Un groupe d'activistes jette des bouteilles de médicaments dans le petit plan d'eau devant le temple d'Isis de Dendour conservé dans une aile des antiquités du Metropolitan de New York. Le groupe réclame que le musée cesse de recevoir des donation des Sackler, famille responsable via leur société Purdue Pharma, d'avoir commercialisé l'OxyContin, un antidouleur très puissant à base d'oxycodone, un dérivé de l'opium, qui ouvrait la porte à des addictions qui en multipliaient rapidement les ventes en entraînant les patients vers l'addiction à des drogues de plus en plus dures jusqu'à être responsable de la mort de 400 000 personnes aux Etats-Unis.
Nan Goldin est à la tête de ce groupe d'activistes. Laura Poitras vient l'interroger à son domicile de Brooklyn. Lorsqu'elle a 11 ans, elle est profondément marquée par le suicide de sa sœur aînée en 1963 après plusieurs séjours dans des hôpitaux psychiatriques. Elle quitte le domicile familial à 15 ans et s’initie à la photographie dans une école alternative, la Satya Community School de Lincoln, où elle rencontre le photographe David Armstrong. Celui-ci devient son meilleur ami.
Patrick Radden Keefe, rédacteur en chef de Artforum, se dit fier d'avoir publié, en janvier 2018, une tribune au vitriol de Nan Goldin intitulée «Growing P.A.I.N. », dans laquelle elle explique la création du groupe et la façon dont les Sackler sont parvenus grâce à un savant « artwashing » à utiliser le mécénat artistique pour redorer leur image et se dédouaner de la mort de centaines de milliers de personnes.
En 1972, Nan Goldin entre à l’école de musique à Boston où le photographe David Armstrong est DJ et l’entraîne dans le monde des drag queens, l’introduisant ainsi à un milieu en marge dont elle sera totalement partie prenante et qu’elle photographiera toute sa vie.
Goldin et P.A.I.N. organisent alors plusieurs grandes manifestations dans des musées renommés qui ont bénéficié des fonds des Sackler et ont parfois même baptisé des salles d’exposition à leur nom en remerciement de leur générosité.
Après avoir déménagé à New York, en 1978, Nan Goldin commence à réaliser des photos aux couleurs saturées, plongées dans une lumière artificielle. «Personne ne photographie sa propre vie», lui aurait-on dit à l'époque mais commence à naître l’œuvre qui la rendra célèbre, The Ballad of Sexual Dependency, constituée de plusieurs centaines de diapositives projetées en boucle et accompagnées de chansons d’univers et d’inspirations très divers, tels que James Brown, Maria Callas ou encore The Velvet Underground.
Les principaux thèmes évoqués sont la fête, la drogue, la violence, le sexe, l’angoisse de la mort. Pourtant, Goldin a avant tout le désir de photographier la vie telle qu'elle est, sans censure. Or, selon elle, ce qui est intéressant, c'est le comportement physique des individus. Elle traite de la condition humaine, de la douleur et de la difficulté de survivre.
Nan Goldin se photographie peu après avoir été battue par son petit ami de l’époque, ce qui avait manqué de lui faire perdre un œil. «Ce sont les photos de moi battue qui m'ont empêchée de revenir», explique-t-elle. Ce portrait brut de la violence domestique figurera dans son œuvre la plus célèbre au travers de la série intitulée All By Myself. C’est en étalant publiquement sa vie et son histoire qu’elle réussit à mieux se comprendre et à s’accepter, tout en permettant aux victimes des violences masculines de trouver la force de se révolter.
Nan Goldin est confrontée au début des années 1980 à l’apparition du sida, qui décime ses amis proches et ses modèles, qu’elle considère comme sa propre famille, et qu’elle photographie de leur vie quotidienne à leur cercueil. C'est le cas de Cookie Mueller, morte à 40 ans le 10 novembre 1989, à qui Goldin consacre une exposition en 1991. Avec le combat d'Act Up, elle tisse un nouveau lien entre santé, militantisme et création artistique, et se transforme en cri de protestation face à l'indifférence historique du monde politique et à la lâcheté de la classe dirigeante.
