Barry Lyndon

1975

D'après le roman de Thackeray. Avec : Ryan O'Neal (Redmond Barry), Marisa Berenson (Lady Lyndon), Leon Vitali (Lord Bullingdon), Patrick Magee (Le Chevalier de Balibari), Hardy Krüger (Capitaine Potzdorf), Steven Berkoff (Lord Ludd), Gay Hamilton (Nora Brady), Marie Kean (la mère de Barry). Godfrey Quigley (Le capitaine Grogan), Leonard Rossiter (Le capitaine John Quin). 3h04.

L'Irlande au XVIIIe siècle. Redmond Barry est amoureux de sa cousine, l'aguicheuse Nora. Le capitaine John Quin, lui fait la court et, argent aidant, n'a aucune peine à décider Nora à l'épouser, ce qui effacera par là même les dettes de la famille. Inconsciemment, naïvement et courageusement, Redmond provoque John Quin en duel et le tue lors de l'échange des coups de feu. Il se voit alors contraint de fuir la justice de son pays et, grâce au capitaine Grogan, s'enrôle dans l'armée britannique. Il déserte à la première bataille. Les Prussiens le font prisonnier et le contraignent à servir sous leur drapeau.

Apprenant les usages du monde, Barry s'introduit dans la brillante société européenne. Il devient espion, tricheur, connaît des succès auprès des femmes et chasse de son cœur tout romantisme.

Il assure son avenir en épousant une jeune femme d'une grande beauté, veuve et fort riche : la comtesse de Lyndon.

Ce mariage, qui lui apporte un fils et une fortune considérable, le conduit cependant à sa perte. Il trompe sa femme et s'attire l'inimitié de son beau-fils, Lord Bullingdon. Après la mort de son propre fils, il s'éloigne de plus en plus de son épouse qui tente de se suicider. Blessé par Bullingdon au cours d'un duel, Barry doit quitter l'Angleterre.

Souvent loué pour sa magnifique photographie et la précision des décors et des costumes, ce long film un peu nonchalant de Kubrick, est peut-être moins directement enthousiasmant que d'autres œuvres de son auteur. Il oscille entre compassion et détachement avec d'une part L'andante du trio opus 100 et d'autre part la voix off annonçant tranquillement les malheurs à venir d'un être sentimental et impulsif.

Un écrin magnifique pour un sentiment de désolation

Depuis Docteur Folamour, Kubrick n'a de cesse d'alerter son spectateur face à la folie du cerveau humain : l'exploration du conflit qui oppose l'intelligence à ce qu'elle produit. Le cerveau et son ouvrage ne se manifestent que par la guerre permanente qu'ils se livrent. La stratégie carriériste de Redmond le conduira ainsi à sa perte.

Ce duel au cœur du récit se scinde lui-même en deux mouvements opposés, multiplient les rivalités, les dialectiques - bloc contre bloc, ascension et chute, bêtise contre intelligence, lenteur contre rapidité, arrêt contre mouvement, obscurité contre lumière, et provoquent toutes sortes de folies paranoïaques sans issue. Il est ici explicite avec les deux parties de ce film, le plus long de son auteur.

Ces affrontements font remonter à la surface toutes les sortes d'angoisses et leurs résonances psychiques et sexuelles. Effrayé par un conflit systématique dont il est le cœur, le personnage trouve alors son refuge dans une mégalomanie et une haine de l'autre sans limite. La déraison colonise son cerveau et s'exprime par un abandon total à l'ivresse dionysiaque du néant et du chaos. Ainsi des séquences d'orgie ou de châtiments de Lord Bullingdon.

Une caméra maitresse de l'espace visuel et sonore

La caméra fait des prouesses et brave la volonté paranoïaque et mégalomaniaque des personnages et nie leur propre mise en scène. Elle reste le seul maître des espaces qu'elle pénètre. Ainsi du travelling optique arrière de 45 secondes au moment du duel.

Un travelling optique arrière pour un plan de 45 secondes

La voix off, signe habituel d'empathie, joue là également contre son personnage principal. Alors que celui-ci, du fait de ses premières fréquentations, a annihilé tout romantisme et n'est plus victime que de bouffées de sentimentalisme ou de violence impulsive, la voix-off vient annoncer très à l'avance les événements importants de l'intrigue, lui déniant une possible réussite. Dès l'amorce de ses amours avec sa cousine , la voix off annonce que tout cela finira mal. De même, on apprend que le fils de Barry va mourir alors qu'il joue avec lui et, toujours aussi distanciée, la voix off semble arrêter l'image de Barry, amputé, montant dans la diligence pour dire qu'il ne connaitra plus le succès en Europe.

