Montbéliard : "Montbéliard ville espagnole, ville arménienne, ville polonaise, ville géorgienne, ville portugaise, ville maghrébine, ville yougoslave, ville italienne, ville turque. Dix culture et un seul cerveau, chaque jour multiplié sur les tables de production, véhiculé par les voiture, le lion, sa cage et ses ailes a travers ce pays étrange d'aucune langue, d'aucune frontière, l'émigration" Cette présentation de la ville est avant tout celle de toutes les communautés qui la composent et qui travaillent chez Peugeot. Quatre hommes vont plus précisément représenter cette diversité : Abdallah, Marocain, délégué CFDT ; Gian Luca, Italien, ouvrier aux presses ; Vicente, Espagnol et ancien toréro, délégué CGT ; Radovan, Yougoslave, OS.
C'est Jacky, ajusteur, du groupe des Polonais, qui donne sa signification au titre en montrant les sculptures qu'il a réalisées à partir de pots d'échappement, pompes à vélos et soudures : un lion qui représente l'usine Peugeot. Le chateau de Montbeliard, batiment typique de la ville, figure la cage du lion et les ailes du lion symbolisent toutes les communautés étrangères.
Un commentaire off fait le lien tout au long du film : l'agglomération, "une nébuleuse" de bourgs et lieux-dits ; les différents groupes de population (réunions familiales, fêtes, musique, marchés) ; le rythme du travail à la chaîne qui, pour certains, commence à 3h du matin ; les transports, en bus ou en cyclomoteur. Gian Luca : "Quand on arrive, on s'imagine qu'on va trouver la culture française, celle de Victor Hugo, celle du théâtre de Molière, dans toutes ces maisons d'art, mais pour les immigrés la culture française signifie surtout le long couloir de la Préfecture et tous les papiers pour avoir une carte de séjour."
Le premier mai. "Un 1er mai avec sa manif dans une ville ouvrière, c'est ça que vous êtes venus chercher ?" demande Gérard en s'adressant à l'équipe de tournage. "Vous voyez quelque chose ?" dit-il encore en montrant les rues désertes de Montbéliard en ce jour férié. "La vraie manif, c'est nous !" affirme chacun à leur tour les membres de la communauté polonaise, en revêtant les habits traditionnels de leur folklore, qui annoncent fête, chant, musique et danse.
Tadeusz l'ajusteur, qui en un an, fait l'équivalent d'un Paris-Varsovie pour aller à l'usine en cyclomoteur, Vladislav "la truelle", Martine "la montre", Gérard "la fiche d'approvisionnement", Socrate "le volant de poids lourds", Jacky "le voltmètre" ou encore Valérie "la machine à écrire", tous ces ouvriers sont des objets huit heures par jour et leurs journées sont "des morceaux de la fiche de paie". Mais leur scénario ne sera pas ce film : le spectateur est prié d'imaginer tout "ce qui va suivre en couleurs, la couleur au sens polonais étant une vue de l'esprit". Sourires, danses, musique, la tradition polonaise est une grande fête dans laquelle "la rencontre d'une montre et d'un voltmètre va faire tourbillonner la couleur". "À partir du moment où nous nous habillons de couleurs, nous manifestons contre le mercantilisme, la non-participation, l'uniformisation ; nous cessons d'être une machine pour devenir un pays, le nôtre."
Arakha. Dans le Montbéliard de l'immigration, les mois de l'année n'existent pas : les deuils et les fêtes marquent le temps. En témoigne la mort de Mustapha, délégué CFDT, décédé accidentellement sur un chantier, que chante Pacha avec sa guitare. "Turcs, Marocains, Algériens, Tunisiens... C'est du droit à revendiquer d'être musulman qu'est né le scénario de ce film qui devait s'intituler "Ramadan", devenu "Arakha" ("En avant") en cours de tournage."
Du collectif d'ouvriers qui s'est attelé au scénario du film pour raconter "la vie, la jeunesse, la mort, les congés, la maladie ; qu'est-ce que nous sommes ? un cageot d'oranges, c'est-à-dire une marchandise, rien de plus", 32 scénarii ont vu le jour ; seul le premier proposé a été tourné. Ajmi, Idrissi, Shériff et leurs camarades mettent en scène la vie quotidienne à Fort-Lachaux, les baraquements qui font office de logements pour les ouvriers marocains travaillant chez Peugeot. Dortoirs, levers difficiles pour aller travailler, prière, ménage, repas pris en commun, jeux de cartes rythment la journée de cette communauté strictement masculine, sans compter les fréquents contrôles de police qui interviennent à Fort-Lachaux même. Mais, donné par Radio Maroc écoutée sur un petit poste de radio, le signal de l'entrée dans le ramadan va occuper les hommes pendant un mois. Chants et musique célèbrent la fête religieuse.
L'oncle Salvador. La communauté espagnole sera représentée
par une famille de dix personnes : Vicente le père, un des plus grands
toréros de l'après-guerre aujourd'hui OS chez Peugeot et militant
CGT, Maruca son épouse, femme de ménage, les enfants Vicentino,
CAP d'ajusteur, Marie-Thérèse, CAP de dessinatrice industrielle,
et Ana-Rosa, lycéenne ; l'aïeule Magdalena, 40 ans d'exil... et
l'oncle Salvador, ancien milicien dans les Brigades de Fer, aujourd'hui forain.
