Ecran noir. Off , Rohmer annonce le titre : Bérénice d'Edgar Poe. On entend des coups de marteau puis un long cri féminin.
(En gras, les passages, dits off par Rohmer, à partir du texte intégral de la nouvelle):
Dicebant mihi sodales, si sepulchrum amicæ visitarem, curas meas aliquantulum fore levatas. Ebn Zaiat.
Le malheur est divers. La misère sur terre est multiforme. Dominant
le vaste horizon comme larc-en-ciel, ses couleurs sont aussi variées,
aussi distinctes, et toutefois aussi intimement fondues. Dominant le
vaste horizon comme larc-en-ciel ! Comment dun exemple de beauté
ai-je pu tirer un type de laideur ? du signe dalliance et de paix une
similitude de la douleur ? Mais, comme, en éthique, le mal est la conséquence
du bien, de même, dans la réalité, cest de la joie
quest né le chagrin ; soit que le souvenir du bonheur passé
fasse langoisse daujourdhui, soit que les agonies qui sont
tirent leur origine des extases qui peuvent avoir été.
Jai à raconter une histoire dont lessence est pleine
dhorreur. Je la supprimerais volontiers, si elle nétait
pas une chronique de sensations plutôt que de faits.
Mon nom de baptême est Egæus ; mon nom de famille, je le tairai.
Il ny a pas de château dans le pays plus chargé de gloire
et dannées que mon mélancolique et vieux manoir héréditaire.
Dès longtemps, on appelait notre famille une race de visionnaires ;
et le fait est que, dans plusieurs détails frappants, dans le
caractère de notre maison seigneuriale, dans les fresques du
grand salon, dans les tapisseries des chambres à coucher,
dans les ciselures des piliers de la salle darmes, mais plus
spécialement dans la galerie des vieux tableaux, dans la physionomie
de la bibliothèque, et enfin dans la nature toute particulière
du contenu de cette bibliothèque, il y a surabondamment de quoi
justifier cette croyance.
(1- place initiale du paragraphe sur la vision du manoir). Le souvenir de
mes premières années est lié intimement à cette
salle et à ses volumes, dont je ne dirai plus rien. Cest
là que mourut ma mère. Cest là que je suis né.
Mais il serait bien oiseux de dire que je nai pas vécu auparavant,
que lâme na pas une existence antérieure.
Vous le niez ? ne disputons pas sur cette matière. Je suis convaincu
et ne cherche point à convaincre. Il y a, dailleurs, une ressouvenance
de formes aériennes, dyeux intellectuels et parlants,
de sons mélodieux mais mélancoliques ; une ressouvenance
qui ne veut pas sen aller ; une sorte de mémoire semblable à
une ombre, vague, variable, indéfinie, vacillante ; et de cette
ombre essentielle il me sera impossible de me défaire, tant que luira
le soleil de ma raison.
Cest dans cette chambre que je suis né. Émergeant ainsi
au milieu de la longue nuit qui semblait être, mais qui nétait
pas la non-existence, pour tomber tout dun coup dans un pays féerique,
dans un palais de fantaisie, dans les étranges domaines
de la pensée et de lérudition monastiques,
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Bérénice et moi, nous étions cousins, et nous grandîmes
ensemble dans le manoir paternel. Mais nous grandîmes différemment,
moi, maladif et enseveli dans ma mélancolie ; elle, agile,
gracieuse et débordante dénergie ; à elle,
le vagabondage sur la colline ; à moi, les études du
cloître ; moi, vivant dans mon propre cur et me dévouant,
corps et âme, à la plus intense et à la plus pénible
méditation, elle, errant insoucieuse à travers la vie,
sans penser aux ombres de son chemin ou à la fuite silencieuse des
heures au noir plumage.
(paragraphe ramené plus bas, en relation avec la vision du manoir).C'est dans ce domaine que je suis né et il nest pas singulier que jaie contemplé autour de moi avec un il effrayé et ardent, que jaie dépensé mon enfance dans les livres et prodigué ma jeunesse en rêveries ; mais ce qui est singulier, les années ayant marché, et le midi de ma virilité mayant trouvé vivant encore dans le manoir de mes ancêtres, ce qui est étrange, cest cette stagnation qui tomba sur les sources de ma vie, cest cette complète interversion qui sopéra dans le caractère de mes pensées les plus ordinaires. Les réalités du monde maffectaient comme des visions, et seulement comme des visions, pendant que les idées folles du pays des songes devenaient en revanche, non la pâture de mon existence de tous les jours, mais positivement mon unique et entière existence elle-même.
