Caravage

Michele Placido
2022

Genre : Biopic

(L'Ombra di Caravaggio). Avec : Riccardo Scamarcio (Caravaggio), Micaela Ramazzotti (Lena Antonietti), Louis Garrel (L'Ombre), Isabelle Huppert (Costanza Sforza Colonna), Michele Placido (Cardinal Del Monte), Vinicio Marchioni (Giovanni Baglione), Lolita Chammah (Anna), Alessandro Haber (Battista), Brenno Placido (Ranuccio), Tedua (Cecco), Maurizio Donadoni (Le pape Paul V), Lea Gavino (Artemisia Gentileschi), Lorenzo Lavia (Orazio Gentileschi). 1h58.

Italie 1609. Accusé de meurtre, Le Caravage a fui Rome et s’est réfugié à Naples. Il recherche un modèle pour son Goliath mais est brutalement attaqué et presque tué. Défiguré d'une balafre dans la joue, il comprend qu’il utilisera son propre visage pour son David tenant la tête de Goliath qu’il compte emporter à Rome et offrir au pontife en guise de remerciement pour la grâce qu'il attend.

A Rome, le pape Paul V apprend que Caravage utilise des prostituées, des voleurs et des vagabonds comme modèles pour ses tableaux. Il est consterné de devoir renoncer à prier devant La vierge au serpent et ordonne à son cardinal, Scipione Borghèse, de l'en débarrasser. Celui-ci propose immédiatement  de l'acheter pour sa collection de peintures. Paul V, sollicité par de puissantes familles romaine pour accorder sa grâce au Caravage s'interroge ainsi sur le bien fondé de celle-ci et décide alors de faire mener par un homme de confiance de l’Entité (les services secrets du Saint-Siège), L’Ombre, une enquête sur le peintre pour savoir si son art subversif est contraire à la morale de l’Église.

L’Ombre se rend à Naples à la rencontre de la marquise Costanza Colonna. Il apprend d’elle que Le Caravage, talent précoce, dont elle avait fait l'éducation religieuse à Caravaggio, près de Milan, l'avait suivi à Rome. Le Caravage avait renoncé au travail pour Le cavalier d'Arpin qui ne l'employait que pour peindre fleurs et fruits et tenté d'emmener avec lui ses toiles de Bacchus malade et Garçon à la corbeille de fruits, déclenchant une bagarre. Elle l'avait sorti de prison. Il avait préféré fuir l’académie pour l’hôpital Vallicella où il trouvait des modèles plus inspirants. Touché par leur véracité, il avait commencé à peindre des mendiants ou des professionnelles en saints ou en Madone. Costanza Colonna attirée par lui fréquentait son atelier pour y découvrir La conversion de saint Paul... et le cheval qui avait servi de modèle mais aussi Cecco, son assistant, que l'on disait aussi son amant. L'Ombre intervient auprès des frères Tomassoni pour leur interdire de poursuivre leur vengeance après la mort de Ranuccio; c'est à lui de faire justice.

A Rome, L'Ombre interroge le Cardinal Del Monte qui offrit un atelier au Caravage dans le sous-sol de son Palazzo Madama afin qu'il ne produise que pour lui. Le Cardinal del Monte montre ainsi sa galerie de peinture à L'ombre où figurent de nombreux chefs-d'œuvre : Les tricheurs, Le joueur de Luth, La tête de Méduse. Ses ennemis devenaient de plus en plus nombreux, avec parmi eux le peintre Giovanni Baglione qui avait tenté de dénigrer Le martyre de saint Matthieu et voulu le faire condamner pour pédérastie avec le scandaleux L'amour vainqueur. L'Ombre l'oblige à lui montrer ce tableau que le marquis Vincenzo Giustiniani garde caché sous un drap pour ne pas subir la censure.

Ranuccio Tomassoni, un proxénète, devient bientôt l'ennemi acharné du Caravage car il lui a enlevé la célèbre prostituée Lena Antonietti pour servir de modèle à sa Madeleine repentie. Autour de l'artiste s'était formé un cercle de peintres dont il est le maître. L’ombre en les interrogeant, parfois sous la torture, est dégoûté par sa vie d'orgies et ses fréquents séjours en prison. Le Caravage croise ainsi Giordano Bruno sur le point d'être brûlé vif.

Lorsque L'Ombre visite la chapelle Cerasi de Santa Maria del Popolo où La conversion de Saint Paul a pour pendant La crucifixion de Saint Pierre, il croise Battista, un vieux mendiant alcoolique qui servit de modèle à saint Pierre. Il éprouve pour lui le même dégoût que lorsqu'il interroge Anna qui se vante d’avoir servi de modèle à la mère du christ pour La vierge au serpent. Comment la lie de la société peut-elle prétendre à incarner le sacré ? Giovanni Baglione fit en sorte que le Saint-Office ordonne au Caravage de ne plus les prendre pour modèle. Il en conçoit un grand abattement.

