Il était une fois en Anatolie

2011

Cannes 2011 (Bir zamanlar Anadolu'da). Avec : Muhammet Uzuner (Docteur Cemal), Yilmaz Erdogan (Commissaire Naci), Taner Birsel (Procureur Nusret), Ahmet Mumtaz Taylan (Ali Arab), Firat Tanis (Kenan), Ercan Kesal (Mukhtar), Cansu Demirci (Djamila, la fille de Mukhtar). 2h30.

Prégénérique : dans l'annexe d'un magasin de pièces détachées, trois hommes mangent et boivent tout en discutant amicalement. Lorsque le propriétaire sort nourrir son chien, il constate qu'un orage s'annonce. Générique.

La nuit, un convoi de trois voitures parcourt les routes de pierres des steppes d'Anatolie. Il s'arrête près d'un ruisseau aménagé en fontaine, d'un champ labouré et d'un arbre en boule. Kenan, un suspect menotté qui s'est déclaré coupable d'un meurtre, n'est pas certain d'avoir commis son forfait ici. Le convoi repart. Dans la première voiture, celle du procureur Nusret, le chauffeur craint de se perdre et demande au chauffeur du commissaire Naci, Ali Arab, de prendre la tête du convoi. Ce que celui-ci fait, une fois que le procureur est allé soulager sa vessie.

Dans la voiture du commissaire, on rigole des problèmes de prostate du procureur. Le commissaire Naci a aussi d'autres soucis. Sa femme l'appelle au téléphone pour le réprimander de n'avoir pas été cherché les médicaments nécessaires à leur fils, hyperactif, qui leur rend la vie insupportable. Il demande au médecin, derrière lui, s'il pourra lui faire une ordonnance au retour. Le médecin, Cemal, accepte et la conversation dérive vers le yaourt de buffle avant que le convoi ne s'arrête une seconde fois. Kenan n'est une nouvelle fois pas certain de reconnaître l'endroit et, accompagné du commissaire et de deux agents avec des pelles s'en va reconnaître le terrain un peu plus loin. Le procureur est allé une nouvelle fois soulager sa vessie et a été surpris d'entrapercevoir, le temps d'un éclair, des sculptures taillées dans la roche. Ali Arab discute avec le médecin de la vénalité de Sveret, le chauffeur du procureur, qui n'est là que pour être payé en heures supplémentaires. Lui-même connaît mieux la route car il vient souvent ici chasser. Au médecin qui estime perdre son temps ici, il lui dit qu'un jour il racontera cette histoire à ses enfants en commençant par "Il était une fois en Anatolie..."

Naci revient avec des nouvelles encourageantes. Ce n'était pas le bon endroit mais, cette fois, Kenan est certain d'avoir enterré sa victime pas très loin de là. Le convoi repart donc pour un court trajet et s'arrête pour la troisième fois. Le commissaire fait éclairer le champ en contrebas par les voitures et repart avec son subordonné, Acett, qui surveille Kenan et les deux agents avec des pelles.

Le procureur et le médecin regardent avec détachement ces cinq hommes qui s'affairent et s'enfoncent dans la nuit.  Le sergent chargé de surveiller le second suspect, présent lors de la soirée du prégénérique, vient demander au procureur si les recherches du commissaire sont bien légales alors qu'ils ont déjà parcouru 34 kilomètres en dehors des limites de la commune du chef-lieu. Le procureur et le docteur sourient des préoccupations très personnelles du militaire. Le procureur se moque notamment du fait que le sergent pense avoir tout prévu avec son bidon d'essence supplémentaire. Le médecin trouve étrange cet arrêt dans un lieu qui semble très différent de celui décrit par Kenan initialement, très étrange aussi cette affaire. Le procureur lui dit avoir déjà été confronté à une mort étrange. Il a vu la plus belles des femmes mourir sans raison. La femme de son ami avait dit qu'elle mourrait dans cinq mois, juste après la naissance de son enfant et, cinq mois plus tard, elle décédait, brutalement et sans raison. Comme elle l'avait dit. Le médecin ne croit pas à une mort sans raison et demande au procureur si une autopsie avait été pratiquée. Le procureur qui se flatte d'être soupçonneux dans son métier réplique que dans ce cas cela ne lui avait pas paru nécessaire tant la mort avait été annoncée par cette femme. Leur discussion arrête car Naci revient furieux en compagnie de Kenan qu'il insulte copieusement. Ce troisième arrêt n'a servi à rien : ce n'est pas là que Kenan a enterré sa victime. Furieux de passer pour un incompétent auprès de tous après avoir organisé ce déplacement où tout devait être réglé en deux heures, Naci frappe Kenan, obligeant le procureur à intervenir. Pour que la nuit ne dégénère pas, le procureur décide de faire une halte dans un village voisin afin que chacun se repose avant de nouvelles investigations. Le chauffeur du procureur propose d'aller au village le plus proche malgré les réticences d'Ali Arab qui préfère un village qu'il sait plus propre un peu plus loin.

