Faute de pouvoir s'offrir l'hosto, un Américain bricolo rafistole lui-même son genou, méchamment charcuté... Un autre se retrouve avec deux doigts raccourcis par une scie circulaire et ne récupère que le bout de son annulaire : faire recoudre le majeur lui aurait coûté les yeux de la tête.
Le système de santé américain est en plein marasme. Car non seulement 47 millions de citoyens, un sixième de la population, n'ont aucune couverture médicale, mais des millions d'autres, pourtant bénéficiaires d'une mutuelle, se heurtent systématiquement aux lourdeurs administratives du système.
Michael Moore s'attaque ici aux puissantes sociétés qui vendent de la protection santé pour faire du profit sur le dos des malades, en leur déniant ensuite l'accès aux soins, en réduisant à rien le nombre d'actes médicaux réellement couverts. Bien sûr, il pointe la complicité de tous les politiciens américains, payés par ces industriels de l'assurance maladie pour ne rien changer.
Le scandale est double. Il tient d'une part au fait que les sociétés d'assurances refusent d'assurer les plus fragiles - quitte à les laisser mourir -, et d'autre part à la manière dont elles cessent de prendre en charge les soins de leurs clients lorsque ceux-ci deviennent trop coûteux - quitte à les laisser mourir eux aussi. Une jeune femme de 22 ans atteinte d'un cancer de l'utérus n'a pas été couverte sous prétexte qu'elle était anormalement jeune pour avoir contracté une telle maladie. Une autre s'est vu opposer, lorsqu'elle est tombée gravement malade, qu'au moment de la signature de son contrat, elle avait omis de déclarer avoir été soignée pour une mycose. Une femme a vu son mari mourir par un refus de soin.
Les primes des médecins experts employés par ces sociétés sont indexées sur le nombre de refus qu'ils opposent aux demandes de prise en charge. Autrement dit, dans un pays où les médicaments et les soins hospitaliers coûtent une fortune, ces firmes dont les cotations en Bourse atteignent des niveaux record sont directement et sciemment responsables de la mort de nombreux citoyens.
Sachant que la parole des politiques qui affirment que seul leur système est fiable, Moore va visiter successivement le Canada, la France, le Royaume-Uni et Cuba, pays qui ont instauré un régime de sécurité sociale fondé sur la solidarité.
Au Canada, Moore montre des patients qui disent avoir attendu " 20 à 40 minutes " avant de se faire soigner gratuitement dans un hôpital public. Un journaliste canadien lance : " L'exemple canadien est juste mais ma mère, il y a quelques jours, a attendu 5 heures. Pourquoi être si réducteur ? " Moore ne bronche pas. " Désolé pour votre maman, mais les Canadiens se plaignent toujours. "
On apprend ensuite qu'en Grande-Bretagne, les patients sourient d'aise dans les hôpitaux, que les plus pauvres reçoivent même de l'argent pour payer leurs frais de transport. Qu'en France, des femmes sont payées par l'Etat pour aider les jeunes mères dans leurs tâches ménagères.
Moore revient aux Etats-Unis : une femme chassée de l'hôpital est déposée dans la rue. Il emmène à Cuba d'anciens volontaires des opérations de déblaiement qui ont suivi les attentats du 11-Septembre à New York, aujourd'hui, atteints d'affections diverses. Après avoir tenté en vain de les faire admettre à l'infirmerie américaine de la prison de Guantanamo, située sur l'île, le cinéaste obtient des autorités de santé cubaines qu'elles prennent en charge ces malades.
Sicko va encore accroître le malentendu quant à la réception de l'uvre de Moore. On le juge sur le terrain du seul documentaire social alors qu'il est aussi un film politique s'attaquant aux institutions parlementaires, intimidées par les lobbies, dans sa première partie et un documentaire de fabulation dans la seconde. Il sera ainsi jugé comme partial par ceux qui s'intéressent au fond de l'affaire et comme un truqueur sans foi ni loi par les adeptes du seul documentaire classique.