Bérénice ! jinvoque son nom, Bérénice
! et des ruines grises de ma mémoire se dressent à ce
son mille souvenirs tumultueux ! Ah ! son image est là vivante devant
moi, comme dans les premiers jours de son allégresse et sa joie ! Oh
! magnifique et pourtant fantastique beauté ! Oh ! sylphes parmi les
bocages dArnheim ! Oh ! naïade parmi ses fontaines ! ... En même
temps, mon propre mal, car on ma dit que je ne pouvais pas lappeler
dun autre nom, (chaque jour) mon propre mal
grandissait rapidement, et, ses symptômes saggravant par un
usage immodéré de lopium, il prit finalement le caractère
dune monomanie dune forme nouvelle et extraordinaire. Dheure
en heure, de minute en minute, il gagnait de lénergie, et à
la longue il usurpa sur moi la plus singulière et la plus incompréhensible
domination. Cette monomanie, sil faut que je me serve de ce terme,
consistait dans une irritabilité morbide des facultés de lesprit
que la langue philosophique comprend dans le mot « faculté dattention
». Il est plus que probable que je ne suis pas compris ; mais je crains,
en vérité, quil ne me soit absolument impossible de donner
au commun des lecteurs une idée exacte de cette nerveuse intensité
dintérêt avec laquelle, dans mon cas, la faculté
méditative, pour éviter la langue technique,
sappliquait et se plongeait dans la contemplation des objets les plus
futiles.
Réfléchir infatigablement de longues heures, lattention
rivée à quelque citation puérile sur la marge ou dans
le texte dun livre, rester absorbé, la plus grande partie
dune journée dété, dans une ombre bizarre
sallongeant obliquement sur la tapisserie ou sur le plancher,
moublier une nuit entière à surveiller la flamme droite
dune lampe ou les braises du foyer, rêver des jours entiers
sur le parfum dune fleur, répéter, dune manière
monotone, quelque mot vulgaire, jusquà ce que le son, à
force dêtre répété, cessât de présenter
à lesprit une idée quelconque, perdre tout sentiment
de mouvement ou dexistence physique dans un repos absolu obstinément
prolongé, telles étaient quelques-unes des plus communes
et des moins pernicieuses aberrations de mes facultés mentales, aberrations
qui sans doute ne sont pas absolument sans exemple, mais qui défient
certainement toute explication et toute analyse.
Encore, je veux être bien compris. Lanormale, intense et morbide
attention ainsi excitée par des objets frivoles en eux-mêmes
est dune nature qui ne doit pas être confondue avec ce penchant
à la rêverie commun à toute lhumanité, et
auquel se livrent surtout les personnes dune imagination ardente.
Non seulement elle nétait pas, comme on pourrait le supposer
dabord, un terme excessif et une exagération de ce penchant,
mais encore elle en était originairement et essentiellement distincte.
Dans lun de ces cas, le rêveur, lhomme imaginatif, étant
intéressé par un objet généralement non frivole,
perd peu à peu son objet de vue à travers une immensité
de déductions et de suggestions qui en jaillit, si bien quà
la fin dune de ces songeries souvent remplies de volupté, il
trouve la cause première de ses réflexions, entièrement
évanoui et oublié. Dans mon cas, le point de départ était
invariablement frivole, quoique revêtant, à travers le milieu
de ma vision maladive, une importance imaginaire et de réfraction.
Je faisais peu de déductions, si toutefois jen faisais
; et, dans ce cas, elles retournaient opiniâtrement à lobjet
principe comme à un centre.
Les méditations nétaient jamais agréables ; et,
à la fin de la rêverie, la cause première, bien loin dêtre
hors de vue, avait atteint cet intérêt surnaturellement exagéré
qui était le trait dominant de mon mal. En un mot, la faculté
de lesprit plus particulièrement excitée en moi était,
comme je lai dit, la faculté de lattention, tandis que,
chez le rêveur ordinaire, cest celle de la méditation.