En 2014, comme elle souffre d’une tendinite au poignet gauche, un médecin berlinois lui prescrit de l’OxyContin. Ce puissant antidouleur crée chez elle une addiction, si bien qu'en mars 2017, elle doit suivre une cure de désintoxication. Nan Goldin décide aussi de mener une campagne contre la famille Sackler, en possession de Purdue Pharma, l'entreprise qui vend l'OxyContin aux États-Unis. Elle souhaite notamment que les musées n'acceptent plus le mécénat de cette famille. Les réunions de Prescription Addiction Intervention Now (P.A.I.N.), l'association de lutte montée par Nan Goldin, décident de nombreuses actions militantes. Artiste reconnue, la photographe fait usage de son statut depuis plusieurs années pour faire pression sur les grands musées qui acceptent des dons de la famille Sackler.
Alors que le film touche à sa fin, Nan Goldin revient à l'histoire de sa sœur, qui était lesbienne et fut internée à répétition dans des hôpitaux psychiatriques à la demande de ses parents, avant de mettre fin à ses jours en 1963. Les comptes rendus des psychiatres de l’époque qu'elle a pu obtenir disent que Barbara, poète lyrique et incroyablement juste, voyait dans les tests Rorschach "Toute la beauté et le sang versé". Barbara était une jeune fille normale mais traumatisée par le manque d'amour maternel. C'est la mère qui aurait dû être internée, concluaient les psychiatres. Mais Barbara avait programmé son suicide en demandant l'heure du passage du train avant de s'allonger sur les rails. En hommage ou pour exorciser cette douleur, Nan Goldin a produit le recueil Sœurs, Saintes et Sibylles et donne à voir un triptyque vidéo glaçant évoquant les circonstances du suicide de sa sœur.
Le nom de Sackler a été effacé et ils ont renoncé à faire des dons mais la famille n'a pas été jugée au pénal. Nan Goldin préfère se consacrer au combat pour le remboursement des packs permettant de prévenir une overdose et des dons pour les associations d'aides aux drogués.
Laura Poitras avait été oscarisée en 2015 pour son documentaire Citizenfour sur le lanceur d'alerte Edward Snowden. Toute la beauté et le sang versé a obtenu en 2022, le Lion d'or de la Mostra de Venise. Ce n'est que la deuxième fois que le Lion d'or est attribué à un documentaire. La forme est toute entière guidée par un fil rouge la lutte contre le déni et l'injustice sociale qui s'incarne dans le corps de la photographe Nan Goldin, enfant, adolescente marginale, artiste et militante.
Une autosociobiographie en photographies
Nan Goldin fait de son intimité l'objet principal de son œuvre tout en pratiquant l'autosociobiographie, mot construit par Annie Ernaux pour qualifier ses écrits des années 1970 à 2000 et jusqu'à son film Les années super 8. Nan Goldin expose en effet les photographies qui contiennent à la fois la réalité et la sensation procurée par la réalité ainsi que la dimension sociologique. Il s'agit pour elle de déchiffrer une situation vécue, le déni mortifère et le silence qui ont entouré le suicide de sa soeur que ses parents tentent en vain de faire passer pour un accident, puis le travail du sexe réprimé par la police, puis les malades du sida laissés à l'abandon par le systeme de santé, puis les violences sexistes, et enfin l'engranage mortifère de l'OxyContin. Si ce dernier combat amorce le film, il s'inscrit dans le droit fil de ceux menés antérieurement.
En montrant et en parlant, il est peut-être possible de rompre le cycle du déni de l'injustice : "On ne parle pas ouvertement des problèmes dans notre société, et cela détruit les gens. Tout mon travail porte sur la stigmatisation sociale, qu’elle concerne le suicide, la maladie mentale ou le genre" déclare Nan Goldin. Elle n'obtient toutefois gain de cause qu'en combattant de l'intérieur, depuis les musées où elle est exposée. Elle ne s'obstine pas pour faire juger les Sackler protégés par les forces du capital. Combattante obstinée de la justice, Nan Goldin s'investit pour le remboursement des tests de survie en cas d'overdose qu'elle a mis au point avec des scientifiques. Etre toujours d'un nouveau combat, c'est aussi la force de ses photographies.
Jean-Luc Lacuve, le 23 mars 2023.