Mukhtar, le maire fait le meilleur accueil à ses inattendus hôtes de marque. Réunis autour d'un excellent plat de viande de mouton, l'assemblée écoute Mukhtar demander au procureur de plaider en sa faveur pour construire une morgue flambant neuve à la place de celle existante, délabrée et mal placée car en permanence assaillie par les déjections des bêtes. Certes, il n'a pas les fonds suffisants mais les riches exilés turcs ne manqueront pas de faire des dons pour revoir une dernière fois leurs vieux parents si une morgue était en mesure de les conserver jusqu'à leur retour au pays. L'assemblée rit également d'Ali Arab qui ne souhaitait pas venir dans ce village où il a pris femme mais où on le méprise aussi du fait de ses origines modestes. Une panne d'électricité due au vent vient interrompre les discussions.

Le procureur s'en va une nouvelle fois aux toilettes. Kenan s'endort et rêve que son ami Yacer, qu'il a probablement tué, est toujours vivant. Djamila, la fille de Mukhtar, apporte des lampes comme son père le lui a demandé mais sert aussi du thé à chacun et chacun d'être émerveillé par sa beauté. Kenan pleure soudainement. Le procureur et le docteur discutent à nouveau de la femme sublime morte mystérieusement. Le docteur dit que l'arrêt cardiaque n'est pas en soi la raison de la mort, qu'il aurait fallu en chercher la cause, un empoisonnement peut-être. Naci revient bouleversé de la conversation qu'il vient d'avoir avec Kenan. Celui-ci avoue avoir tué Yacer, probablement en légitime défense, quand celui ci, sans doute furieux, a compris que Kenan était le père de son enfant.

Au petit matin et sous la pluie, le convoi des trois voitures s'arrête une quatrième fois près d'une petite fontaine. Kenan reconnait l'endroit et s'effraie de voir un chien sur le lieu où il a enterré Yacer. Le chien a en partie déterré le corps et les policiers finissent de le déterrer pour constater qu'il est lié par une corde. Naci s'emporte de nouveau devant la cruauté de Kenan. Le procureur voudrait en finir au plus vite et dicte à son adjoint muni d'un ordinateur la description de la scène du crime. Le sergent ergote sur la délimitation de la commune où été trouvé le corps. Le procureur provoque les sourires de tous quand il dit que Yacer ressemble à Clark Gable, chacun sachant que c'est le procureur qui se flatte de ressembler à l'acteur américain. Alors que tous sont déjà bien fatigués, on constate qu'il n'y a pas de sac mortuaire et Yacer est transporté dans une couverture et plié dans un coffre qu'Ali Arab emplit de quelques melons fraichement ramassés.

Sur le chemin du retour, tous pensent à Kenan qui a tué son ami après avoir trop parlé et dont l'enfant pense qu'il est le meurtrier de son père. A la ville, les voisins attendent le retour du convoi car voila deux jours que Yacer avait disparu. Ils sont en colère contre le meurtrier. Celui-ci n'a d'yeux que pour la femme de Yacer et son fils. Celui-ci lui jette une pierre au visage. Le commissaire vient demander son ordonnance et le médecin, après la lui avoir établie, se repose dans un sauna. Rentré chez lui, il parcourt les photos des temps ou il était heureux avec sa femme avant leur divorce, ou jeune médecin, ou enfant. Il s'en va marcher dans la ville pour rejoindre l'hopital.

C'est bientôt l'heure de l'autopsie et le procureur vient retrouver le médecin. Il veut en savoir plus long sur les substances capables de provoquer un arrêt cardiaque. Cemal lui indique que de simples comprimés pour soigner le cœur, pris à trop haute dose, provoquent un arrêt cardiaque. Il s'enquiert des éventuelles causes possibles du suicide de la femme de l'ami du procureur. Celui-ci finit par lui révéler que la femme avait surpris son mari avec une femme mais que cela avait été sans conséquence puisqu'elle lui avait tout de suite pardonné. Cemal comprend alors qu'il est en train de révéler au procureur ce qu'il ignorait : sa femme n'est pas morte de façon étrange après avoir donné naissance à leur enfant mais s'est délibérément suicidée une fois s'être assurée que son enfant était en bonne santé. Le procureur déclare en effet bien connaitre les petits comprimés jaunes et avoue que les femmes ont des façons terriblement cruelles de se venger.

Cemal et Nusret descendent bouleversés vers la salle d'autopsie. Le procureur abasourdi par ce qu'il vient de comprendre et le médecin regrettant les conséquences de son incrédulité. Le femme de Yacer et son fils attendent prés de la salle d'autopsie. Nusret s'en va bientôt, trop bouleversé, et seul le médecin, son assistant et l'assistant du procureur assistent à l'autopsie. L'assistant décèle des traces de terre dans les poumons de Yacer qui pourraient indiquer qu'il a été enterré vivant. Cemal refuse cet indice ambigu et décide de ne pas en faire état. Par la fenêtre, il regarde le fils de Yacer s'en aller avec sa mère et renvoyer le ballon que ses camarades de classe avaient envoyé trop loin. L'assistant est interloqué mais Cémal a sans doute jugé qu'il était inutile d'en rajouter à la souffrance des humains.

