Installé au volant de son taxi, Jafar Panahi sillonne les rues animées de Téhéran. Un premier client monte à l'avant, bientôt rejoint par une femme qui monte à l'arrière. Alors que l'homme prône la peine de mort pour ceux qui ont volé les quatre roues de la voiture de l'un de ses amis, la femme lui fait remarquer que cela n'a jamais rien changé. Ainsi des deux hommes exécutés pour racket dans un procès médiatisé. Alors qu'un troisième passager est monté à l'arrière, l'homme s'irrite et la femme lui demande son métier, arguant que, lorsque l'on défend mordicus une position c'est par conviction ou parce qu'on y trouve intérêt. La femme donne son métier, institutrice, ce qui fait rire l'homme y trouvant là l'origine de son comportement de bisounours. Il veut bien donner son métier mais juste en sortant: il est voleur à la tire. La femme est interloquée et descend un peu plus loin.
Le troisième passager, explique alors à Panahi qu'il l'a reconnu et se doute bien qu'il fait un film; La scénette à laquelle il a assisté avait été préparée avec soin. Panahi ne réfute pas et le laisse monter à l'avant pour discuter; Son passager est un vendeur de DVD pirates de films occidentaux censurés en Iran et auquel il a déjà eu recours pour voir des films chez son fils : Il était une fois en Anatolie et Magic in the moonlight.
Alors que Panahi stoppe à un carrefour, un homme blessé au visage et sa femme en pleurs prennent d'assaut son taxi, les passants demandant qu'il les conduise à l'hôpital. L'homme se désespère de laisser sa femme dans le besoin et demande à être filmé avec le téléphone de Panahi pour enregistrer son testament par lequel il lègue tout à sa femme. Il s'évanouit et c'est inconscient qui est pris en charge par les brancardiers de l'hôpital. Alors qu'il va s'éloigner la femme revient en courant pour demander le téléphone de Panahi afin de récupérer le film-testament. Panahi promet d'en faire une copie dès son retour chez lui et laisse sa carte de visite à la femme pour qu'elle le rappelle. Quelques instants plus tard la femme rappelle afin de s'assurer que le numéro de téléphone laissé par Panahi était bien le bon et sans s'inquiéter outre mesure de l'état de santé son mari.
Panahi conduit ensuite le vendeur chez son prochain client : un jeune homme qui fait des études de cinéma. Lui aussi connait Panahi et lui demande des conseils pour réaliser un court-métrage. C'est justement la difficulté lui répond le cinéaste : personne ne peut aider personne dans le choix d'un bon sujet. Il faut aller à la rencontre du monde. L'étudiant lui demande ensuite de l'aider à choisir un film ce qu'il fait non sans lui avoir dit que tout film mérite d'être vu et que le jugement n'est qu'une affaire de gout. L'étudiant achète ainsi trois films, confiant, puisque le vendeur lui a affirmé que Panahi était son associé. Ce mensonge ne plait pas à Panahi qui en fait la remarque au vendeur. Alors qu'ils vont s'éloigner, deux femmes veulent monter d'urgence dans le taxi : elles doivent mettre à l'eau, à midi-pile deux poissons rouges dans la source où ils ont été pêchés un an plus tôt afin d'en récupérer deux autres qui leur garantiront une année de vie supplémentaire. Les deux hommes sont bien sceptiques vis-à- vis de cette superstition mais Panahi accepte d'aller dans la direction proposée et laisse son vendeur au coin d'une rue, pas mécontent de s'en débarrasser après son mensonge. Le vendeur s'en excuse : Il voulait juste lui rendre ainsi hommage et les deux hommes se quittent réconciliés. Panahi reprend sa route mais est désolé de ne pas joindre un correspondant qu'il cherche à rappeler. Ainsi, distrait, fait-il un arrêt brusque qui casse le bocal aux poissons rouges. Panahi les récupère dans un sac plastique qu'il remplit d'eau. Les femmes sont mécontentes et plus encore lorsqu'il les abandonne à un autre taxi. Il doit en effet aller chercher sa nièce à la sortie de l'école : c'est elle qu'il cherchait à rejoindre vainement au téléphone.
Il arrive effectivement devant une école désertée, sa nièce l'attendant là depuis une heure dit-elle. Elle ne l'a pas rappelé car elle tenait absolument à ce qu'il vienne la retrouver et craignait qu'il ne s'invente une excuse. Par ailleurs, elle lui fait aussi le reproche d'avoir une voiture indigne du grand cinéaste qu'il prétend être et dont elle s'est targuée auprès de ses copines. Et puis elle lui demande aussi de l'aider à trouver le sujet d'un documentaire qu'elle doit réaliser comme devoir. Elle a bien enregistré la séparation d'un couple en bas de chez elle, mais cela n'est guère diffusable. La maitresse lui a donné un certain nombre de règles à respecter : pas de cravate et de nom persan pour les héros positifs qui doivent avoir un prénom de prophète.
Panahi a rendez-vous avec un de ses amis. Il invite la nièce à boire un chocolat pendant qu'il discute. Il a été agressé et volé chez lui par un couple qu'il a reconnu; ce sont des voisins qui ont monté leur affaire; justement les propriétaires du café auprès duquel il a commandé le chocolat pour la nièce. C'est aussi le voleur-vendeur qui leur porte deux jus d'orange dans la voiture. L'ami ne veut pas porter plainte car ce vol a permis à ces gens de s'en sortir même si lui se ressent encore physiquement de l'agression. En rentrant, la fillette trouve trop cool le serveur du bar. Panahi en est troublé.
