1824. Nathan s'interroge en voix off : "Comment comprendre qu'un jeune homme aussi doué ait pu si mal finir à Paris".
1822. Tout commence dans la campagne d’Angoulême sous le règne de Louis XVIII. Lucien de Rubempré, allongé dans l’herbe verte un livre à la main, s'adonne à la poésie. Il travaille à l'imprimerie de son beau-frère, David Séchard, qui a épousé Eve, sa sœur. Il est soutenu dans l’exercice de son art par la baronne Louise de Bargeton. Invité en la demeure de cette dernière, laquelle essaie d’animer un cercle des amis des arts et des lettres en sa province, Lucien lit devant quelques notables réunis un de ses poèmes, ode à peine voilée à sa protectrice adorée. Malgré un accueil poli, son hôte émet des propos élogieux et consolateurs à l’égard du jeune élu de son cœur, son idylle cachée avec qui elle partage des étreintes clandestines dans la nature ensoleillée. Le vieux Baron de Bargeton vient faire un scandale dans l'imprimerie et, sur les conseils du Baron du Châtelet, Louise de Bargeton part pour Paris et embarque imprudemment Lucien dans sa calèche. Le baron du Châtelet interdit au jeune poète en quête de réussite et de reconnaissance d'habiter avec Louise et lui donne quelques subsides pour louer une chambre quelques rues plus loin. Lucien, immergé dans le bruit et la fureur de la capitale, la grisaille des ruelles et la tristesse de la petite pension où il loge, veut néanmoins séduire Louise pour la soirée à l'opéra. Il dépense la majeure partie de l'argent donné par Eve pour s'acheter un costume trop voyant et une ridicule coupe de cheveux.
Lucien de Rubempré, lors de cette première sortie à l’Opéra, se fait ainsi maladroitement remarquer : il parle fort, montre du doigt. C’est une catastrophe dont le naïf ne mesure pas encore les conséquences. La marquise d’Espard, très influente, ignore royalement le protégé de sa cousine Louise qui comprend qu'elle doit abandonner son jeune poète auquel l'aristocratie refuse le nom et la particule de Rubempré, empruntés à sa mère et pour lesquels il n'a aucun droit. Il est renvoyé à son statut de roturier et au nom de son père : Chardon.
Volé de son dernier argent, Lucien s'obstine à faire éditer sa poésie tout en s'employant comme serveur dans une auberge. Il y rencontre Etienne Lousteau, petit bourgeois de Dijon monté à Paris qui a renoncé à la littérature (‘Et pourtant, j’étais bon…’.) et rédacteur dans un journal, Le Corsaire, qui connaît sous le gouvernement libéral de Louis XVIII une expansion fulgurante. La publicité est sa principale ressource, elle-même liée aux tirages les plus nombreux auprès de lecteurs largement manipulés par une critique racoleuse et brillante, avide de vendre : billets d’humeur achetés pour louer ou anéantir un livre, un spectacle, un personnage public. Il ne s’agit pas de rechercher la vérité mais de créer des polémiques, d’inventer des piques qui entretiennent des réactions en chaîne. Voire créent de toutes pièces un personnage ou un événement dont on parle. Ainsi pour pouvoir gagner sa vie, Lucien accepte d’écrire un billet contre le roman de Nathan, alors qu’il le trouve réussi, et la promesse de la publication de son recueil, Les marguerites.
Sur le boulevard du crime, Lucien fait la connaissance de Singali, chef de claques et de l’éditeur illettré Dauriat où se manifeste le poids décisif de l’argent dans les forces hostiles que la société dominante oppose à la publication de la poésie et à tous les artistes qui n’ont pas la force d’âme de résister.
Lucien de Rubempré s'obstine à obtenir des autorités, par intervention politique en haut lieu, lui fait-on espérer, le droit de porter le nom de sa mère. Vaine tentative encore pour appartenir à un monde dont il n’est pas. Il accepte d’écrire pour un journal monarchiste. Sa veulerie et sa traîtrise déchaînent la colère de ses anciens amis qui organisent sa mise à mort. Lucien tombe dans le piège tendu par Finot qui lui fait croire à son nécessaire appui pour se faire bien voir de la marquise d'Espard. En contrepartie, il lui demande la rédaction anonyme de billets caricaturaux de royaliste dans son journal comme il l'avait promis et pour lesquels il avait été payé avant son ralliement aux monarchistes.
Son amour partagé avec Coralie, jeune courtisane et comédienne, tentée par le pari risqué du théâtre classique, est miné par l’absence de ressources et la jalousie de tous auxquels ils ont exposé leur bonheur. Coralie a renoncé à son riche protecteur, Camusot. La claque achetée mais revendue au plus offrant lors de la représentation avec Coralie en Bérénice, précipite le dénuement, la ruine, la maladie et la mort de l’aimée.
Louise de Bargeton et Lucien, désespérés, connaissent une ultime étreinte (‘Qu’ont-ils fait de nous ?’) et Lucien repart à Angoulême. Dans la clairière de son enfance, au bord de la Charente, Lucien nu et prêt au sucicide, se tient immobile. Nathan conclut son récit, désormais son roman en disant qu’il ne savait s’il allait s’y plonger pour se purifier ou disparaître. Il précise toutefois : « Il allait cesser d’espérer. Il allait pouvoir commencer à vivre ».