Mes livres, à cette époque, sils ne servaient pas positivement
à irriter le mal, participaient largement, on doit le comprendre, par
leur nature imaginative et irrationnelle, des qualités caractéristiques
du mal lui-même. Je me rappelle fort bien, entre autres, le traité
du noble italien Clius Secundus Curio, De amplitudine beati regni Dei
; le grand ouvrage de saint Augustin, la Cité de Dieu, et le De carne
Christi, de Tertullien, de qui linintelligible pensée :
Mortuus est Dei Filius ; credibile est quia ineptum est ; et sepultus resurrexit,
certum est quia impossibile est, absorba exclusivement tout mon temps,
pendant plusieurs semaines dune laborieuse et infructueuse investigation.
On jugera sans doute que, dérangée de son équilibre par
des choses insignifiantes, ma raison avait quelque ressemblance avec cette
roche marine dont parle Ptolémée Héphestion, qui résistait
immuablement à toutes les attaques des hommes et à la fureur
plus terrible des eaux et des vents, et qui tremblait seulement au toucher
de la fleur nommée asphodèle.
(paragraphe ramené plus bas, la maladie de Bérénice
étant décrite avant celle de Eagus) Et puis, et puis
tout est mystère et terreur, une histoire qui ne veut pas être
racontée. Un mal, un mal fatal sabattit sur la constitution
de Bérénice comme le simoun ; et même, pendant que
je la contemplais, lesprit de métamorphose passait sur elle et
lenlevait, pénétrant son esprit, ses habitudes, son caractère,
et, de la manière la plus subtile et la plus terrible, perturbant même
son identité ! Hélas ! le destructeur venait et sen
allait ; mais la victime, la vraie Bérénice,
quest-elle devenue ? Je ne connaissais pas celle-ci, ou du moins je
ne la reconnaissais plus comme Bérénice.
Parmi la nombreuse série de maladies amenées par cette fatale
et principale attaque, qui opéra une si horrible révolution
dans lêtre physique et moral de ma cousine, il faut mentionner,
comme la plus affligeante et la plus opiniâtre, une espèce dépilepsie
qui souvent se terminait en catalepsie, catalepsie ressemblant parfaitement
à la mort, et dont elle se réveillait, dans quelques cas, dune
manière tout à fait brusque et soudaine.
À un penseur inattentif il paraîtra tout simple et hors
de doute que la terrible altération produite dans la condition morale
de Bérénice par sa déplorable maladie dût me fournir
maint sujet dexercer cette intense et anormale méditation dont
jai eu quelque peine à expliquer la nature. Eh bien, il nen
était absolument rien. Dans les intervalles lucides de mon infirmité,
son malheur me causait, il est vrai, du chagrin ; cette ruine totale de sa
belle et douce vie me touchait profondément le cur ; je méditais
fréquemment et amèrement sur les voies mystérieuses et
étonnantes par lesquelles une si étrange et si soudaine révolution
avait pu se produire. Mais ces réflexions ne participaient pas de
lidiosyncrasie de mon mal, et étaient telles quelles se
seraient offertes dans des circonstances analogues à la masse ordinaire
des hommes. Quant à ma maladie, fidèle à son caractère
propre, elle se faisait une pâture des changements moins importants,
mais plus saisissants, qui se manifestaient dans le système physique
de Bérénice, dans la singulière et effrayante
distorsion de son identité personnelle.
Dans les jours les plus brillants de son incomparable beauté, très sûrement je ne lavais jamais aimée. Dans létrange anomalie de mon existence, les sentiments ne me sont jamais venus du cur, et mes passions sont toujours venues de lesprit. À travers les blancheurs du crépuscule, à midi, parmi les ombres treillissées de la forêt, et la nuit dans le silence de ma bibliothèque, elle avait traversé mes yeux, et je lavais vue, non comme la Bérénice vivante et respirante, mais comme la Bérénice dun songe ; non comme un être de la terre, un être charnel, mais comme labstraction dun tel être ; non comme une chose à admirer, mais à analyser ; non comme un objet damour, mais comme le thème dune méditation aussi abstruse quirrégulière.
Et maintenant, maintenant, je frissonnais en sa présence, je pâlissais à son approche ; cependant, tout en me lamentant amèrement sur sa déplorable condition de déchéance, je me rappelai quelle mavait longtemps aimé, et, dans un mauvais moment, je lui parlai de mariage.
Enfin lépoque fixée pour nos noces approchait, (et
un soir que j'étais dans mon salon tout baigné d'ombres, le bruit d'une porte
qui s'ouvrait troubla ma méditation) quand, dans une après-midi
dhiver, dans une de ces journées intempestivement chaudes,
calmes et brumeuses, qui sont les nourrices de la belle Halcyone, je
massis, me croyant seul, dans le cabinet de la bibliothèque.
