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Kapo

1960

Thème : Shoah

(Kapò). Avec Susan Strasberg (Edith/Nicole), Laurent Terzieff (Sasha), Emmanuelle Riva (Terese), Didi Perego (Sofia). 1h58.

Paris, Seconde Guerre Mondiale. Edith, jeune parisienne juive, est déportée avec ses parents vers les camps de la mort. Aidée par d’autres détenues, elle change son nom en Nicole et échappe à la crémation en se faisant passer pour une prisonnière de droit commun. La jeune femme survit, difficilement. Un jour, elle se prostitue, puis sympathise avec un officier allemand. Elle est alors promue Kapo…

Sorti en Italie en septembre 1960, Kapo sort sur les écrans français à peine un an plus tard. c’est Jacques Rivette qui en fait la critique, dans le numéro 120 des Cahiers du Cinéma du mois de juin 1961. Au même titre qu’Une certaine tendance du cinéma français de François Truffaut, sa chronique constituera l’un des articles fondateurs de la cinéphilie moderne. Intitulée De l’abjection, cette courte notule consacrée au film va susciter d'inombrables polémiques.

C'est néanmoins Jean-Luc Godard qui avait posé le premier la problématique d'une théorie sur le formalisme dans la représentation filmée de l’indicible : la solution finale. Comme le note Antoine de Baecque dans La cinéphilie (2003):

 "Godard fut l’un des premiers à vouloir avancer une morale de la représentation de l’extermination, refusant tout esthétisme à ce propos. Ce qui choque en effet Godard, "c’est une certaine facilité à montrer des scènes d’horreur, car on est vite au-delà de l’esthétique". Il dénonce, en prenant l’exemple d’un film récent, Le Procès de Nuremberg, l’obscénité "d’esthétiser l’horreur", comparant ce genre de procédés à "des images pornographiques".

Jacques Rivette ne fait finalement qu’appliquer cette théorie au film de Pontecorvo, de manière assez frontale : 

"On a beaucoup cité, à gauche et à droite, et le plus souvent assez sottement, une phrase de Moullet : « la morale est affaire de travellings » (ou la version de Godard : « les travellings sont affaire de morale ») ; on a voulu y voir le comble du formalisme (…). Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés ; l'homme qui décide, à ce moment, de faire un travelling-avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d'inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n'a droit qu'au plus profond mépris. On nous les casse depuis quelques mois avec les faux problèmes de la forme et du fond, du réalisme et de la féerie, du scénario et de la mise en scène, de l'acteur libre ou dominé et autres balançoires ; disons qu'il se pourrait que tous les sujets naissent libres et égaux en droit ; ce qui compte, c'est le ton, ou l'accent, la nuance, comme on voudra l'appeler - c'est-à-dire le point de vue d'un homme, l'auteur, mal nécessaire, et l'attitude que prend cet homme par rapport à ce qu'il filme, et donc par rapport au monde et à toutes choses : ce qui peut s'exprimer par le choix des situations, la construction de l'intrigue, les dialogues, le jeu des acteurs, ou la pure et simple technique. Il est des choses qui ne doivent être abordées que dans la crainte et le tremblement ; la mort en est une, sans doute ; et comment, au moment de filmer une chose aussi mystérieuse, ne pas se sentir un imposteur ? Mieux vaudrait en tout cas se poser la question et inclure cette interrogation, de quelque façon, dans ce que l'on filme ; mais le doute est bien ce dont Pontecorvo et ses pareils sont le plus dépourvus".