"Dans notre ciel d'immigrés, il n'y a qu'une seule étoile, un poste TV qui fonctionne sans arrêt. C'est pour le faire taire que nous avons commencé ce film". "C'est une lutte où la 2e génération n'a d'autre hispanisme à revendiquer que celui paraphé par la corne d'une vachette camarguaise" commente Hélène Châtelain en off. Un ton nostalgique et désabusé repris par Salvador et Vicente, quand ils se lancent en fin de repas sur la corruption des syndicats ou à refaire la guerre civile d'Espagne, là où la révolution a échoué. Vicentino compte les points en ponctuant les diatribes d'"allegro", "mezza-voce" et autre "vivace". C'est à Buriana, en fin de film, que l'on retrouve Salvador, plantant des arbres dans son jardin. Les vestiges de la bataille de Teruel sont encore présents. "Les arbres meurent debout" écrit Vicente. Chacun des arbres de Salvador est comme le souvenir d'un combattant de la Colonne de Fer pendant la guerre civile, assassiné par les fascistes franquistes.
La difficulté d'être géorgien : "Dans la nébuleuse
montbéliardaise, la fraction géorgienne est à part."
Entre Severian, Michel ou Charles, exilés géorgiens qui tutoient
le centenaire, et les jeunes migrants temporaires qui viennent travailler
à Sochaux pendant quelques mois, la 2e génération, née
à Montbéliard, s'interroge : peut-on être progressiste
quand le nom qu'on porte vient de la terre où la révolution
de Lénine signifie "colonisation" ?
Severian, qui a été vice-président du parti démocrate géorgien, puis OS pendant 40 ans, vit dans ses livres. Charles, 37 ans OS chez Peugeot, non comprises les années de captivité en Allemagne en tant que volontaire dans l'armée française, a sculpté une poutre retraçant, entre mythes et légendes, l'histoire de la Géorgie depuis le XIIe siècle. Il nous la raconte pendant 20 minutes de film. La sculpture pourrait entrer au musée, ce qui serait tout un symbole pour la culture des immigrés à Montbéliard. "Le Géorgien ne vit que dans l'Histoire, celle des 50 dernières années qu'il a engloutie dans ses cauchemars, celle des siècles à venir où le retour à l'Indépendance est inscrit" commente Armand Gatti. Charles et ses compatriotes semblent en effet écrasés par le passé. La 2e génération porte un regard critique : peut-on être d'accord avec les souhaits, et parfois plus, de victoires hitlériennes pendant la 2nde Guerre mondiale, de la part des Géorgiens de l'intérieur comme de l'extérieur ?
La bataille des 3 P.. Bien que la Yougoslavie soit "2 alphabets, 3 religions, 4 langues, 5 nationalités, 6 Républiques, 10 minorités nationales", ce film sera celui d'un seul, Radovan, mis à la porte de chez Peugeot pour avoir attaqué au karaté une chaîne de montage de voitures. Le commentaire décrit les quatre "mini-journées" qui composent celle de Radovan, entre les cours pour passer le bac, son boulot de gardien de nuit au foyer où il habite et les arts martiaux.
"Les chants yougoslaves s'écrasent sur la terre montbéliardaise par manque d'amour." Au royaume du racisme anti-immigrés, le Yougoslave a détrôné le Maghrébin. Le Yougoslave est considéré comme très bruyant, même si faire du bruit c'est montrer qu'on existe, même si "les décibels de l'ennui sont les plus forts". Le Yougoslave ne reçoit jamais ses invités sans la télévision allumée, le son poussé très fort. À ces stéréotypes qui réduisent l'ensemble d'une identité nationale, Radovan réplique par "la bataille des P" - "Production contre Paysan", "Poète contre Peugeot", "Partisan contre Pouvoir" -, qui est le prétexte pour lui à passer en revue les histoires familiales, la dynastie Peugeot, la difficulté du travail à l'usine, le traitement réservé aux travailleurs immigrés. Mais une fois que le film s'achève, Radovan regrette de ne pas en avoir dit plus, sur "la haine, le désespoir et la violence, tels qu'ils ont été vécus".
Montbéliard est un verre. Il y a les immigrés italiens
du Nord et ceux du Sud ; il y a les anciens de l'immigration italienne, aujourd'hui
Français, qui occupent aujourd'hui des postes de contremaîtres,
et les jeunes migrants qui veulent rappeler à leurs aînés
leurs origines. Gian Luca, Vicenzo, Orazio, Pasquale, Gianni ont la vingtaine,
ils sont arrivés avec Gramsci (le fondateur du parti communiste italien)
dans leurs bagages ; leur film sera marxiste.