L'Ombre se rend dans l'atelier d'un ami du Caravage, Orazio Gentileschi, où il rencontre sa fille, Artemisia, et l'interroge sur son tableau, Suzanne et les vieillards, avant de la faire parler du Caravage qu'elle admire.

Malgré les injonctions de l’Église de ne plus utiliser des modèles parmi la plèbe, Le Caravage se sert de la dépouille de Lena, qui rendu folle par la perte de son enfant s’est noyée,  pour peindre La Mort de la Vierge. "Je l’ai peint pour vous et pour les gens qui viendront prier ici, pas pour un Roi ou pour une cour" dit-il au moment du dévoilement de la toile dans l'église Santa Maria delle Scala. Le Pape Paul V en reconnaît la valeur mais déclare que L’Église n’est pas prête pour cela :" Faites disparaître ce tableau. Brûlez-le" ordonna-t-il. Heureusement Rubens, en visite à Rome, l'acheta.

Le déclin de l'artiste culmine lorsque, à la suite d'une anodine querelle, il tue Ranuccio Tomassoni. Condamné à être décapité, le peintre s'enfuit d'abord à Naples puis à Malte, où, grâce aux connaissances de Costanza Colonna et à son grand tableau d'autel La décollation de saint Jean-Baptiste, il est fait chevalier. Cependant, les espoirs de faire annuler sa peine sont perdus en raison de sa conduite, qui l'oblige à fuir à nouveau à Naples, où il subit la tentative de meurtre qui lui défigure le visage. L'ombre remet son rapport au Pape et lui recommande de refuser la grâce.

L'Ombre, revenu à Naples, comprend alors que Costanza Colonna, secrètement amoureuse de lui, cache Le Caravage ; pour la convaincre de le laisser le rencontrer, il lui dit que le pape a déjà signé le sauf-conduit et la grâce pour l'artiste et la lui fait remettre par son fils. Après s'être mis sous la protection de son Christ flagellé et emmené ses dernières toiles, Caravage embarque en direction de la côte du Latium.

Mais on le fait débarquer dans la garnison militaire de Palo Laziale, où l’attend l’Ombre qui fait enfin connaissance avec Caravage. L'Ombre lui révèle que le document accordant la grâce est un faux mais lui promet de lui sauver la vie en échange du renoncement total à son activité de peintre. Le Caravage comprend cependant que derrière cette demande il n'y a pas une accusation de blasphème, mais la peur que son art soit considéré comme dangereux car prônant le chaos plus que l'ordre, nécessaire à l'Église durant la contre-réforme. Le Caravage refuse, prétextant que renoncer à son art serait renoncer à sa vie et fait part de son mépris envers l'Ombre "Je ne reconnais pas votre autorité, vous n’êtes rien".

L'Ombre assomme l'artiste et le livre aux frères de Ranuccio Tomassoni, qui se vengent en le tuant brutalement. Le corps du peintre est jeté à la mer. Sur le chemin qui le conduit à Rome, l’Ombre, qui a emmené les dernières toiles du Caravage, ne peut retenir ses larmes.

Michele Placido ne manque pas de culot en prétendant faire authentique par le choix, des décors et des costumes de son film qui n'est rien d'autre que parfaitement académique par son mélange convenu de boue et d'or. Il est bien loin d'un film authentiquement baroque comme pouvait l'être le Caravaggio (1986) de Derek Jarman. En inventant le personnage de L'Ombre, le film pose néanmoins d'intéressantes questions sur ce qui a pu choquer L'église dans la peinture du Caravage.

Un soin académique de reconstitution

Comme Andreï Kontchalovski avec son Michel-Ange (2019),  Michele Placido prétend rendre compte de la Rome baroque "en subvertissant l’imagerie courante des films se déroulant au début du XVIIe siècle afin de réaliser un film authentique, sale, loin de la tentation d’une reconstitution léchée". Le film serait esthétiquement baroque par le contraste entre somptueux et gigantesques palais appartenant à la noblesse ou à l’Église et tavernes populaires au milieu de rues crasseuses. Baroque aussi le brouillage de la chronologie avec un début en 1609 et par le recours à plusieurs témoins dont les narrations se recoupent.

Le film est pourtant très académique, répondant à une vision préétablie du réalisateur qu'il reconstitue soigneusement en studio. Les rues du centre de Rome ont été reconstituées à Cinecittà, ainsi que la boutique du Chevalier d’Arpin où Caravage a fait ses premiers pas à Rome, et la maison de Lena. Même l’atelier de Caravage, le décor le plus important du film, a été créé à Cinecittà : "un environnement imposant dans son architecture mais souillé par l’ameublement, la présence d’un cheval, la paille sur le sol". Les églises de la Renaissance napolitaine et du début de la période baroque ont été reconstituées : la chapelle Contarelli et la chapelle Cerasi, ainsi que Sant’Agostino. Santa Maria delle Anime del Purgatorio a été transformé en hôpital, tandis qu’à Santa Maria La Nova ont été recréés le cloître et l’église Vallicella, l’hospice des pauvres. La Villa Chigi figure une partie de la résidence des Colonna et la Villa Aldobrandini, lieu de la fête spectaculaire du cardinal del Monte ne font pas plus authentiques que le décor de studio tant tout est entouré d'une même patine.