Michel Moore ne fait pourtant pas "un film sur" en l'occurrence sur le système de santé. La première partie est une charge drolatique qui en fait aujourd'hui le seul héritier de l'agit-prop avec Chris Marker ou de la contre-culture américaine. La seconde partie est un documentaire de fabulation où il se met en scène dans un cinéma de dispositif ouvertement provocateur qui cherche à capter la vérité humaine induite par ce dispositif.
Il ne faudrait pourtant pas se tromper sur l'importance capitale de ce cinéma, le seul capable depuis la défunte comédie à l'italienne de mélanger douleur des plus pauvres et mauvais goût dévastateur dans un grand rire de colère pour générer une envie de combat. Après, si on le souhaite et seulement si, pourra toujours aller s'informer plus à fond du dossier.
Pour Michael Moore tout est perdu car le discours politique a atteint des sommets de cynisme. La petite phrase du générique "Nous allons vers des jours meilleurs" ne saurait être prise autrement que de façon ironique comme une avant-dernière pointe rageuse face à la tromperie permanente des politiques de l'état républicain. La dernière pointe sera donc pour revendiquer, en toute fin de générique, que lui aussi comme les politiques sait mêler émotion et idéologie mais en l'affirmant franchement à son public.
Un cinéma à la première personne du singulier
Michael Moore s'est toujours mis en avant dans ses films parce qu'il a appris à se méfier d'une parole qui se donne comme vraie. Chez lui, la parole est toujours mise en scène dans un dispositif. La fameuse séquence controversée du chèque qu'il envoie à son opposant vient juste après celle où les pompiers cubains rendent hommages aux héros du 11 septembre. Elles sont toutes deux aussi fragiles dans leur message d'espoir et renvoient à cette image bien fragile de Moore marchant vers la tour Eiffel pour nous proposer de tous nous unir dans un monde où la solidarité ne serait pas un vain mot. Elles renvoient aussi probablement au chèque que le patron de Nike, dans Roger et moi, n'envoyait finalement pas aux enfants chinois malgré ses bonnes paroles. Venant tout à la fin du film, ces séquences se donnent ouvertement comme des conclusions de peu de poids face à la puissance médiatique qui est le véritable objet de sa critique.
Moore ne veut pas cacher qu'il parle de lui et que son film est structuré à partir de lui. Ainsi le voyage en Angleterre débute à partir d'une vidéo qui lui a été transmise par cet américain, fan des Beatles, qui s'est cassé le bras en franchissant sur les mains le passage clouté d'Abbaye road. Aucun documentariste un peu objectif n'aborderait le sujet par ce petit bout de la lorgnette. Pourtant c'est bien cette entrée toute personnelle qui a touché Moore et l'a mis en marche pour l'Angleterre. Même approche personnelle pour le voyage en France qui commence par le récit de cette jeune femme qui a pu sauver son enfant grâce... aux urgences françaises et dont il ne cache pas que c'est une amie Moore qui, comme lui, habite la ville de Flint.
Tout au long du film, on ressent profondément le désir de Moore pour un mode de vie qui pourrait être plus solidaire. Ainsi du pèlerinage sur la tombe de Karl Marx en Angleterre en accord avec le témoignage chaleureux du militant sur la naissance du welfare sur les décombres des destructions dues aux bombardements allemands au lendemain de la seconde guerre mondiale.
Chaque témoignage est mis en scène dans un rapport affectif entre Moore et la personne avec laquelle il parle. C'est principalement le cas avec les gens en difficulté : la blessure recousue, le dilemme des deux doigts, le déménagement des parents dans la petite chambre de leur fille. Mais c'est aussi le cas avec le conservateur canadien. Mieux même, alors qu'habituellement on se demande toujours comment ont été sectionné les experts (carnet d'adresse, copinage, experts d'un domaine voisin...), Moore avoue qu'il s'est contenté de solliciter des témoignages par Internet et qu'il n'a plus eu ensuite qu'à sectionner ceux qui lui convenaient ou qu'il a écouté des amis qui lui ont conseillé d'écouter tel ou tel.
