Le dernier des hommes

1924

Thème : Avant guerre

(Der letzte mann). Avec : Emil Jannings (le portier), Maly Delschaft (sa fille), Hiller maximum (son fiancé), Emilie Kurz (sa tante), Hans Unterkirchner (directeur d'hôtel), orage d'Olaf (un jeune invité), Hermann Vallentin (un invité corpulent), Georg John (le gardien de nuit), Emmy Wyda (un voisin mince), Erich Schönfelder, Neumann Schüler. 2315 mètres (1h26)

Le portier du grand hôtel " Atlantic " est très fier de ses prérogatives : il occupe une fonction prestigieuse, que son costume désigne aux yeux de tous. Dans son quartier, il est respecté et envié. Or, un matin, en arrivant à son travail, il constate qu'il a été remplacé. Le directeur de l'hôtel lui explique, sans ménagement, que cette mesure est due à son grand âge. On lui arrache sa somptueuse livrée et on le relègue au gardiennage des lavabos. C'est la pire des humiliations. Le soir venu, l'ex-portier vient en catimini récupérer sa livrée, afin de donner le change à son entourage. Mais une commère a été témoin de sa déchéance. Elle la révèle à tout le quartier, qui tourne en ridicule le pauvre homme. A bout de forces, il vient se terrer dans ses lavabos, où un veilleur de nuit le découvre, prostré...

L'histoire aurait dù s'arrêter là. " Mais l'auteur a eu pitié de son héros et inventé un épilogue à peine croyable " (comme le précise textuellement un carton intercalaire). Un milliardaire américain excentrique succombe à une crise cardiaque dans les lavabos de l'hôtel. Il a eu le temps de léguer son immense fortune à l'homme qui l'a assisté dans ses derniers moments. Le portier retrouve ainsi sa gloire perdue; en compagnie du veilleur de nuit, il fête son triomphe en faisant bombance devant le personnel de l'hôtel rassemblé, qui le salue respectueusement.

Pour Jacques Lourcelles :
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Au carrefour de l'expressionnisme et du réalisme, le film présente la virtuosité des dernières œuvres du muet à cette différence près qu'on est en 1924 et que ce film bilan peut aussi être vu comme un film pionnier.

Il y a dans Le dernier des hommes, un des très rares films muets à être dépourvus de tout intertitre, la plus formidable concentration d'énergie, de talent et de procédés stylistiques divers mis en œuvre pour exprimer, par le dehors des hommes et des choses, le dedans de l'homme et de la réalité. Les attitudes infiniment variées de Jannings qui pousse à leur paroxysme la plasticité et le don de métamorphose des grands acteurs expressionnistes, l'utilisation de tous les types de cadrages et d'une gamme illimitée de mouvements d'appareils, le recours aux plans subjectifs et oniriques, la prolifération des effets de montage (parallélisme, métaphore, etc.…), la magie abstraite et pourtant terriblement précise des décors, l'importance dramatique et symbolique accordée aux objets servent un thème de caractère intime et universel ; la déchéance d'un homme vue tout à la fois de l'extérieur et de l'intérieur de lui-même.

La thématique du film est loin d'être simple. Car Le dernier des hommes est aussi un film sur la vieillesse, âge de la vie où les illusions du paraître pourraient et devraient s'atténuer, alors que chez le portier de l'hôtel Atlantic, elles culminent. Toute son aventure se limite à l'échange d'une livrée contre une autre, et le contraste entre l'orgueil qu'il tirait de la première et l'humiliation que lui cause la seconde a quelque chose d'aberrant, qui ajoute encore au caractère pitoyable de sa destinée. Murnau sait décrire dans une même vision synthétique l'immense souffrance de son personnage et son aliénation. Celui-ci ne vit en effet que dans le regard d'autrui et, pour établir un lien avec le film précédent de Murnau, Nosferatu, on pourrait dire qu'il est vampirisé par le regard d'autrui.

Pour en exprimer le poids sur la conscience du portier, Murnau a donné à la plupart des personnages qui l'entourent l'allure d'apparitions démoniaques. Elles n'existent - dans la seconde partie- que pour supplicier le héros prisonnier d'un univers urbain tumultueux et complètement coupé de la nature (selon l'un des principes de l'expressionnisme). Le réalisme initial du sujet, des personnages, des situations qui pourrait faire du film un archétype parfait du Kammerspiel, inventé par Carl Mayer, est métamorphosé par l'expressionnisme de la forme et la virtuosité géniale de Murnau.
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