Une mise en scène maîtrisée jusqu'au moindre détail.

L'exigence de Kubrick pour trouver une lumière adéquate et refaire incessamment les scènes éclairées à la seule lumière des bougies contraignant ses acteurs à un immobilisme hiératique est devenue mythique. II utilise les moyens du cinéma au maximum, lumière et musique mêlées, comme lors de la scène de la partie de cartes et de la cour sur le perron.

Joseph charpentier ,Georges de La Tour, 1640
Barry Lyndon

Même exigence pour retrouver le réalisme des cours européennes du XVIIIe avec une recherche approfondie des costumes en prenant modèle sur les peintures de ce siècle.

Mr and Mrs Andrews ,Thomas Gainsborough, 1749
Redmond Barry et sa cousine

La musique est également recherchée pour ses correspondances ainsi de la Sarabande de Georg Friedrich Haendel, extraite de la Suite pour clavecin No. 4 en ré mineur ou du 3e mouvement du concerto pour violoncelle en mi mineur d'Antonio Vivaldi. Kubrick se permet toutefois de tricher un peu avec le lyrisme romantique de L'andante du trio opus 100 de Schubert (1814) qui va connaitre grâce à lui une extraordinaire popularité.

On peut reprocher à Kubrick la création d'un système autarcique fermé sur le monde qui empêche son cinéma d'être pleinement populaire comme peuvent l'être ceux de Steven Spielberg ou James Cameron. Alors que ceux-ci jouent la carte de l'identification au personnage, le regard intellectuel et distancié de Kubrick, même s'il est plein de compassion pour ses personnages, n'en demeure pas moins celui d'un pessimiste profond sur la nature humaine... pas très populaire décidemment.

Jean-Luc Lacuve, le 13 avril 2020.

Extrait de l'entretien de Stanley Kubrick avec Michel Ciment (Stanley Kubrick, entretien avec Michel Ciment, Calman Levy, 1980) :

"Il est très important d'annoncer très à l'avance les événements importants de l'intrigue. Les anecdotes et les renversements de situation sont rendus plus inévitables et réduisent le rôle du "Deus ex machina". On apprend ainsi que le fils de Barry va mourir alors qu'il joue avec lui : cette scène de jeu y gagne une qualité tragique et l'accident ne nous prend pas au dépourvu. Sinon, on se demanderait bien pourquoi, à ce moment de l'histoire, on voit l'homme et l'enfant jouer au croquet. Si l'on présente un film sur le naufrage du Titanic sans vous apprendre qu'il va couler, vous n'éprouverez aucun intérêt pour 90 % des événements avant la rencontre avec l'iceberg !

Barry est de plus en plus seul. Les circonstances font qu'au début il a des gens à qui parler. Mais après son mariage d'argent, il s'isole presque totalement de toute personne avec qui il pourrait avoir une relation de sympathie, à l'exception de son fils (…) C'est une tragédie. Le mélodrame, lui, utilise tous les problèmes et les catastrophes qui frappent les personnages principaux pour montrer que finalement, le monde est un lieu de justice. Mais la tragédie qui essaie de présenter la vie de façon plus honnête et plus proche de la réalité que ne le fait le mélodrame, vous laisse un sentiment de désolation.

Lady Lyndon éprouve pour lui une attirance purement physique. C'est ce qui se passe dans la plupart des cas où une personne est désespérément amoureuse. Les relations masochistes et tragiques que j'ai pu observer reposent essentiellement sur une attirance physique. Il m'a semblé que cela était exprimé de façon élégante et réaliste avec l'aide de Schubert. J'avais d'abord voulu m'en tenir exclusivement à la musique du XVIIIème siècle quoiqu'il n'y ait aucune règle en ce domaine. Je crois bien que j'ai chez moi toute la musique du XVIIIème enregistrée sur microsillons. J'ai tout écouté avec beaucoup d'attention. Malheureusement on n'y trouve nulle passion, rien qui, même lointainement, puisse évoquer un thème d'amour ; il n'y a rien dans la musique du XVIIIème qui ait le sentiment tragique du Trio de Schubert. J'ai donc fini par tricher de quelques années en choisissant un morceau écrit vers 1814."