Mais, en levant les yeux, je vis Bérénice debout devant moi.
Fut-ce mon imagination surexcitée, ou linfluence brumeuse
de latmosphère, ou le crépuscule incertain de la
chambre, ou le vêtement obscur qui enveloppait sa taille, qui
lui prêta ce contour si tremblant et si indéfini ? Je ne
pourrais le dire. Peut-être avait-elle grandi depuis sa maladie.
Elle ne dit pas un mot ; et moi, pour rien au monde, je naurais prononcé
une syllabe. Un frisson de glace parcourut mon corps : une sensation dinsupportable
angoisse moppressait ; une dévorante curiosité pénétrait
mon âme ; et, me renversant dans le fauteuil, je restai quelque temps
sans souffle et sans mouvement, les yeux cloués sur sa personne. Hélas
! son amaigrissement était excessif, et pas un vestige de lêtre
primitif navait survécu et ne sétait réfugié
dans un seul contour. À la fin, mes regards tombèrent ardemment
sur sa figure.
Le front était haut, très pâle et singulièrement
placide ; et les cheveux, autrefois dun noir de jais, le recouvraient
en partie, et ombrageaient les tempes creuses dinnombrables boucles,
actuellement dun blond ardent, dont le caractère fantastique
jurait cruellement avec la mélancolie dominante de sa physionomie.
Les yeux étaient sans vie et sans éclat, en apparence sans pupilles,
et involontairement je détournai ma vue de leur fixité vitreuse
pour (Je) contempl(ais) er les lèvres amincies et recroquevillées.
Elles souvrirent, et dans un sourire singulièrement significatif
les dents de la nouvelle Bérénice se révélèrent
lentement à ma vue. Plût à Dieu que je ne les eusse jamais
regardées, ou que, les ayant regardées, je fusse mort !
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Une porte en se fermant me troubla, et levant les yeux, je vis que ma cousine
avait quitté la chambre. Mais la chambre dérangée de
mon cerveau, le spectre blanc et terrible de ses dents ne lavait pas
quittée et nen voulait pas sortir. Pas une piqûre sur
leur surface, pas une nuance dans leur émail, pas une
pointe sur leurs arêtes que ce passager sourire nait suffi à
imprimer dans ma mémoire ! Je les vis même alors plus distinctement
que je ne les avais vues tout à lheure. Les dents !
les dents ! Elles étaient là, et puis là,
et partout, visibles, palpables devant moi ; longues, étroites
et excessivement blanches, avec les lèvres pâles se tordant autour,
affreusement distendues comme elles étaient naguère. Alors
arriva la pleine furie de ma monomanie, et je luttai en vain contre son irrésistible
et étrange influence. Dans le nombre infini des objets du monde
extérieur, je navais de pensées que pour les dents. Jéprouvais
à leur endroit un désir frénétique. Tous les
autres sujets, tous les intérêts divers furent absorbés
dans cette unique contemplation. Elles elles seules étaient
présentes à lil de mon esprit, et leur individualité
exclusive devint lessence de ma vie intellectuelle. Je les regardais
dans tous les jours. Je les tournais dans tous les sens. Jétudiais
leur caractère. Jobservais leurs marques particulières.
Je méditais sur leur conformation. Je réfléchissais
à laltération de leur nature. Je frissonnais en leur attribuant
dans mon imagination une faculté de sensation et de sentiment, et même,
sans le secours des lèvres, une puissance dexpression morale.
On a fort bien dit de Mlle Sallé que tous ses pas étaient des
sentiments, et de Bérénice je croyais plus sérieusement
que toutes les dents étaient des idées. Des idées !
ah ! voilà la pensée absurde qui ma perdu ! Des idées
! ah ! voilà donc pourquoi je les convoitais si follement !
Je sentais que leur possession pouvait seule me rendre la paix et rétablir
ma raison.