La proximité affective se retrouve notamment dans l'épisode des Américains vivant en France, attablés dans un restaurant pour converser avec Moore. Les arguments ne sont jamais donnés comme objectifs, comme paroles d'experts mais ressemblent fort à ceux que nous-mêmes pouvons tenir pour défendre, certes avec un certain angélisme où le vin de fin de repas n'est pas étranger, notre système face à celui des américains. La séquence parle moins des cinq semaines de congé payés ou de la journée de solidarité avec les vieux qu'il met ne scène une discussion amicale entre gens heureux d'être ensemble pour approuver un mode de vie partagé. Des gens heureux à l'hôpital ou dans la rue se rencontrant, minces et beaux pour des pique-niques entre amis ; Moore n'hésite pas là à confronter cette image à sa propre personne, trop américaine, trop lourde et comme exclue de ce bonheur possible.
Certes le premier message du film est sans doute d'essayer de prouver aux
américains que, quoi qu'en disent leurs responsables, un autre modèle
que le leur est possible. C'est certes un combat moral que Michael Moore place
en tête de la liste des urgences : comment peut-on dire non à
quelqu'un qui demande de l'aide ? Comment peut-on refuser de prendre en charge
une personne malade en sachant qu'elle va mourir ? Mais ce que Moore nous
suggère aussi de façon plus immédiate c'est que le modèle
où la solidarité unit les hommes peut facilement être
mis à mal par le cynisme des politiques.
Il est possible que parfois Moore franchisse la ligne jaune dans la sincérité de la transparence de son dispositif : le départ du gendre pour l'Irak le même jour que l'arrivée des parents devait certainement être connu de ceux-ci et l'appel sur le répondeur de l'homme à la fillette sourde est mis en scène comme s'il était reçu en directe.
Ce sont toutefois là peut-être les deux seuls écarts que Moore se permet vis à vis du cinéma de fabulation dont l'objectif est de tirer partie de la vérité induite par un dispositif et non d'établir un dossier complet sur une situation.
Moore agitateur
En complète opposition avec une parole appuyée sur la vérité d'un personnage est la parole officielle dont Moore nous montre qu'elle ne peut jamais être prise au sérieux. La parole politique à toujours un but. Celui qui ne le perçoit pas ne peut le juger.
Moore a acquis en ce domaine une virtuosité et une richesse d'inventions inégalée. Sa démonstration réussit à faire passer l'émotion de ces femmes qui ont été flouées par le système et n'ont obtenu réparation que grâce à leurs avocats tout en conférant à l'ensemble une tonalité constamment engagée pour le combat grâce à la forme exubérante et joyeuse. La parodie cinématographique est largement utilisée, parodie de l'ouverture de La guerre des étoiles pour lister toutes les maladies non remboursées, extrait de Chaplin, extrait de film noir pour l'homme chargé de trouver des failles dans les dossiers des assurés ou de film d'espionnage pour évoquer le discours de Reagan anti médecine socialiste que l'on écoute sur disque ; musique de film d'horreur quand est évoqué la mycose bénigne qui justifia le rejet du dossier pour rembourser un cancer.
La provocation par le graphisme, traits rouges ou surlignage jaune, atteint son sommet avec les étiquettes de prix accrochés aux parlementaires dont Hillary Clinton qui se sont fait acheter.
Manipulation des photos d'un Nixon décontracté et décomplexé pour illustrer la bande vidéo où celui-ci et son ministre de la santé ont une conversation cynique sur l'assurance privée que Nixon camouflera le lendemain sous un discours philanthropique.
Moore filme enfin le voyage à Cuba comme un film américain à grand spectacle avec trio de vedettes rapides au soleil couchant qui s'achèvera sur une sirène de Guantanamo pour toute réponse.
Jean-Luc Lacuve le 08/10/2007 (après les nombreuses idées du débat du 04/10 au Café des images).
P. S. : une publication récente et intéressante de la DREES sur le système d'assurance santé américain. Elle aborde notamment un aspect qui n'apparaît pas dans le film, et qui ne nous vient pas à l'esprit à nous autres jacobins, l'action des Etats (ex du Massachussetts) pour suppléer la quasi-absence de politique fédérale.
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