Qu'elle soit du Nord ou du Sud, l'italianité, dans cette communauté masculine, passe avant tout par la quête de la femme. Orazio met en garde : "S'il faut la chercher, il ne faut surtout pas la trouver" ; tandis que Pasquale cherche désespérément la femme fellinienne. C'est Gian Luca qui a trouvé le titre au film : un verre pour rompre les pourparlers avec la solitude ; un verre comme un travailleur immigré : interchangeable ; un verre contre l'Italie qui leur a donné l'envie d'aller en France ; un verre contre la France qui leur donne envie de retourner en Italie ; un verre brisé contre le mur en pensant au contremaître ; un verre cassé contre le racisme ou la défaite de l'équipe italienne de foot. Dans le local où le film se concentre, ils manipulent de grandes photos les représentant. Les discussions (en italien non traduit) vont bon train, sur le scénario à suivre pour décrire leurs conditions de travail chez Peugeot ou sur la figure récurrente de Gramsci.
La dernière émigration. En guise de conclusion, Hélène Châtelain s'adresse en off aux participants des six films communautaires : "Vous allez vivre sur la pellicule une vie sans vous. Elle aura votre visage, vos voix, vos paroles, mais ce sera sans vous. Vous allez être recombinés à travers d'autres intelligences que les vôtres, comme ce fut le cas à Montbéliard. Vous voilà pas tout à fait enfermés. Et pour peu que le vent souffle, vous parlerez à la terre entière."
Comme en hommage à toutes les individualités qui ont composé
les six documentaires - dont Mustapha et Severian décédés
en cours de tournage -, le film déroule des séquences déjà
vues avec, en leitmotiv, les usines Peugeot, chaînes de montage et fumée
blanche au-dessus des toits. Faire cuire le pain sur le gaz, frapper l'adversité
à coup de poings, s'en aller pour revenir, s'en aller pour ne plus
revenir, partir en restant sur place... Face au constat que l'immigration
signifie la perte d'identité et que la seule qui puisse y avoir en
échange est celle de l'ouvrier, il émerge une idée forte
: rester soi-même, c'est résister. Avant que Gian Luca, Ajmi
et Radovan concluent par un "l'internationalisme, c'est nous !",
l'Italien confie : "Je mets en avant ce que j'étais jusqu'à
il y a un an, Gian Luca, un homme tel que ma mère l'a mis au monde,
avec sa force et sa culture. Maintenant je ne suis plus qu'un ouvrier métallurgiste."
Huit films d'Armand Gatti conçus par des ouvriers immigrés et réalisés de 1975 à 1977 avec Hélène Châtelain et Stéphane Gatti. Fresque de la condition ouvrière immigrée, tournée à Montbéliard dans le bastion Peugeot qui invite également à découvrir les cultures et modes de vie de ces travailleurs venus d'Europe et au-delà : Pologne, Maroc, Espagne, Italie, Géorgie, Yougoslavie.
La perspective ne consiste pas à assigner des identités et confirmer des découpages sociaux, mais à affirmer des singularités : opinions, croyances, sentiments, présences à soi-même et aux autres. Imaginez un film qui reconfigure entièrement les réflexes identitaires usuels en matière de fabrique, d'organisation, de description de soi, de compte-rendu du travail et de la classe ouvrière. Ce film s'intitule Le Lion, sa cage et ses ailes, c'est une expérience lancée en 1975 par le poète, dramaturge et cinéaste Armand Gatti, conduite par Hélène Chatelain et Stéphane Gatti, et dont résulte une série d'autoportraits collectifs par les communautés des travailleurs émigrés de Montbéliard, bastion industriel de Peugeot.
"Ce sont eux, immigrés O. S. chez Peugeot ou manuvres dans le bâtiment, qui ont tiré, véhiculé, écrit, pensé, joué et même dansé le film ", précise la voix d'Hélène Chatelain au début de Montbéliard. Pour rendre compte de la diversité des conditions ouvrières, toutes soumises aux même cadences, à la même administration et à la même exploitation, pourtant toutes irréductibles, il fallait cette série organique de films qui, précisément, échappe à l'ordre capitaliste et n'obéit à rien : ni format, ni bonnes murs audiovisuelles, ni facilités politiques. Privilège est ici donné aux réflexions, aux inventions, aux désirs, aux nostalgies, aux révoltes de ces consciences qui refusent leur réduction à l'état de force de travail aliénée. En termes indissolublement de fabrication et de style, Le Lion, sa cage et ses ailes constitue une initiative majeure quant aux rapports du singulier et du collectif, de la poésie et de la politique, d'une situation historique et des fonctions de l'image.
Editeur : Montparnasse, mai 2011.
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Coffret 2DVD |
Montbéliard. Avec : Abdallah, Gian Luca Vicente, Radovan, 0h43.
Le premier mai. Avec : Tadeusz, et le groupe polonais, 0h27.
Arakha. Avec : Pacha et le groupe marocain, 0h59.
L'oncle Salvador Avec : Vicente, Maruca, Vicentino, Marie-Thérèse,
Ana-Rosa, Salvador et le groupe espagnol, 0h50.
La difficulté d'être géorgien. Avec : Severian,
Michel, Charles, 0h57.
La bataille des 3 P.; Avec : Radovan, 0h43.
Montbéliard est un verre. 0h40
La dernière émigration. Avec : Hélène Châtelain.
0h50.