Et le soir descendit ainsi sur moi, et les ténèbres
vinrent, sinstallèrent, et puis sen allèrent,
et un jour nouveau parut, et les brumes dune seconde
nuit samoncelèrent autour de moi, et toujours je
restais immobile dans cette chambre solitaire, toujours assis, toujours
enseveli dans ma méditation, et toujours le fantôme
des dents maintenait son influence terrible au point quavec la plus
vivante et la plus hideuse netteté il flottait çà et
là à travers la lumière et les ombres changeantes de
la chambre. Enfin, au milieu de mes rêves, éclata un grand cri
dhorreur et dépouvante, auquel succéda, après
une pause, un bruit de voix désolées, entrecoupées par
de sourds gémissements de douleur ou de deuil. Je me levai, et, ouvrant
une des portes de la bibliothèque, je trouvai dans lantichambre
une domestique tout en larmes, qui me dit que Bérénice nexistait
plus ! Elle avait été prise dépilepsie dans la
matinée ; et maintenant, à la tombée de la nuit, la fosse
attendait sa future habitante, et tous les préparatifs de lensevelissement
étaient terminés.
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Le cur plein dangoisse, et oppressé par la crainte, je
me dirigeai avec répugnance vers la chambre à coucher de la
défunte. La chambre était vaste et très sombre, et à
chaque pas je me heurtais contre les préparatifs de la sépulture.
Les rideaux du lit, me dit un domestique, étaient fermés sur
la bière, et dans cette bière, ajouta-t-il à voix basse,
gisait tout ce qui restait de Bérénice.
Qui donc me demanda si je ne voulais pas voir le corps ? Je ne vis
remuer les lèvres de personne ; cependant, la question avait été
bien faite, et lécho des dernières syllabes traînait
encore dans la chambre. Il était impossible de refuser, et, avec un
sentiment doppression, je me traînai à côté
du lit. Je soulevai doucement les sombres draperies des courtines ; mais,
en les laissant retomber, elles descendirent sur mes épaules, et, me
séparant du monde vivant, elles menfermèrent dans la plus
étroite communion avec la défunte.
Toute latmosphère de la chambre sentait la mort ; mais
lair particulier de la bière me faisait mal, et je mimaginais
quune odeur délétère sexhalait déjà
du cadavre. Jaurais donné des mondes pour échapper,
pour fuir la pernicieuse influence de la mortalité, pour respirer une
fois encore lair pur des cieux éternels. Mais je navais
plus la puissance de bouger, mes genoux vacillaient sous moi, et javais
pris racine dans le sol, regardant fixement le cadavre rigide étendu
tout de son long dans la bière ouverte.
Dieu du ciel ! est-ce possible ? Mon cerveau sest-il égaré
? ou le doigt de la défunte a-t-il remué dans la toile
blanche qui lenfermait ? Frissonnant dune inexprimable crainte,
je levai lentement les yeux pour voir la physionomie du cadavre. On avait
mis un bandeau autour des mâchoires ; mais, je ne sais comment, il sétait
dénoué. Les lèvres livides se tordaient en une espèce
de sourire, et à travers leur cadre mélancolique les dents de
Bérénice, blanches, luisantes, terribles, me regardaient encore
avec une trop vivante réalité. Je marrachai convulsivement
du lit, et, sans prononcer un mot, je mélançai comme un
maniaque hors de cette chambre de mystère, dhorreur et de mort.
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Je me retrouvai dans la bibliothèque ; jétais assis, jétais
seul. Il me semblait que je sortais dun rêve confus et agité.
Je maperçus quil était minuit, et javais bien
pris mes précautions pour que Bérénice fût enterrée
après le coucher du soleil ; mais je nai pas gardé une
intelligence bien positive ni bien définie de ce qui sest passé
durant ce lugubre intervalle. Cependant, ma mémoire était
pleine dhorreur, horreur dautant plus horrible quelle
était plus vague, dune terreur que son ambiguïté
rendait plus terrible. Cétait comme une page effrayante du registre
de mon existence écrite tout entière avec des souvenirs obscurs,
hideux et inintelligibles. Je mefforçai de les déchiffrer,
mais en vain. De temps à autre, cependant, semblable à lâme
dun son envolé, un cri grêle et perçant,
une voix de femme semblait tinter dans mes oreilles. Javais accompli
quelque chose ; mais quétait-ce donc ? Je madressais
à moi-même la question à haute voix, et les échos
de la chambre me chuchotaient en manière de réponse :
Quétait-ce donc ?
Sur la table, à côté de moi, brûlait une lampe,
et auprès était une petite boîte débène.
