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Le 17 septembre 1765 au Château de Versailles est organisée une fête pour Louis XV sa cour et le dauphin. En plein siècle des Lumières, on fait la démonstration du canard de Vaucanson qui détaille "scientifiquement" le parcours des aliments de la bouche du cafard à son cul où il défèque. Les âges sombres s'évanouissent définitivement puisque François Antoine, le premier chasseur de Louis XV pense avoir abattu la Bête du Gévaudan, mettant un terme à plusieurs années de traques infructueuses. Cet animal auquel des attaques mortelles sont imputées est présenté empaillé au dauphin que l'on invite à tirer la langue de l'animal. Mais le triomphe du chasseur est de courte durée, des femmes déchirent leur vêtement et crient au mensonge en laissant apparaître sur des bandes enserrant leur corps le nom de victimes de jeunes paysannes.
Au Château de Saint-Alban qui domine la vallée, les paysans poursuivent les traques après le départ des troupes royales pour venir enfin à bout de la bête.
Deux siècles plus tard, dans ce même château s’invente une psychiatrie nouvelle. L’asile devient un hôpital ouvert. Infirmiers et médecins vivent sur place avec leurs enfants.
Bruno hante les bois, suivi par les enfants qui admirent ses branches sculptées.
Chaque année, patients et soignants préparent une pièce de théâtre autour de la bête. Agnès, très volubile, confectionne l’affiche et tient compagnie à Thérèse, murée dans son silence depuis l'enfance quand elle vit son frère Bruno se suicider, après avoir constaté la mort d'un des enfants qui le suivait.
Patients et soignants sont réunis dans la salle de spectacle du château pour tirer au sort le rôle de chacun, de la bête notamment. Bruno et d'autres paysans font une battue de nuit; un cri, un coup de feu; la bête est-elle morte ?
Amorcé sous la forme d'un opéra de chambre dans les superbes décors de Philippe Quesne pour La Ménagerie de Verre, le film se déchire soudainement en révolte surréaliste et paysanne. Il devient conte mâtiné d'effets numériques dans une forêt magique aux abords du château de Saint Alban qui vit aussi bien les traques de la bête du Gévaudan que, deux siècles plus tard, les prémices de la psychothérapie institutionnelle. Ce passage de l'ordre au désordre ou de l'un au multiple, du roi au peuple, de la folie qui fait peur à celle qui révèle différentes facettes est amplifiée par la mise en pleine d'invention d'Isabelle Prim.
1765-1767-1940-1970-2024
Tout commence par une représentation parfaite de l'ordre royal avec un beau moment musical où l'on chante la mort du loup alors que la dépouille empaillée est présentée au dauphin. Puis cette belle image se déchire avec ce moment surréaliste où des femmes déchirent leur vêtement pour faire apparaître le nom des victimes sur des bandes entourant leur poitrine.
Ce désordre temporel se développe alors autour du château de de Saint-Alban. Celui-ci est le point de départ des chasses entre 1763, année des premières attaques et 1767 où l'on dira que la bête est finalement abattue par Jean Chastel. Mais ce château est aussi un haut lieu de ce qui sera théorisée comme le point de départ de psychothérapie institutionnelle, mouvement qui, de cet asile devenu hôpital à celui de La Borde, est un type de psychothérapie en institution psychiatrique qui met l'accent sur la dynamique de groupe et la relation entre soignants et soignés. En effet, fin 1940, l'anarchiste catalan François Tosquelles arrive à Saint-Alban, il permet à l'hôpital d'accueillir aussi bien les fous que les résistants et les clandestins. Parmi ces personnalités on retrouve le philosophe Georges Canguilhem, le poète Paul Éluard, Tristan Tzara, Gaston Baissette... Après la guerre, le château continue son développement de centre psychiatrique sous l'impulsion de Tosquelles, devenu médecin directeur en 1952. Infirmiers et médecins vivent sur place avec leurs enfants.
Le film enchevêtre les espace spatio-temporel, 1765- 1767 et l'hôpital du 20e siècle dans différentes temporalités. Celles-ci sont traversées par le personnage de Bruno, "l'ami des enfants, fils de sorcière" mais aussi incarnation possible de Jean Chastel et d'Auguste Forestier, repéré par Jean Dubuffet.
En tant que Jean Chastel, Bruno mène la chasse souvent dans de somptueux décors tout droit sortis d'illustration de conte pour enfant avec des paysages en nuit américaine où les étoiles et la lune sont obtenues par effets numériques. En tant qu'Auguste Forestier, il sculpte des branches d'arbre qui vont de faux fusils à des branches sculptées, collectionnées par les patients de l'hôpital ou les enfants filmés sur fond vert qui apparaissent et disparaissent dans une forêt enchantée d'animaux empaillés.
Enfin Bruno est le frère de Thérèse, la patiente mutique, qui se crut coupable, à tort ou à raison de la mort d'un enfant et que Thérèse voit sans cesse venir de suicider dans sa chambre d'hôpital.
Réussir sa folie
Bruno est le fantôme de notre époque contemporaine, celle où l'hôpital Saint Alban n'est plus. Le château a été reconverti après un incendie en 1972 et un rachat par le département en 1993. De même la forêt enchantée filmée n'est pas celle de Lozère en bas du château mais celle en Bourgogne appartenant à Raphaël Thierry qui incarne Bruno. Le film renvoie alors à l'année 2024 de sa réalisation où des acteurs jouent la folie et d'autres les soignants. Ils tentent la proposition de Jacques Lacan : "L’important c’est de réussir sa folie, ceux qui sont à l’hôpital psychiatrique, eux, l’ont raté."
Ainsi Silvia Lippi qui joue son rôle de psychiatre mais aussi celui d'une danseuse de claquettes, mêlant son rôle, sa profession et sa passion. Dans ce montage enchevêtré, c'est Agnès, la patiente, qui réclame plus de réel, estimant que les décors sont faux, les acteurs mauvais car peu impliqués.
La bête n'était pas unique mais sans doute un ensemble de loups. De même la névrose et la psychose, l'alpha et l'oméga de la psychanalyse peuvent être effacées ou atténuées dans les jeux de rôles. C'est à ce dispositif libérateur que s'emploie Isabelle Prim et sa troupe de comédiens. Interprétant une des religieuses, elle conduit sa meute avec sa flûte non pas comme Le joueur de flûte de Hamelin chez Demy mais bien plutôt comme François Truffaut conduisant L'enfant sauvage vers plus de liberté au son du même 2e mouvement (Largo) du concerto pour flûte piccolo en do majeur de Vivaldi.
Jean-Luc Lacuve, le 16 mars 2025