La mise en scène de Kapo s’avère en fin de compte plus sobre que lors de ce plan final. La photographie très contrastée est plus ou moins formaliste mais ne nuit pas à la lègère nuance de néo-réalisme. Le film sera bien accueilli en Italie et notamment par Visconti et Rossellini qui défendent le film malgré une narration très hollywwoodeinne. Et c'est sans doute ce qui a faché Rivette comme l'explique Alain Bergala dans L'hypothèse cinéma (Cahiers du cinéma, mai 2002):

Le choix de Rivette de fonder son jugement sur un plan relève d'une stratégie critique à l'efficacité pédagogique indiscutable. La convocation d'une preuve localisée emporte plus aisément la conviction du lecteur qu'un jugement général sur le film. Mais ce serait une erreur de croire que c'est en analysant le fameux travelling de Kapo que Rivette en a déduit que ce film était abject. Les choses ne se passent pas ainsi pour le spectateur : j'imagine qu'il a d'abord éprouvé globalement l'écœurement et la honte d'être le spectateur d'un film esthétisant l'horreur. Le plan incriminé est simplement arrivé à point nommé pour cristalliser une opinion déjà constituée en cours de film. Et ce sentiment de répulsion, il a été en mesure de l'éprouver pour avoir déjà vu une grande quantité de film, et pour s'être posé depuis longtemps la question d'une morale de la forme au cinéma (…)


Serge Daney dans un article de Traffic (Le travelling de Kapo - Traffic n°4, automne 1992) presque aussi célèbre et controversé que l’original 30 ans plus tôt relance pourtant la polémique.

"Au nombre des films que je n’ai jamais vus, il n’y a pas seulement « Octobre », « Le Jour se lève » ou « Bambi », il y a l’obscur « Kapo », film sur les camps de concentration, tourné en 1960 par l’italien de gauche Gillo Pontecorvo. « Kapo » ne fit pas date dans l’histoire du cinéma. Suis-je le seul, ne l’ayant jamais vu, à ne l’avoir jamais oublié ? Car je n’ai pas vu « Kapo » et en même temps je l’ai vu. Je l’ai vu parce que quelqu’un, avec des mots, me l’a montré. Ce film, dont le titre, tel un mot de passe, accompagna ma vie de cinéma, je ne le connais qu’à travers un court texte : la critique qu’en fit Jacques Rivette en juin 1961 dans « Les Cahiers du cinéma ». C’était le numéro 120, l’article s’appelait « De l’abjection », Rivette avait 33 ans et moi 17. Je ne devais jamais avoir prononcé le mot « abjection » de ma vie. Dans son article, Rivette ne racontait pas le film, il se contentait, en une phrase, de décrire un plan. La phrase, qui se grava dans ma mémoire, disait ceci : « Voyez cependant, dans « Kapo », le plan où Riva se suicide en se jetant sur les barbelés électrifiés : l’homme qui décide à ce moment de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris ». Ainsi, un simple mouvement de caméra pouvait-il être le mouvement à ne pas faire. Celui qu’il fallait – à l’évidence - être abject pour faire. A peine eus-je lu ces lignes que je sus que leur auteur avait absolument raison. Abrupt et lumineux, le texte de Rivette me permettait de mettre des mots sur ce visage de l’abjection. Ma révolte avait trouvé des mots pour se dire. Mais il y avait plus. Il y avait que la révolte s’accompagnait d’un sentiment moins clair et sans doute moins pur : la reconnaissance soulagée d’acquérir ma première certitude de futur critique. Au fil des années, en effet, « le travelling de Kapo » fut mon dogme portatif, l’axiome qui ne se discutait pas, le point limite de tout débat. Avec quiconque ne ressentirait pas immédiatement l’abjection du « travelling de Kapo », je n’aurais, définitivement, rien à voir, rien à partager. Ce genre de refus était d’ailleurs dans l’air du temps. Au vu du style rageur et excédé de l’article de Rivette, je sentais que de furieux débats avaient déjà eu lieu et il me paraissait logique que le cinéma soit la caisse de résonance privilégiée de toute polémique. La guerre d’Algérie finissait qui, faute d’avoir été filmée, avait soupçonné par avance toute représentation de l’Histoire. N’importe qui semblait comprendre qu’il puisse y avoir – même et surtout au cinéma - des figures taboues, des facilités criminelles et des montages interdits. La formule célèbre de Godard voyant dans les travellings « une affaire de morale » était à mes yeux un de ces truismes sur lesquels on ne reviendrait pas. Pas moi, en tout cas".

Cette polémique perdure toujours.

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