blanche. Chez Sirk, Susan Kohner qui interprète Sarah-Jane est de père tchécoslovaque et de mère mexicaine. Cela est vu comme une régression dans la communauté noire. Sirk est assez maladroit en déclarant qu'elle n'était pas noire certes mais qu'elle était juive, façon de dire qu'elle avait une identité problématique. On note aussi, la place lontaine faites aux actrice noires, certes inconnues, dans le générique de fin.
Editeur : Carlotta Films. Novembre 2007. Format : 1.85. VO VOSTF & VF mono (1h59). |
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Suppléments : Éclats du mélodrame : Stahl / Sirk (20 mn) Jean-Loup Bourget, décrypte les codes du genre et compare la mise en situation des thématiques de Mirage de la vie dans ses deux versions. Mirage de la vie par Christophe Honoré (15 mn). Née pour être blessée (45 mn) Sam Staggs revient sur la genèse du film. Images de la vie (1934)) La première version du Mirage de la vie, réalisée par John M. Stahl. Bande-annonce (1934). |