Les problèmes d'hommes, et donc de femmes, auxquels sont confrontés les occupants de trois voitures parcourant les routes d'Anatolie un soir d'orage peuvent-ils conduire à une ample fresque humaine digne d'un film de Sergio Leone auquel le titre se réfère ? C'est bien pourtant ce à quoi conduisent les révélations progressives sur la vie que ces hommes qu'ils ont gâché par leur inconstance, leur négligence vis à vis des femmes. Au cœur d'une nuit fantomatique où la grâce les effleure, le petit matin blême les verra de nouveaux aux prises avec leur triste humanité déchue, celle qui a oublié la vitalité de l'enfance.

Les drames les plus sombres maintenus hors champ.

Le scénario, habilement tricoté, prépare plusieurs révélations successives sur les drames vécus par les personnages principaux. A l'image de l'ellipse entre le prégénérique et la première séquence, tous ces drames seront hors champs.

Le meurtre de Yacer intervient donc entre le prégénérique et le générique. C'est ce que l'on apprend au retour du convoi. La foule s'est assemblée devant chez Yacer qui avait disparu depuis deux jours suscitant l'inquiétude de sa femme qui, l'apprend-t-on lors de l'autopsie, a prévenu la police. Au début du film, Kenan vient sans doute juste de se livrer et l'on ne sait s'il l'a fait à la demande de sa maitresse. Kenan parait incertain mais pas, comme on peut l'imagier, alors parce qu'il cherche à tromper la police ou à retarder l'échéance mais parce qu'il est profondément troublé du meurtre qu'il a commis. Naci apprend au convoi que Kenan a tué Yacer, probablement en légitime défense, quand celui-ci, sans doute furieux, a compris que Kenan était le père de celui qu'il croyait être son enfant. Kenan doit subir la haine de son fils qui ne supportera sans doute pas le mal qu'il a fait à celui qui l'a élevé et qu'il a toujours cru être son père.

Le drame du procureur est tout aussi terrible. Sa femme n'est pas morte de façon étrange après avoir donné naissance à leur enfant mais s'est délibérément suicidée une fois s'être assurée que son enfant était en bonne santé. Il faudra trois discussions avec Cemal pour que Nusret en arrive à cette conclusion qui en fait par son inconstance amoureuse le coupable de la mort de sa femme qui devait l'aimer plus que tout.

Le drame du médecin semble par comparaison moins douloureux. La vision successive des photos où il remonte dans le temps, des jours heureux avec son épouse en couleur puis en noir et blanc puis de lui en jeune médecin idéaliste et en enfant plein de promesses exprime pourtant l'idée que sa vie s'est irrémédiablement écrasée après avoir contenu tant de promesses.

Le panorama des drames inclut aussi Naci qui souffre de son enfant hyperactif qu'il laisse en permanence à sa femme et d'Ali Arab, méprisé par la famille de sa femme.

La révélation des vies gâchées

La nuit favorise les monologues intérieurs qui prolongent les dialogues plus terre à terre qui ne refletent qu'une part de ce qui est pensé. Puis la nuit fantomatique fait ressurgir un passé que le procureur croyait étrange et que le médecin révèlera tragique. Dans ce champ éclairé de lumière dorée, Ali Arab fait tomber des pommes, l'une d'elles roule, roule pour finalement s'arrêter comme une première annonce de la grâce qui ne viendra que plus tard.

Au cœur de la nuit, la troupe fait en effet halte dans le village du maire. La grâce y touche chacun. Le médecin désabusé retrouve une étincelle amoureuse qui lui fera regretter d'avoir laissé partir sa femme et Kenan sanglote devant sa vie gâchée qu'il va alors raconter au commissaire. Les problèmes de prostate du procureur l'ont empêché de voir la jeune fille. Pour lui, c'est la vision des sculptures dans la roche qui avait annoncé la terrible nouvelle qui s'abattra sur lui.

Une humanité déchue.

La virtuosité du scénario et les apparitions de la grâce ménagent des moments d'émotions violentes mais, presque aussi, forts sont ces moments ou les petits soucis pragmatiques de chacun révèlent leur humanité déchue : la prostate du procureur, le yaourt de buffle de Naci, les melons d'Ali Arab, la pauvre couverture qui recouvre Yacer, l'aigreur de l'assistant du médecin pour l'autopsie jaloux du matériel d'un de ses collègues, le procureur fier de sa ressemblance (lointaine) avec Clark Gable, le maire et sa morgue somptuaire, les chaussettes du commissaire, le sergent tatillon sur les limites communales qui a pourtant tout prévu, gâteaux et essence.

Ces moments, qui permettent de survivre au désastre et que les humains trouvent parfois, s'incarnent dans la capacité des enfants à jouer envers et contre tout, à renvoyer un ballon après avoir jeté une pierre. Cemal, en taisant un possible indice trop lourd, ne veut pas gâcher cet espoir.

Jean-Luc Lacuve, le 11/11/2011