Ce nétait pas une boîte dun style remarquable, et
je lavais déjà vue fréquemment, car elle appartenait
au médecin de la famille ; mais comment était-elle venue là,
sur ma table, et pourquoi frissonnai-je en la regardant ? Cétaient
là des choses qui ne valaient pas la peine dy prendre garde ;
mais mes yeux tombèrent à la fin sur les pages ouvertes dun
livre, et sur une phrase soulignée. Cétaient les mots
singuliers, mais fort simples, du poète Ebn Zaiat : Dicebant mihi sodales,
si sepulchrum amicæ visitarem, curas meas aliquantulum fore levatas.
Doù vient donc quen les lisant mes cheveux se dressèrent
sur ma tête et que mon sang se glaça dans mes veines ?
On frappa un léger coup à la porte de la bibliothèque,
et, pâle comme un habitant de la tombe, un domestique entra
sur la pointe du pied. Ses regards étaient égarés par
la terreur, et il me parla dune voix très basse, tremblante,
étranglée. Que me dit-il ? Jentendis quelques
phrases par-ci par-là. Il me raconta, ce me semble, quun cri
effroyable avait troublé le silence de la nuit, que tous les
domestiques sétaient réunis, quon avait cherché
dans la direction du son, et enfin sa voix basse devint distincte à
faire frémir quand il me parla dune violation de sépulture,
dun corps défiguré, dépouillé de
son linceul, mais respirant encore, palpitant encore, encore
vivant !
Il regarda mes vêtements ; ils étaient grumeleux de boue et de
sang. Sans dire un mot, il me prit doucement par la main ; elle portait des
stigmates dongles humains. Il dirigea mon attention vers un objet placé
contre le mur. Je le regardai quelques minutes : cétait une bêche.
Avec un cri je me jetai sur la table et me saisis de la boîte débène.
Mais je neus pas la force de louvrir ; et, dans mon tremblement,
elle méchappa des mains, tomba lourdement et se brisa en morceaux
; et il sen échappa, roulant avec un vacarme de ferraille, quelques
instruments de chirurgie dentaire, et avec eux trente-deux petites choses
blanches, semblables à de livoire, qui séparpillèrent
çà et là sur le plancher.
(traduction: Charles Baudelaire)
L'écriture tarabiscotée et opaque de la nouvelle d'Edgar Poe garde le mystère sur la réalité de l'horreur du crime commis : Egaeus a-t-il bien extrait les dents de la mâchoire de sa cousine la croyant morte alors qu'elle était, en fait, victime d'une crise de catalepsie plus intense que d'habitude ? Egaeus a vu bouger le doigt de sa cousine que les domestiques croient morte. Puis pris d'une fièvre dont il se souvient à peine le matin, il a extrait avec des pinces les dents de sa cousine, tuant du coup réellement celle qui par sa vivacité aurait pu le sauver de sa monomanie.
Brusques mouvements d'appareils, zooms-avant jusqu'au très gros plan, panoramiques droite-gauche puis gauche-droite rapides, alternance de jours et de nuits, flashes lumineux, musique religieuse et coups d'achets violents figurent la folie dans laquelle s'engage l'esprit de Aegus obsédé par les dents de sa cousine dont il se figure qu'elles sont des idées qu'il voudrait s'approprier pour éviter de sombrer dans l'obsédante et vaine rêverie qui le ronge.
Rohmer utilise une traduction un peu plus moderne que celle de Baudelaire retranscrite ci-dessus. Il supprime quelques passages faisant allusion au passé du personnage, évite ceux décrivant trop précisément la déchéance de Bérénice. Il place aussi de nuit l'apparition de Bérénice qui lui sera fatale alors que Poe la situe en plein après midi. Sans doute peut-on distinguer dans l'alternance nuit/jour les prémisses de l'opposition imaginaire (construction consciente de l'esprit) et réalité (telle qu'elle est donnée par l'enregistrement mécanique de la caméra) qui sera à la base de tout son cinéma. Les scènes dans le jardin, celles où Bérénice appelle gentiment de jour au travers des carreaux montrent une jeune femme pleine de vie. En revanche les scènes de nuit la transforment, via l'imagination du personnage, en spectre.
Jean-Luc Lacuve le 18/12/2013
Editeurs : Potemkine et Agnès B. Novembre 2013. 30 DVD et leur déclinaison blu-ray pour les 22 films restaurés HD. 200 €. |
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Supplément au DVD2, La boulangère de Monceau. |