Alors qu'il descend pour une course, la nièce remarque un couple de mariés filmé par un cameraman ainsi qu'un adolescent des rues à la recherche de bouteilles consignées qu'il met dans un grand sac. Elle surprend l'adolescent à ramasser discrètement un billet tombé de la poche du marié. Elle l'incite à lui rendre ainsi pourra-t-elle filmer avec son appareil photo-caméra un acte d'abnégation qui fera un bon sujet pour son devoir. L'adolescent finit par accepter en maugréant et y met suffisamment peu de conviction pour que le marié parte en voiture avant qu'il lui rende son argent. La nièce en est morfondue. Ils croisent alors une femme au bouquet de roses, avocate qui s'en va défendre un prisonnier. Elle-même est sous la menace d'une radiation du barreau demandée par ses propres confrères. Elle dépose une rose pour les gens du cinéma, bien plus solidaires entre eux. La nièce trouve alors un porte-monnaie ; c'est celui de l'une des femmes aux poissons rouges. Panahi espère qu'elles sont encore à la source et la rejoint pour leur rendre le porte-monnaie. Ils quittent la voiture et deux hommes en moto en profitent pour casser la vitre du taxi et voler les caméras ; ils n'ont pas le temps d'emporter la carte mémoire... Heureusement pour le film. Panahi déclare qu'un générique en Iran n'est possible que si l'on obtient le visa de censure. Comme celui-ci ne peut en avoir, il n'y pas de générique.
Le film est composé de huit scénettes dont les quatre premières sont constituées par le duo de clients se disputant sur la peine de mort, le vendeur de DVD et son client apprenti-cinéaste, l'accidenté de la route et sa femme en larmes, les deux femmes aux poissons rouges. Intervient alors la nièce du réalisateur pour les quatre dernières scènes : la discussion avec l'ami pendant qu'elle boit un chocolat ; son échec à filmer l'acte d'abnégation du gamin des rues, la discussion avec la femme avocate au bouquet de roses ; la remise du porte-monnaie perdu.
Un documentaire de fabulation
Le film est très soigneusement construit et mis en scène comme le remarque avec entrain le vendeur de DVD. Peut-être s'agit-il d'un documentaire si, comme cela est probable, les personnages jouent leur propre rôle dans de petites fables conçues par Panahi. Le générique, absent, ne permet pas d'en juger. La raison avancée pour cette clôture ironique du film est politique : pas de visa de censure. Mais des raisons de sécurité ont pu jouer : c'est déjà courageux de jouer dans un film interdit, inutile d'en rajouter en affichant son identité. L'avantage principal reste néanmoins d'augmenter le mystère du film. Présenté comme cela, Taxi-Téhéran est en effet un exceptionnel documentaire de fabulation au sens où l'entendait Deleuze : où les frontières se brouillent entre documentaire et fiction et révèlent l'imaginaire d'un peuple.
Panahi rejoint ainsi par d'autres voies, plus modestes, les beaux films conceptuels avec Cadillac que sont Holy motors (Leos Carax, 2012) ou Cosmopolis (David Cronenberg, 2012). Il est aussi possible de rapprocher ce film de Ten (2002) où Abbas Kiarostami, dont Panahi fut l'assistant, construisait, en dix séquences dans un taxi , le tragique parcours d'une femme libre. Elle devait renoncer à convaincre son jeune garçon qu'il aurait eu plus de chance de devenir lui-même avec elle qu'avec son père et son éducation strictement encadrée par les préceptes des mollahs.
On constatera alors combien ce film, tout aussi noir, possède néanmoins un ton bien plus léger et provocateur que le tragique et beau portait de femme dressé à l'époque par Kiarostami.
Une provocation guillerette puis sombre
La provocation est d'abord légère : les mollahs et les voleurs à la tire se trouvent réunis dans un même combat pour prôner la peine de mort. La censure des produits occidentaux est inefficace car sans cesse contournée par les vendeurs de DVD ou CD pirates ; les femmes que l'on contraint à jouer les pleureuses n'en sont pas sottes pour autant. Elles font tout pour préserver leur indépendance économique. La superstition a encore de beaux jours devant elle quand deux vieilles femmes croient que leur survie est liée à celle de deux poissons rouges, allusion au Ballon blanc, premier film de Panahi.
Le ton devient un peu plus noir avec la rencontre avec la fillette qui, comme le garçon de Ten, a bien du mal à trouver sa voie au sein des préceptes imposés par l'école et notamment les règles pour qu'un film soit "diffusable", euphémisme pour non censuré. Les actes d'abnégation sont bien mal récompensés : l'ami de Panahi, un héros formidable du quotidien, qui ne porte pas plainte quand il comprend que son agression a été utile pour d'autres et enfin Panahi lui-même qui se fait voler ses caméras installées dans sa voiture pour aller rendre le porte-monnaie. Entre-temps sera intervenue la femme aux roses, désavouée par ses pairs. Elle loue les gens de cinéma pour leur plus grande solidarité, hommage de Panahi à l'ensemble de ses soutiens en occident.
Jean-Luc Lacuve, le 10/04/2015