Même montrées brièvement, les reproductions de tableaux font l'objet d'un soin particulier. Généralement, au cinéma, les peintures sont l’objet de tirages photographiques, mais ici les œuvres ont été préparées sur des toiles dont les fonds ont été patinés au moment de l’impression, afin de rendre les textures beaucoup plus fidèles que les simples reproductions, inévitablement plates. C’est avec cette technique qu’ont été réalisés La conversion de Saint Paul et La crucifixion de Saint Pierre dans la chapelle Cerasi, ainsi que Le martyre de Saint Matthieu destiné à la chapelle Contarelli de Saint-Louis-des-Français, un tableau de 3,20 m sur 3 m, ou La Décapitation de Saint Jean, à Malte, de 5 m sur 3 m, des œuvres véritablement complexes qui ont nécessité un travail extrêmement long et minutieux, tant pour les toiles que pour les cadres.

Le Caravaggio de Jarman oublié

Dans son Caravaggio (1986), Jarman proposait une réflexion bien plus très élaborée sur la représentation cinématographique de la Rome baroque en s'interrogeant sur les possibilités d'une mise en scène historique qui éviterait l'artificialité du film d'époque avec ses décors surchargés, ses figurants inutiles, ses costumes "qui n'ont jamais l'air d'avoir été porté" et "le vernis brun qui semble entourer les personnages".

Caravaggio était entièrement tourné en intérieurs, dans des décors sobres, seulement décorés de quelques objets. Le long-métrage au faible budget a été réalisé dans un hangar des docks londoniens. Mais au-delà des restrictions financières, il s'agit pour Jarman de mettre en cause ce qu'il considère comme une démarche qui pèche par manque d'imagination. Le réalisateur explique ainsi avoir en conséquence opté pour ce qu'il appelle "an approximation of period". Cette approximation d'époque se caractérise non seulement par le choix d'un décor résolument sobre et abstrait mais aussi par une mise en scène qui s'inspire des toiles du Caravage. Qu'il s'agisse des épisodes d'ateliers ou des séquences supposées se dérouler dans d'autres lieux, le film est tourné dans des espaces très peu décorés, éclairés de façon latérale et dont les arrières plans restent dans l'ombre, c'est à dire dans un style qui rappelle les œuvres du Caravage.

Instituer le doute dans le regard

Si le film est un échec d’un point de vue formel tant dans son esthétique que pour rendre compte du génie créatif du Caravage, il n'en pose pas moins d'intéressantes questions sur ce que pouvait avoir de dangereuse sa peinture pour l'Église. En ce sens, le rôle central de l'Ombre est intéressant alors qu'il ne connaît rien en peinture. L'ombre est un personnage fictif, mais son rôle dépasse largement celui de béquille narrative qui permet d'explorer la vie du peintre au travers des témoignages qui lui sont faits. Le titre original du film, au-delà du jeu de mot pictural, lui accorde d'ailleurs une place égale à celle du peintre.

L'Ombre reconnaît que Le Caravage a une façon révolutionnaire d'humaniser le divin, de le rendre accessible au peuple en lui permettant de s'identifier aux personnages (sainte, madone) qui intercèdent auprès du Christ. L'église pourrait l'accepter si les modèles n'étaient pas aussi négativement connus de tous comme des prostituées ou des ivrognes. Mais le Caravage y relève certainement plus de la réalité souffrante, comme il trouve son Goliath dans son propre visage défiguré par le coup de poignard. Le reproche de L'Ombre est théologiquement intéressant : Caravage était du côté du chaos dans lequel est plongé l'humanité plus qu'il n’appelle à l'unité nécessaire à l'Église au temps de la contre-réforme. Ses tableaux introduisent le doute : qui sont ces personnages ; pourquoi sont-ils si différents des modèles habituels ? Pourquoi leur sujet ou motis est provocateur ? Le propos est ici tenu avec L'amour vainqueur ou la larme de Marie-Madeleine. Il aurait pu être prolongé avec la querelle du pied de La vierge au serpent ou le refus de la première version de Saint Matthieu et l'ange. Le contraste entre la limpidité du message attendu par l'Eglise et la lecture subjective de tout à chacun est au cœur de la spécificité de l'artiste. C'est ce qui vaut sa mise à mort par L'Ombre.

En s'éloignant de la fin désormais connue du Caravage pour servir un propos particulier, laissé généralement dans l'ombre, Michel Placido se fait quand même un peu baroque.

Jean-Luc Lacuve, le 3 janvier 2023.

Source : Dossier de presse