Le testament du docteur Cordelier

1959

Genre : Fantastique

Avec : Jean-Louis Barrault (Dr Cordelier /Opale), Teddy Bilis (Maître Joly), Michel Vitold (Dr Lucien Séverin), Jean Topart (Désiré), Jacques Danoville (Commisaire Lardout), Inspecteur Salbris (André Certes), André Certes (Inspecteur Salbris), Ghislaine Dumont (Suzy), Madeleine Marion (Juliette), Didier d'Yd (Georges), Gaston Modot (Blaise, le jardinier). 1h35.

Une banlieue résidentielle aux portes de Paris. Le docteur Cordelier, un éminent psychiatre, a laissé à son ami le notaire Maître Joly un étrange testament en faveur d'un certain M. Opale. Or, cet Opale est un personnage répugnant qui commet des agressions sadiques allant jusqu'au crime.

Cordelier explique qu'Opale lui est nécessaire pour ses expériences sur le cerveau humain. Ces expériences sont destinées à prouver au docteur Séverin, un confrère grincheux hostile à ses théories, que l'on peut influer sur le comportement de l'individu. Nous apprendrons ensuite, par une confession enregistrée au magnétophone, que Cordelier et Opale ne font qu'un : c'est sur lui-même que le docteur pratique ses redoutables expériences.

Mais, à la longue, la dose du produit indispensable pour redevenir le digne et respectable docteur Cordelier devient trop forte, jusqu'à être mortelle. Victime de son "ivresse de la recherche spirituelle", Cordelier/Opale meurt dans d'atroces souffrances, sous les yeux épouvantés de Maître Joly.

Pour Daniel Serceau : "Renoir se filme ici dans l'exercice de son métier tel que l'évolution des techniques de tournage et de diffusion en a modifié certaines règles de travail. Le premier plan cadre la fenêtre d'un bâtiment et dans un travelling arrière découvre l'enseigne de la "Radiodiffusion Télévision française". Renoir descend d'une voiture, salue les techniciens puis sa monteuse, Renée Lichting : "Nous sommes prêts à commencer l'émission. Le film est au télé-cinéma" l'informe-t-elle. Le cinéaste prend place dans un studio tandis que s'affairent les techniciens. La caméra est maintenant à l'intérieur de la régie et cadre plusieurs récepteurs de contrôle. Deux cartons apparaissent successivement "Jean Renoir présente" puis "Le testament du docteur cordelier". Alors débute non pas le film mais l'émission (le mot est employé par Renoir dans son introduction) assimilé à une sorte de reportage : "Nous venons tout juste d'assister à la conclusion d'une aventure singulière", commente le cinéaste. Son visage subsiste quelques secondes sur l'un des récepteurs tandis que sur un autre apparaissent les premières images du récit. Une mise en abîme.

Il y a pourtant un décalage patent entre le bon Jean Renoir et l'effroyable personnage qu'il va nous présenter. Le ton de son commentaire est celui d'un chroniqueur soucieux de faire partager à ses contemporains les événements dont il a été le témoin. Il parle d'une "aventure singulière et non d'un drame affreux. De façon surprenante, sa voix réapparaîtra à la fin de la projection pour saluer l'entreprise de Cordelier : "Quant à Cordelier qui avait payé de sa vie la redoutable ivresse de la recherche spirituelle, n'était-ce pas lui qui avait la plus belle part ?". Bref, loin de se désolidariser de ce dont il nous offre le spectacle, comme on le ferait d'une chose avec laquelle on refuse tout amalgame, il s'y mêle, il en revendique explicitement la paternité.

Renoir prend ainsi le risque de gâcher la belle image que ses films des années 30 et tout spécialement le rôle d'Octave dans La règle du jeu avait laissé transparaître et que la mémoire et le temps ont imposé comme sa vérité définitive. Quel abîme entre Octave et 0pale, l'un tout en douceur et don de soi, l'autre sadique et destructeur ! Renoir assume pourtant la présentation d'un tel monstre. Il avait déjà attaqué les valeurs du bien dans la tradition chrétienne qui impose comme impératif pour la constitution d'un moi idéal une répression sur le terrain libidinal. Cette critique notamment de la bonté est un thème récurrent de l'ouvre et renvoie à Boudu sauvé des eaux ainsi qu'au personnage de Jean Dubois dans le premier film important du cinéaste Tire au flanc (1929).

Avec Le testament du docteur Cordelier affronte la profession cinématographique. Comme il le déclare en 1979 dans Jean Renoir entretiens et propos (cahiers du cinéma) : "Je crois que notre fonction, c'est d'ouvrir des fenêtres". Ici, il ouvre la fenêtre de l'innovation vers la télévision et, en tant que sujet social, il mène jusqu'à un certain point de non-retour la "recherche spirituelle" sans laquelle le métier de "faiseur de film" selon son expression dans Ma vie, mes films n'est rien de plus qu'un savoir-faire technique.

(Analyse de Daniel Serceau, plus complète dans : Jean Renoir post-celluloïd dans CinémAction n°124. Le cinéma au miroir du cinéma. 2007.)