Balzac crée dans Illusions perdues un monde aux multiples personnages et points de vue où Lucien de Rubempré perd ses illusions pour n'avoir ni le caractère ni la volonté assez trempés pour garder un seul cap que ses capacités lui auraient permis d'atteindre. Dans Splendeurs et misères des courtisanes, Lucien, sous la direction de Vautrin, parviendra à se frayer un temps son chemin dans le monde. Giannoli adapte la seule seconde partie d'Illusions perdues qui est toutefois la plus longue. Il la condense, rapièce et raccommode d'un fil contemporain, lui insuffle de la musique baroque, des travellings incessants, des comédiens qui excellent en cabotinage et de riches décors. Le monde boursouflé décrit est réduit à la critique du seul journalisme à sensation. Loin d'une vision large et balzacienne de notre époque, il la réduit ainsi au monde déjà bien parcouru des fakes news. Tout cet argent pour ça ?
La Comédie humaine de 2021 ?
L’envie de Marc Dugain d'adapter Eugénie Grandet en accentuant sa portée féministe paraissait un peu opportuniste. Giannoli choisit de dénoncer la a permanence des enjeux de pouvoir et d'argent à l'œuvre dans le journalisme et plus particulièrement au sein de la critique culturelle. Les deux réalisateurs adoptent une attitude parfaitement dans l'air du temps mais un peu désolante pour Giannoli à l'heure où le journalisme œuvre pour être ce quatrième pouvoir, formule due à Balzac. Certes le film prétend dénoncer les rouages qui fabriquent les canards et autres rossignols mais n'allume que de maigres pare-feu à la jouissance de l'immédiateté et du faux, vis à vis de la recherche lente de la vérité.
Le roman dont le film constitue l’adaptation valut plus de déboires à son auteur. Publié par Honoré de Balzac entre 1837 et 1843 dans Le Journal puis sous forme de roman, l’épisode central du roman, Un grand homme de province à Paris, est une déposition accablante sur les petits journaux des années 1822 à 1824. On accusa Balzac d’avoir cherché à faire reconnaître le plus remarquable d’entre eux, Le Figaro, qui ne parut que quelques années plus tard, mais dont les rédacteurs manifestèrent une grande indignation. Cet incident de l’actualité littéraire serait négligeable s’il n’avait pas eu des conséquences graves pour la carrière de Balzac. Les collaborateurs du Figaro de 1828 étaient devenus de puissants personnages en 1837. Ils occupaient des positions dans la critique et dans les journaux et il y eut un état de guerre déclaré entre Balzac et les journalistes qui dura plusieurs années pendant lesquelles ceux-ci dirigèrent systématiquement ses romans et affectèrent de le présenter comme un écrivain sans importance.
La dénonciation de la critique, littéraire ou cinématographique, risque peu de se retourner contre Giannoli tant l'expertise est dévalorisée au profit de l'immédiateté et de la suspicion généralisée. Or Giannoli, loin de reprendre les formules de Balzac, leur donne un ton contemporain. C'est le cas pour les mots d'esprit : "On dit qu'un auteur a des choses à dire, moi je pense qu'il a des choses à taire" ; "Curieux de nullité" ; "C'est une drôle de vertu la modestie : dès qu'on pense en avoir, on n'en a déjà plus" ; "La première impression est toujours la bonne, surtout quand elle est mauvaise (Henri Jeanson)" ; "Cesser d'espérer, c'est commencer de vivre (Pierre Corneille)" ;" Moi, je publie des gens déjà célèbres. Sinon, il y a trop de risques". "Notre ligne éditoriale sera simple : on tiendra pour vrai tout ce qui est probable"
Les clins d'œil à la politique sont tout aussi nombreux. Ainsi la devise du Réveil, "Seuls nos lecteurs peuvent nous acheter" empruntée à Mediapart ; "Un jour ou l’autre, allez savoir, des banquiers entreraient au gouvernement" ; "Comme disent mes amis anglais : le libéralisme économique, ce sera la liberté du renard libre dans un poulailler libre". L'idée est aussi de percevoir l'emballement capitaliste "Des ingénieurs anglais venaient de mettre au point la première rotative à papier continu (…) : la machine à opinion allait s’emballer, échappant à tout contrôle" ou financier : "Je voudrais regrouper un journal, un bureau de publicité et une agence d’information. Former une sorte de groupe". "J’ai assisté à une démonstration du télégraphe la semaine dernière en Angleterre … L’information quasiment en temps réel". Giannoli tord un peu les dates. La fusion entre Le Corsaire et Le Satan n'interviendra qu'après la publication du roman, en 1844. Mais Balzac lui-même ne situe pas précisément son action. Coralie meurt en 1829 à 19 ans. Singali est un personnage inventé qui reprend plus ou moins les traits de Braulard, personnage très secondaire dans l’œuvre de Balzac.
Même le milieu du spectacle, et particulièrement du cinéma, semble critiqué par Balzac : "Le masque et la plume"; "Les patrons de théâtre avaient compris qu’il y avait beaucoup d’argent à se faire en vendant des confiseries aux spectateurs".
La critique est sans foi ni loi, à mille lieu de la volonté de Coralie de faire de"belles choses" impliquant l'art, la poésie et la pureté ou, quand même, le roman : Nathan finira par en tirer un de tout cela. L'enchaînement des bons mots l'emporte sur une description finalement un peu sage du Boulevard du temple, rebaptisé Boulevard du crime en raison de ses nombreux théâtres, ou de la supposée frénésie d'une salle de rédaction. On trouve là le même statisme que lorsque Dauriat réunit auprès de lui ses auteurs et les journalistes prêts à se vendre. En plus des bons mots qui virevoltent dans les séquences statiques sont les mouvements de caméra sur la musique baroque qui se remarquent jusqu'à la métaphore cinématographique de Lucien lévitant au-dessus d’un banquet alors que la voix off énonce "La chute est proche de la gloire".
Jean-Luc lacuve, le 24 octobre 2021